Ainsi sombre la chair – Le premier homme

Le premier homme

Je ne me souviens pas du film que j’ai vu, ce jour-là. Je ne me souviens de presque rien, en fait. C’est comme si mon esprit avait fait le tri, effaçant tout ce qui lui était trop douloureux pour ne garder que les éléments les plus factuels : ceux qui, petit à petit, ont marqué le changement. Je ne sais même plus pourquoi j’étais partie de l’appartement, du moins pas précisément, l’évènement exact qui m’avait fait fuir ainsi. Je sais juste que ce n’était qu’un autre parmi une série qui me tuait peu à peu, à l’époque.

Par contre, je me souviens parfaitement de l’homme qui vint me parler à la sortie de la séance.

J’étais seule, sur le trottoir, face aux voitures de la rue, et je devais afficher une attitude singulière. Je ne savais pas où aller mais il n’y avait pas que ça. Je me sentais comme happée hors du monde… tirée de mon quotidien à la manière d’un traveling arrière comme on peut l’éprouver, parfois, pour se retrouver en observateur externe, analyste distant de son existence et, bien souvent, de sa vacuité. C’est un sentiment rare et troublant.

Je devais donc me présenter ainsi, avec cette façon d’être qui, inhabituellement attentive à ce qui m’entourait, me rendait accessible, ou du moins en donnait le sentiment. Je l’avais déjà vécu : ce dépouillement qui fait dire aux hommes que l’on est devenu abordable, que quelque chose peut être tenté. J’en connaissais le mécanisme même si je n’en maîtrisais pas les effets.

Il était bien plus âgé que moi : dans les 40 ans alors que je n’en avais que 28 et, au fond de moi, je me demandais s’il était le seul type d’homme que je pouvais encore attirer, ce qui peut paraître idiot quand on a moins de 30 ans. Je savais déjà ne plus avoir de quoi susciter l’attention des personnes de cette jeunesse insouciante à laquelle j’avais moi-aussi appartenu, mais dont je me sentais m’éloigner, ces derniers temps. Alors peut-être ne pouvais-je plus intéresser que ces hommes d’au moins dix ans mes aînés. Peut-être étais-je leur « jeunesse » à eux, leur fraicheur désirée. Ce fut ce que je pensai, en tout cas.

Je ne me souviens pas de ce qu’il me dit, sinon que j’entendis tous les langages muets, latents. Il parla de banalités, peut-être de la météo, du film, du fait que j’étais seule dans cette rue ; j’entendis qu’il voulait me baiser. Je n’entendis que ça. C’était comme un hurlement dans le vide de notre conversation.

Et, pour la première fois de ma vie, alors que jusque-là, j’aurais décliné sans ambages une telle proposition, habituée même à me montrer froide pour tuer d’emblée l’idée de me faire ce genre de suggestion, j’acceptai celle d’aller boire un verre.

La terrasse ne m’était pas inconnue, même si je ne m’y étais jamais assise. Ça se passait à Lyon, dans l’un de ses quartiers les plus touristiques. J’étais passée des centaines de fois devant ce café. Je m’étais assise au bar d’en face, et à la Brioche dorée un peu plus loin. J’avais tant été abordée sur les pavés de la rue piétonne attenante pour signer des pétitions, ce que j’avais accepté gentiment les premières années, puis décliné par lassitude les suivantes. J’avais donné mon sandwich, encore non entamé, à un SDF qui m’avait regardée comme si je me moquais de lui – c’était de l’argent, qu’il voulait, pas du pain décongelé avec de la salade cuite par le froid et du jambon reconstitué. Avec le recul, je me rends compte à quel point c’était inadapté de ma part. Je m’étais même fait embarquer, une fois, à l’époque où je ne savais pas encore dire non aux personnes demandant cinq minutes pour me poser des questions, et retrouvée à l’étage d’un immeuble dans un institut de sondages, devant un papier me demandant si je préférais le nouveau parfum iris et ylang ylang ou fleurs de sureau et miel des montagnes pour le gel douche Petit Marseillais – j’avais eu suffisamment la sensation de m’être fait avoir pour mettre des notes catastrophiques à chacune de ces questions et bâcler les réponses.

Là, pourtant, avec cet inconnu dont j’avais accepté l’offre d’un verre, j’aurais voulu qu’il agisse ainsi : qu’il m’embarque, qu’il m’emmène à son appartement juste au-dessus, et qu’il me baise sur son lit.

Mais il ne le comprit pas.

Ça ne marche jamais ainsi, hein ? Seulement dans les histoires, ou presque : je sais bien que la vie, parfois, surpasse les histoires les plus improbables, mais dans la vie normale, commune, ça ne marche pas comme ça.

Je ne pensais qu’à ça.

Il me demanda quel travail je faisais, je lui répondis à demi-mot, il m’en félicita, il me reparla de banalités, et de toutes ces autres niaiseries que l’on déblatère quand on ne connaît pas quelqu’un, et me dit même son nom que j’oubliai dans la foulée. Je n’avais pas envie qu’il me drague et j’étais trop perdue, de toute façon. Je ne m’étais pas attendue à ce qu’il m’aborde. Je n’étais surtout pas préparée à ce qu’il ouvre une porte qui, jusqu’ici, n’existait que dans mon imagination, et que je n’étais même pas sure de vouloir franchir un jour. Que j’observais encore comme l’« ennemie ». Qui m’attirait, pourtant, aussi…

La vérité, c’était que je me foutais de sa vie et que je me moquais qu’il sache la mienne. Je voyais juste en lui des mains anonymes qui, soudain, pourraient m’étreindre, un corps lourd qui me clouerait sous son poids, un sexe qui me pénètrerait, et moins il aurait parlé, avant, pendant, après, mieux ça aurait été. Plus ça m’aurait permis de rester dans mes rêves, moins ça m’aurait forcée à voir la réalité.

Il finit par me proposer de manger ensemble. Il était 15h et je n’avais rien dans le ventre, mais je doutais de pouvoir avaler quoi que ce soit, de toute façon. Et qu’importe : je n’avais pas envie d’aller au restaurant. Et puisqu’il voulait visiblement mettre en place tout un rituel de séduction à la con qui ne m’intéressait pas, je déclinai sa proposition.

– Non. Je vais rentrer.

Je souris poliment. C’est curieux, tous ces codes que l’on peut appliquer : ces figures que l’on fait pour être sociables, parce que les autres n’ont pas à se prendre dans la gueule nos déboires personnels, ces surfaces que l’on montre pour contrôler les réactions que l’on suscite. Sourire pour abréger une conversation. Être polie pour éviter une agressivité. Dire « Ah bon ? Tu crois ? » pour ne pas avoir à dire « mais qu’est-ce que tu racontes comme conneries ? ». Paraître, étaler des couches de vernis sur sa face. Je ne pouvais pas être en contradiction plus vive entre ce que j’éprouvais et ce que je manifestais.

Enfin, il me proposa de marcher avec lui. J’acceptai. On déambula dans la rue de la République. Ceux qui sont déjà allés à Lyon connaissent forcément. C’est la plus grande rue commerçante, au départ de la place Belcourt et montant jusqu’aux Terreaux, sur la presqu’île. Il me parla, mais je ne l’écoutai pas. J’imaginai. Je gérai mon trouble ou, du moins, j’essayai. A chaque recoin entraperçu dans le défilé de grands magasins et d’enseignes prestigieuses que nous croisions, j’imaginai qu’il puisse m’y emmener, ou comment je pourrais l’aborder, ce que je pourrais lui dire… Je le suçais en pensée entre deux bennes à ordure, je lui tendais mes fesses dans la cage d’escalier d’un immeuble de luxe, je me faisais prendre dos contre un mur, par terre dans un hall désert, dans la poussière et sur le froid du carrelage. Je ne pouvais pas me le représenter autrement que comme quelque chose de crade, puisque, pour moi, le simple fait de passer à l’acte le serait forcément. Par rapport à ma vie. Par rapport à la situation dans laquelle j’étais alors.

Le sexe gai, joyeux, partagé… Je n’étais pas là-dedans, à ce moment-là. Je l’avais été, à d’autres moments de ma vie, mais je refusais désormais pouvoir l’être avec quelqu’un d’autre qu’Ayme. Ou je le refusais tout court, ça revenait au même.

On atteignit les Cordeliers, on continua plus loin…

Il finit par me proposer les quais de Saône. Je lui demandai s’il habitait par là.

– Non, me dit-il.

J’entrebâillai un peu plus la porte qu’il m’avait ouverte. Je lui proposais, le cœur battant :

– Plus loin, alors ?

– Euh non…

Trop de subtilité tue la subtilité. « Plus loin », ça voulait dire « saute-moi ». Ça voulait dire « je suis une désespérée, pourquoi n’en profites-tu pas ? ». Aucun de ces mots ne contenait ce que j’aurais voulu lui dire, ou pas vraiment : ce que j’aurais voulu qu’il comprenne de lui-même.

– Vous êtes garé loin ? lui demandai-je enfin.

Il m’y emmena.

Je ne sais même plus quelle connerie hors de circonstances il me proposa encore pour m’y faire entrer. Pourtant, il devait bien se rendre compte, là, qu’on n’était plus dans un processus de drague conventionnel. Je le laissai faire. Après tout, je crois que les hommes ont été tellement accoutumés à cette idée stupide qu’ils doivent « séduire » pour avoir une femme, qu’ils en finissent incapables de faire sans ce schéma. Ça ne se voyait pas assez, peut-être, que je me moquais de toutes ces apparences ? Que j’attendais juste de me faire sauter ? Il me semblait que c’était flagrant mais peut-être n’envoyais-je pas des messages assez clairs. Peut-être étais-je trop perturbée, moi-même, trop perdue, trop renfermée, pour montrer autre chose que de l’ambiguïté.

Une fois assise, il se rapprocha timidement. Il me tint les mains, me les frotta comme si elles étaient froides – connerie –, ce qui me dérangea et me força à regarder en face ce que je faisais. A me demander si j’étais prête à franchir le seuil de cette porte qui m’attirait autant qu’elle me répugnait. Je n’eus aucune réponse mais je pus constater, déjà, que ses mains sur les miennes m’embarrassaient. Et m’embarrassaient avec force. Mon cœur battait si vite, dans ma poitrine… L’homme finit par comprendre que mon manque de réactions signifiait une attente d’autre chose, ou peut-être décida-t-il de passer outre… de poursuivre son schéma chronologique de séduction en allant à l’étape suivante, tant pis si j’étais peu réceptive aux premières. Je ne le sus pas. J’imaginai ce qu’il devait se dire : que c’était trop improbable, trop beau, qu’une petite « jeunette » – pour lui, je devais l’être – comme moi se donne avec tant de facilités. Je le méprisais, dans le fond, je m’en rendais compte, mais qu’importe. Il était ces mains anonymes que je voulais sur moi, et ce corps anonyme dont je voulais le contact et la force. Il était mon oubli et la lame qui scarifierait les cicatrices de mon âme, à défaut de les enlever.

Le baiser qu’il me donna était à l’antipode de ce que j’attendais : doux, précautionneux… Trop. J’en éprouvai du dégoût, et ce fut un choc que je dus affronter. C’était des lèvres inconnues sur les miennes et une façon d’embrasser inconnue, et une main inconnue sur ma nuque… puis une langue inconnue contre la mienne. Un truc intrusif, dégueulasse. Du moins, fut-ce ce que j’éprouvais. De façon inattendue, j’en fus véritablement écœurée. Je ne voulais vraiment pas qu’il m’embrasse. Je reculai le visage et détournai la tête.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Je devrais peut-être partir.

– Tu es sûre ?

Le vouvoiement s’était noyé dans un tutoiement de baise, mais je ne voulais plus ni de l’un ni de l’autre. Je ne voulais pas de cette putain de proximité qu’il cherchait à m’imposer. Je crois que je voulais juste sa queue, en fait, ou… Je ne sais pas. Pas l’homme qu’il était, en tout cas. Pas l’être. Juste l’objet.

Je mis quelques secondes à lui répondre, alors il insista :

– Tu veux aller au restaurant ?

Mauvais choix. S’il m’avait proposé l’hôtel, peut-être aurais-je accepté. Il m’aurait projetée sur le lit, aurait baissé mon jean, et m’aurait pénétrée dans la foulée, ç’aurait été suffisant.

Ç’aurait été parfait, même.

– Non.

J’ouvris la porte et je me cassai.

Je marchais dans la rue, vite, empressée.

Je ne voulais pas rentrer. Je voulais me laver, effacer les traces de ce que j’avais fait, inquiète d’avoir, comme on se l’imagine parfois, l’évidence de mes actes peinte sur le visage.

J’entrai dans un bar pour filer aux toilettes, mal à l’aise – sans consommer, on a toujours peur de se faire arrêter avec un sermon par un serveur du lieu, mais on était rue de la République, le bar était immense, les serveurs loin de pouvoir identifier tous les visages des clients, surtout avec une terrasse bondée à l’extérieur. Et je m’y enfermai. Je restai longtemps assise sur la cuvette, dans un temps de latence qui m’excluait du monde pour ne me laisser qu’avec moi-même, incapable même de penser encore. Puis je me lavai, les mains, le cou, la bouche… J’avais l’impression d’avoir encore la sensation de sa langue sur la mienne. Alors je me lavai la langue au savon.

Ceci est un élément marquant.

J’ai gardé de ce geste le souvenir de quelque chose de vraiment grave et d’un peu fou, aussi : qui montrait où j’en étais arrivée, alors. A quel point j’avais perdu prise avec ma vie.

Et j’essayais de démêler les fils de mon esprit, de calmer mon émoi. Essayais de prendre la mesure de ce que j’avais fait, de cette transgression dans ce qui était mon existence, jusque-là, et le franchissement de cette étape imaginée auparavant, déjà, mais jamais réalisée.

Enfin, je sortais.

Je ne voulais pas rentrer.

Je rentrais quand même. Où serais-je allée, sinon ?

Mon cœur battait tellement vite, tandis que je montais l’escalier de mon immeuble. C’était comme si j’allais m’évanouir. Je savais que je serais seule à l’appartement, mais je ne pouvais m’empêcher de craindre que ce ne soit pas le cas. Et ce fut un tel déchirement de constater à quel point je fus soulagée de voir que personne ne m’y attendait, et la peur que j’avais éprouvée, et le fait que je n’avais même pas mangé…

Je me roulais un joint, trop gros pour que je puisse le fumer en une seule fois – la peur de manquer, la peur de ne pas me mettre une claque assez forte, la peur de devoir encore penser –, je le consumais à moitié avant d’avoir trop ramassé pour pouvoir continuer. Puis je trainais devant la télé, grignotais du chocolat, du fromage, des tartines de confiture, et tout ce qui ne représentait pas un vrai repas, avant de finir mon joint et d’aller me coucher.

Enfin, je repensais à cet homme que j’avais laissé derrière moi, cet anonyme dont j’oubliais déjà les conversations pour ne garder que les points les plus significatifs de cette expérience. Le moment de la rencontre devant le cinéma, celui où il m’avait proposé de manger ensemble et où j’avais cru que ça s’arrêterait là, l’intérieur de la voiture avec sa langue dans ma bouche, le dégoût et cette fuite finale. Le savon… Le reste partirait au néant. J’oublierai jusqu’à son nom et il serait le visage inconnu de cette première fois.

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