Ainsi sombre la chair – Déni

Déni

J’ai toujours eu beaucoup de mal à supporter les campagnes contre la violence conjugale.

Ce que je ne supporte pas, c’est cette sempiternelle photo de coquard. J’ai été bénévole, à une époque, dans un centre d’accueil social et je les ai vues, les écorchures et les hématomes sur le bras, le dos ou la cuisse, ainsi que les regards fuyants quand elles expliquaient qu’elles étaient tombées. Ce fichu « escalier », qu’elles dégringolaient toutes. Quand elles sortaient leur mensonge. J’ai vu dans leurs yeux qu’elles savaient que c’était vain ; que je savais. Qu’on savait toutes les deux. J’ai écouté longuement l’histoire d’une jeune mariée d’origine sénégalaise qui n’osait pas porter plainte parce que son mariage était déjà soupçonné d’être un mariage blanc. Plus jeune, je ne comprenais pas pourquoi elles restaient. Ça me dépassait. Je me vantais que « moi, jamais » et autre « un homme me frappe une fois, je le quitte ». Conneries ! Conneries intersidérales… Ayme ne m’a jamais frappée, non. Jamais. Il ne m’a jamais fait mal volontairement, mais ces femmes blessées n’avaient pas toujours des traces de coups, pas dans le sens de ce coquard qui représente la caricature de la violence conjugale, en tout cas. Plutôt des mains serrées trop fort autour de leurs bras. Et des chutes, oui. Comment et où elles avaient été poussées déterminait plus l’ampleur des dégâts.

Ayme ne m’a jamais frappée, donc, mais il m’a poussée, et je l’ai poussé aussi, je l’ai frappé, moi, pas fort, des poings idiots sur son torse, je l’ai même surement poussé plus vivement que lui ne l’a fait, mais je suis faible vis-à-vis de lui alors l’effet ne pouvait pas être pareil. Et il y a eu des gestes choquants, des gestes qui continueraient de l’être. Ses mains, plaquées soudain contre mon cou. La façon dont il m’a fait tomber, une fois, sur le dos sur le lit. Pas de douleur, mais une putain de violence dans les gestes et un abominable frisson d’effroi. Et la peur, derrière, qui s’est installée lentement.

Il n’y a pas d’explication facile à donner à ces altercations, aussi. Je ne peux pas dire qu’on s’engueulait pour des raisons précises, parce qu’elles étaient toutes aussi connes les unes que les autres, ces raisons, et que ce n’était même pas les bonnes. Il y avait juste trop de souffrance. Ayme avait tellement de douleur en lui, et il n’arrivait pas à la faire sortir. Et, bien sûr, le fait de consommer certains produits n’arrangeait rien, pour moi non plus, mais à ce moment-là de nos vies, c’était devenu comme un médicament dont on ne pouvait plus se passer, aussi.

Alors parfois, parce qu’il y avait eu ce « trop » qui lui rendait plus intolérable, encore, toute sa souffrance – une situation plus dure que les autres au travail, l’arrivée de la date anniversaire de l’accident ou de naissance de son petit frère, une engueulade qui survenait pour un motif à la con… –, il y avait quelque chose qui se fissurait en lui, et qui partait vers l’extérieur et, comme j’étais la seule vers qui ça pouvait aller, ça me partait dans la gueule. Et je ne savais pas comment enrayer ça.

Et j’avais peur.

La peur est quelque chose qui peut être aussi violent que les coups, j’en suis certaine. Ne pas reconnaître la personne que l’on a en face de soi, voir l’étranger s’incarner à la place de l’être aimé, ne plus savoir ce qu’il va advenir, sentir à quel point tout peut devenir possible… Et se fermer. Pour se protéger. Ou parfois crier plus fort, ou parfois être plus violent, être parfois même juste la seule personne violente physiquement. Par peur. Par moyen de défense.

On ne peut pas avoir peur de la personne qu’on aime. Ce sont deux sentiments inconciliables, aliénants, insupportables…

Alors, je sais pourquoi elles ne partent pas, maintenant. Certaines, en tout cas. Pas toutes.

Elles ne partent pas parce qu’elles ne veulent pas admettre que c’est arrivé. C’est un déni commun. Aucun des protagonistes ne veut admettre que c’est arrivé. Qui veut admettre que sa vie rêvée avec l’être que l’on aime de toute son âme, et avec qui on s’est projeté si loin, s’est vu âgé, se tenant la main, s’est engagé de mille façons différentes – maison, enfants… – autour de qui on a construit son existence, vient d’être détruite de la même manière que ces centaines de petits bouts de verre qui glissent vers le sol ? Qui veut voir ça : ce rêve qui se brise, cette vie qui ne sera plus jamais la même ? Alors on se dit que ça n’arrivera plus jamais : normal, ça n’aurait jamais dû arriver, déjà. On ne part pas et on ne parle pas non plus. Que personne ne sache, surtout : ça donnerait aux évènements une réalité dont on ne veut pas.

Ça forcerait à l’admettre.

Ce n’est pas arrivé.

Et on fait tout ce que l’on peut pour s’en persuader.

Ainsi sombre la chair – Violaine (partie 2)

Durant le trajet, on ne parla que musique et encore musique. Pas un instant, il ne s’intéressa à ce que j’étais, moi. Même simplement me posa une question. Peut-être était-il habitué à avoir des groupies prêtes à dire « oui » à n’importe quoi pour le seul loisir de le suivre. Peut-être s’en foutait-il totalement. Ça m’interrogea mais, dans le fond, ce ne fut pas ce qui occupa le plus mon esprit. D’autres considérations y prenaient place. Des divagations.

Le poids de son corps sur le mien et la sensation de ses doigts dans mon sexe.

Et le fait que je ne le connaissais pas et que j’étais pourtant en train de le suivre chez lui au beau milieu de la nuit.

Il habitait un appart un peu crade, dans un de ces vieux immeubles à moitié délabrés du vieux Lyon, un appart avec du bazar partout, une hygiène douteuse, un carton scotché à une fenêtre pour remplacer un morceau de verre manquant et plein de bouteilles d’alcool.

– Je peux ? dis-je en en prenant une entamée.

Il se tourna vers moi depuis l’ordinateur qu’il venait d’allumer.

– Oui.

Je cherchais un verre. Sa table basse était pleine de feuilles de papier à cigarette, de verres sales – pas tout à fait ce que je voulais, et comment est-on censé se considérer quand on répugne à boire dans un verre déjà utilisé par un inconnu mais qu’on fantasme d’avoir sa langue et sa queue dans sa bouche, d’ailleurs ? –, de brouillons de paroles entassées et froissées, de tickets de métro déchirés et de cendriers pleins à l’odeur âcre de tabac froid. Un reste de joint y trainait. Je songeais à le rallumer – ce serait dégueulasse mais j’étais prête à faire n’importe quoi ; j’avais envie de faire n’importe quoi, en fait. Je le sentais au fond de moi-même. De « lâcher »…

– Tu as des verres dans ta cuisine ?

– Oui, me répondit-il sans se retourner. Cherche.

J’entrais dans la kitchenette. L’évier était plein d’une vaisselle à l’agonie et la petite table accolée au mur tellement recouverte de tout et n’importe quoi qu’il semblait qu’y aller à la pelleteuse aurait été le moyen le plus efficace de la dégager. J’ouvris le placard mural, en hauteur. Des verres de formes différentes me firent face. Ternes. Pleins de traces de calcaire. J’en pris un.

Une fois revenue au salon, je me servis de la vodka. Je trouvais ça juste bon à arracher la gueule, mais ça collait à mon comportement du moment. Puisque je voulais me saouler, ce serait on ne peut plus efficace.

J’avais arrêté de fumer – des clopes – depuis près de deux ans, mais je lui demandais quand même en avisant son paquet sur la table basse :

– Je peux ?

Il pivota vers moi depuis sa chaise de bureau. Il avait l’air de se rendre tout juste compte que j’étais là, meuble qu’il avait ramené chez lui sans trop savoir pourquoi.

– Si tu veux.

J’hésitai.

– Tu n’as pas plutôt de quoi faire un joint ?

– Euh…

Pendant un instant, je me demandai s’il allait me foutre dehors.

Puis il me dit « si » et il farfouilla sur la table pour me sortir un morceau de shit de l’un de ses paquets de clope. Il le roula lui-même. Je savais faire – ces dernières années, j’avais fini par en préparer moi-même plus qu’Ayme, même, au point qu’il avait fini par rire, quelques fois, en disant que je n’avais plus besoin de lui ; c’était avant qu’on arrive au point de rupture, quand on était encore dans le déni tous deux et qu’on parvenait encore à être heureux, du coup –, mais Loïc ne me le proposa pas. C’était une de ces conceptions à la con habituelle, toujours : une fille, ça ne roule pas de joints – mais ça les fume, parfois. Je lui demandais sur quoi il travaillait.

Il travaillait sur ordinateur, comme pas mal de musicos actuels, je crois. Il avait des instruments de musique, je le voyais, mais il ne poussait pas la chansonnette en grattant sa guitare. Plutôt, il bossait les sons, les mixait, les arrangeait… Des sons qu’il avait créés et travaillés lui-même surement déjà avec ses instruments. Le genre était électro-rock, plutôt intéressant, même si on sentait une approche qui pouvait être encore approfondie. Il alluma lui-même le joint. Je bus de l’alcool, en attendant, et il se tourna pour recommencer à bosser sur son ordi, puis me tendit enfin l’objet que j’attendais. Je tirai de longues tafs dessus. Ce mec était vraiment bizarre. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme lui, comme s’il se foutait, même, alors de ma présence. En même temps, ça allait avec ce que j’avais déjà remarqué chez lui : cette façon qu’il avait de n’être centré que sur ses intérêts perso, comme si le reste n’existait pas, pour lui, à peine un gazouillement qui le détournait parfois. J’étais déjà saoule et je fus vite stone. Je poussai le barda de son canapé – cette chose molle, défoncée par le temps, avec une couverture dessus pour en masquer les déchirures – et fermai les paupières. Je songeai à son corps sur le mien, fis défiler les images de ce qui n’arrivait pas, ce qui n’arriverait pas, tant je ne faisais rien pour le provoquer, juste les inventant dans ma tête.

Quand il revint chercher le joint, j’ouvris les yeux sur lui. Je devais être aussi « prenable » que possible, disponible et offerte. Il me vola mon cône, tira lentement dessus en m’observant de sa hauteur avec un air interrogatif.

– Tu t’appelles comment, au fait ? me dit-il.

Je lui répondis.

C’était à se demander pourquoi il avait posé la question tant ce fut flagrant qu’il s’en foutait. Ça ne lui apportait pas grand-chose de plus sur moi, de toute façon. Il était censé dire quoi, mon prénom ?

Je me demandai comment il devait me considérer ? Une pauvre fille, qui ne parlait pas, l’avait suivi chez lui et venait de lui boire son alcool et fumer son shit avant de lui montrer désormais à quel point elle voulait qu’il la saute. Une fille à baiser, facile, là, disponible, et dont il ne saurait jamais les désordres de l’esprit. Une fille qu’il ne comprenait pas.

Drôle de fille, sûrement.

Drôle de moi-même. Je ne lui demandais pas de me comprendre quand je sais que, moi-même, devant pareille situation, je serais restée tout autant perplexe.

Je ne le comprenais pas plus moi-même par ailleurs.

Et moi aussi, je m’en foutais.

Il inhala une autre taf. Je ne dis toujours rien.

– Tu veux regarder ce que je fais ? me dit-il au bout d’un moment.

Il ne paraissait pas en être sûr. Il paraissait plus me demander « qu’est-ce que tu fous là ? ». Je répondis quand même :

– Oui.

Il retourna vers son ordinateur tandis que je me redressai. La tête me tourna mais je pris appui sur les meubles alentour pour me tenir, et puis voilà. Il était resté debout devant son écran. Des rectangles de couleurs et des courbes s’y affichaient : la version numérique de l’art, les chiffres de la création. Je me posai à côté de lui. Il tourna la tête vers moi. Il tenait toujours le joint en main.

– Tu me fais tirer ? lui dis-je.

Il me considéra encore avec cette expression distante qu’il avait si aisément et qui, en plus de me mettre mal à l’aise, m’échauffait curieusement.

– Tu veux une soufflette ? me proposa-t-il enfin.

La proposition tapait en plein dans mes fantasmes. J’eus le souffle court lorsque je dis :

– Oui.

– Viens, dit-il en se tournant vers moi.

Je m’approchai.

Il tira une longue latte en me dévisageant. Je le trouvais toujours beau, laid… dans cette dualité troublante à mes yeux… Beau. Troublant. Puis, il retourna le joint dans sa bouche, posa la main sur ma nuque tandis que je penchai la tête, et approcha ses lèvres des miennes. J’inspirai profondément la fumée depuis sa propre bouche et ce fut comme un baiser.

Je faillis tomber par terre après ça. J’étais vraiment défoncée. Il me retint. Je devais avoir l’air d’attendre si vivement de me faire sauter, avec mes collants et ma mini-jupe froissée… J’avais déjà laissé mes talons à côté de son canapé. Et ça marcha. Loïc posa son joint dans le cendrier puis m’embrassa.

Ce fut un baiser un peu crade, entre haleine cendreuse et lèvres un peu molles, s’écrasant sur les miennes. Un peu dégoûtant, un peu excitant, comme ce que je vivais jusque-là, comme ce que j’éprouvais pour lui, curieux, avec un côté « puisque c’est là, je prends » qui me troubla et me dérangea en même temps. Je n’y répondis pas moins vivement. Ça me possédait toute entière désormais : je voulais qu’il me baise. C’était comme une obsession. Je n’avais plus eu de corps en moi depuis si longtemps, plus de désir me dépassant, plus de mains sur ma peau dont les gestes soient encore de l’ordre de la découverte… Ayme avait occupé tout mon espace au point qu’il n’en restait plus la moindre parcelle vierge, et pourtant c’était comme un terrain inconnu que j’offrais à cet autre. Ses mains, sur moi, étaient bizarres, sa façon d’embrasser était bizarre, sa pression sur mon corps était bizarre… L’acte ne l’était pas pour autant. Les gestes de l’excitation restent les mêmes partout, quelle que soit la culture, quelle que soit l’époque. J’enroulai les bras autour de son cou, vacillante. Il s’assit sur sa chaise d’ordinateur, m’attira sur ses cuisses, et je sentis son sexe tendu, avec son corps penché légèrement en arrière, et cette attitude qui ne semblait plus être celle du type se demandant ce que je foutais là mais saisissant ce qui était à sa portée.

Il reprit d’une main son joint et en tira une nouvelle latte pendant qu’il me fixait, pressée sur sa queue, avec ma jupe relevée à cause de la position sur ses cuisses. Mon entrejambe était moite et je sentis à quel point cette chair contre la mienne m’excitait. Il tira une seconde latte puis… il glissa la main entre nos bassins, non pas pour me toucher mais pour défaire sa braguette dont il sortit son sexe en se tortillant légèrement. Et, toujours sans me parler, il pressa mes épaules vers le bas, pour me faire descendre en direction de sa queue, ce qui me heurta et en même temps me contenta puisque c’était exactement ce que j’attendais de ce type de rapport. Cette façon d’être, qu’il avait, et qui était ce qui m’avait attirée vers lui. Et ce geste allait bien avec son personnage.

Loïc m’incitait donc à le sucer comme le font tous les mecs qui ne savent pas comment le demander, c’est-à-dire en poussant sur ma tête, et mon pouls s’était accéléré jusqu’à taper frénétiquement.

Parce que, soudain, c’était concret.

Et ce n’était pas comme se « laisser faire ». C’était à des années-lumière de fermer les yeux et attendre que la situation se joue sans moi, même malgré moi, dans une passivité choisie jusqu’à ce que je décide soudain d’arrêter tout et de fuir comme je l’avais fait, les fois précédentes. Là, Loïc me demandait d’agir, et il me poussait à ça alors qu’on s’était à peine embrassés et que j’étais encore loin de savoir si je voulais vraiment ce qui était en train d’arriver. Je l’observai reprendre son joint pour tirer de nouveau dessus en me regardant, comme s’il se demandait ce que cette fille inconnue qui l’avait suivi chez lui allait faire désormais.

Je m’agenouillai.

Mon cœur battait à tout rompre, mon sexe pulsait, et ma tête était en vrac.

Dans le fond, j’aurais voulu qu’Ayme puisse être cet inconnu qui me baiserait pour rien d’autre que le sexe.

Ce fut ce que je pensai, à ce moment-là.

Ça aurait été tellement plus facile, ainsi, mais ce n’était pas possible, et c’était pour cela que le geste de Loïc représentait exactement ce dont j’avais besoin, dans le fond : soit celui d’un  mec que je ne pouvais pas estimer, qui ne représenterait jamais quoi que ce soit pour moi, que je n’appréciais même pas. Qu’il me prenne pour ce qu’il voulait, après tout. Pour un objet qui allait s’ouvrir sur son sexe ou pour une groupie débile ; rien de ce qui était moi, en définitive.

J’examinai sa queue qui était d’une taille tout à fait normale mais d’une belle forme, et j’hésitai à lui parler de capote. Je le devais mais, connement, le mot ne voulut pas sortir. Je décidai alors de le sucer, mais sans aller jusqu’à le faire jouir, et la sensation même de son sexe dans ma bouche me troubla… Je n’avais plus senti que celui d’Ayme pendant si longtemps. C’était comme si je réapprivoisais quelque chose en moi, et je vis bien que Loïc apprécia. Il respirait fort, renversait périodiquement la tête en arrière, et ne tirait plus du tout sur son joint, bien qu’il le tienne encore entre ses doigts. Quand je retirai enfin ma tête de son sexe et levait les yeux sur lui, il m’attrapa par le col, me relevant d’une façon un peu brusque, et m’embrassa avidement avant de me faire reculer vers le canapé.

Il était excité et pressant, et moi languide, liquide, entre ses mains.

Sa langue envahit ma bouche, ses mains le dessous de mes vêtements. J’étais stone, mais je perçus avec une grande acuité le toucher de ses mains sur ma peau, la pression de son corps contre le mien, le goût de sa langue, de sa bouche… Je chutai sur le canapé, et l’observai ôter son t-shirt avant de venir sur moi. Son corps me surplomba. Sa bouche ne lâcha pas la mienne, me laissant comme ivre, comme si le nœud du vertige se trouvait là et que rompre ce contact serait revenir à la réalité. Je ne le voulais pas. Je levai les bras pour faciliter son geste quand il releva le haut de ma tenue, me cambrai lorsqu’il baissa la dentelle de mon soutien-gorge pour embrasser l’un de mes seins et aspirer mon mamelon dans sa bouche. Il le fit suffisamment fortement pour que ce soit presque douloureux… Et excitant aussi. Je le laissai dégrafer ma jupe. Je poussai même moi-même sur la ceinture de son pantalon, pour l’inciter à le retirer. Il se redressa pour le faire, se déshabillant debout.

Je n’avais pas de capotes. Heureusement, il en avait. Et je n’eus pas besoin de lui demander d’en sortir.

J’eus juste peur. Peur parce que ça faisait trop longtemps qu’aucune verge ne m’avait pénétrée et je me mis vraiment à flipper que ça me fasse mal. Qu’il me fasse mal. Et que je ne puisse pas le lui dire comme je l’aurais fait avec un autre – comme je l’aurais fait avec Ayme –, ou qu’il ne m’écoute pas.

Il se rallongea sur moi, fourra ses doigts dans mon sexe, baisa mes seins, et revint, toujours, enfoncer sa langue dans ma bouche, et s’en emparer tandis qu’il possédait mon corps. C’était si bizarre d’avoir ces doigts anonymes en moi, et cette bouche inconnue contre la mienne, et ce corps inhabituel pesant sur le mien…

Sa queue, enfin, finit par me pénétrer. Il remonta mes jambes sur ses épaules, me faisant me raidir de crainte, puis entra d’un coup en moi, trouvant ma chair moite et humide et, en même temps, intensément étroite, ce qui me fit comme un coup de poignard. Et il le dit, d’ailleurs :

– Putain, qu’est-ce que tu es serrée.

Il ne se rendit pas compte de ce que ça signifiait, pour moi, et comment l’aurait-il pu, après tout ? Je m’étais tellement présentée en fille facile, accessible, alors il ne pouvait pas imaginer que ça faisait si longtemps que je n’avais plus été pénétrée. Les premiers temps ne furent donc pas agréables, mais mon corps retrouva finalement le chemin qu’il n’avait pas oublié et ce fut comme une délivrance. Quelque chose de violent, psychologiquement et physiquement, et j’accueillis avec un plaisir ivre les coups de reins qu’il me donna, allant jusqu’à le serrer avec force alors qu’il se déhanchait en haletant contre mes lèvres. Et, quand il me demanda de me retourner pour me prendre par derrière, je lui exposai mon postérieur avec une gêne rentrée que j’oubliai vite quand il serra les mains sur mes hanches pour me prendre avec vigueur.

Je ne jouis pas. Je n’en avais pas vraiment besoin. Loïc, lui, oui. Il atteint son orgasme assez rapidement, d’ailleurs, puis il se retira de moi, et ôta sa capote. Il la noua et posa sur la table basse, puis il ralluma son cône et recommença à le fumer, à poil sur son canapé et en sueur, tandis que je restais avec juste mon soutien-gorge encore sur moi, le corps pulsant et la tête comme vide… Un champ de bataille dévasté.

Je lui volai son joint.

Il me regarda le fumer.

Il me demanda encore :

– Redis-moi ton nom.

C’était drôle. Ça faillit me faire rire. Je le lui redis.

Je lui demandai juste :

– Tu ne le diras pas à Violaine ?

Il haussa un sourcil, comme si mon attitude achevait de le dépasser.

– Si tu le veux.

– Merci.

Je ne savais pas si je pourrais lui faire confiance, mais il avait suffisamment l’air de s’en foutre pour que je le croie.

Je me rhabillai.

Je ne pris pas encore la mesure de ce qui venait de se passer ou plus précisément : de ce que je venais de faire. De ce que ça impliquait, pour moi, pour Ayme, pour ce qu’allait être la vie, ensuite. C’était trop compliqué, sur le coup, mais je savais déjà que ça ne concernait que moi. Que je n’en parlerai pas.

J’éprouvai le besoin de partir.

Je regardai l’heure. Il était 1h30 du matin. Trop tard pour le métro. Merde. Comment j’allais faire pour rentrer ?

Ça me faisait vraiment chier de traverser Lyon à pied au milieu de la nuit et Loïc ne me proposa rien. Il me regarda juste me rhabiller et sortir, un peu stone, un peu saoule, très perdue, toujours.

Je sais que j’aurais pu appeler un taxi depuis son appart’ mais je préférais rejoindre l’arrêt de métro voisin pour en chercher. Puis j’étais pressée de me casser. Le fait que Loïc ne se soucie même pas le moindre instant du fait que j’étais à pieds et loin de chez moi à une heure où les transports en commun ne roulaient plus m’agaçait, ce qui était une pure incohérence, encore, puisque cette indifférence était justement ce qui m’avait attiré chez lui, mais bon.

Je me retrouvai donc dans la rue. Je marchais, seule, et finis par apercevoir plusieurs taxis au même endroit. Je choisis celui qui n’avait pas l’air de dealer je ne savais trop quoi avec les mecs louches que je voyais penchés à sa fenêtre, pour me retrouver avec un chauffeur bourré – mauvaise pioche, et on n’était même pas dans un quartier mal famé – conduisant comme un malade, mais qui finit quand même par me poser chez moi vivante – miracle.

Alors que je remontai les escaliers, mon ventre se crispa. A m’en faire mal. Et j’eus tellement de palpitations d’angoisse que je dus m’arrêter pour me calmer, pour faire redescendre mon souffle, affligée par la conscience de ce que me faisait éprouver le simple fait de rentrer chez moi.

Chez moi, putain.

Ayme dormait sur le canapé, la télévision allumée diffusant un halo blanc, changeant, dans l’obscurité.

J’évoluais le plus silencieusement possible pour ne pas le réveiller et allais m’enfermer dans la chambre, saoule… Troublée. Avec encore la sensation de ce sexe inconnu entre mes jambes.

Et incapable de savoir ce que m’avait véritablement apporté cette première fois.

Ainsi sombre la chair – Violaine (partie 1)

Violaine

Après cette expérience du bar, il me fallut plusieurs jours pour digérer.

Pour passer sur ce que j’avais vécu.

Non pas pour en faire le bilan : je n’étais pas assez claire pour ça et je ne parviendrais à mettre des mots dessus que des années plus tard, de toute façon. Mais, comme avec ce pédophile dont j’avais évacué le vécu pour reporter mon attention sur un jeune homme de mon âge, j’avais besoin d’avancer.

Il y avait toujours cette rancœur quotidienne qui me pesait, cette frustration et cet insupportable sentiment d’échec qui obscurcissaient mon quotidien. Je ne pouvais rester infiniment dedans. J’avais besoin de les oublier, de voir plus loin. Je savais que ni le gamin de la rue ni le type dans la voiture ne m’avaient apporté ce que je cherchais, mais j’étais incapable de savoir exactement quoi.

Je faisais preuve d’incohérence, je le savais. Il faut être logique. Comment est-on est censé s’en sortir quand on n’en peut plus de souffrir mais qu’on rechigne à se débarrasser de la cause ? J’avais fait assez de psychologie pour savoir que, tant que l’on n’enlève pas le problème, on n’avance pas. Pourtant, je n’étais pas prête à rayer Ayme de ma vie. Je ne savais pas à quoi j’étais réellement prête, à dire vrai. Je ne voulais pas vraiment chercher une rencontre sans lendemain dans la rue. Et même l’idée de m’orienter vers un site spécialisé me rebutait. Ce n’était pas que j’avais peur de tomber un mec craignos, mais rencontrer quelqu’un d’autre était prendre le risque de mettre un point final que je n’étais pas prête à accepter, de toute façon, alors rencontrer quelqu’un de bien serait bien le pire qui pourrait m’arriver, et tomber amoureuse était carrément au stade de l’inimaginable. Non, ce qui me dérangeait était que, même si je refusais alors de laisser ma relation avec Ayme continuer à me ruiner ainsi, j’avais toujours de l’espoir, alors ça m’aurait été difficile de faire un geste vers ce qui risquait de finir de nous tuer. C’est terrible, de le savoir sans pouvoir s’en défaire. On ne quitte pas une situation quand on espère encore. On ne se dirige vers aucun ailleurs.

Je me retrouvais donc dans un mode où j’étais consciente de l’impasse qu’était devenue ma vie mais sans savoir que faire pour en sortir. Ma colère envers Ayme n’en était que plus vive. Mon imaginaire aussi, du coup. Comme une forme de revanche. J’en arrivais à être comme possédée par toutes les possibilités naissant dans mon esprit, certainement pour me détourner de la triste réalité de mon existence, et j’envisageais trois choses. Primo que mes fantasmes me tombent gentiment dessus. Deuxio qu’ils fassent preuve de suffisamment de persuasion pour me pousser moi-même à quelque chose que je désirais et réprouvais à la fois, mais sans me mettre dans une situation de stress faisant que je finirais par fuir. Tertio que le ou les concernés soient suffisamment déplaisants, et de manière nette, pour qu’une suite avec eux soit depuis le début inenvisageable. J’aurais pu jouer au loto ou continuer à rester dans mes rêves, ça aurait été aussi bien.

Le changement arriva finalement sous l’effet de l’une de mes amies.

Violaine était une fille que j’avais rencontrée à Lyon. Elle était extrêmement sociable, mais très lunatique aussi. L’une de ces personnes dont la faculté à se faire de nouveaux amis impressionnait tout autant que sa rapidité à les délaisser pour d’autres. Il fallait la suivre ou la regarder partir. Comme on aimait toutes deux les concerts, on s’était très vite trouvé des points communs, c’est pourquoi il nous arrivait parfois de sortir ensemble, même si on n’était pas réellement proches pour autant. Je pense que c’est pour ça que notre amitié a duré avec le temps, d’ailleurs. Je n’ai jamais été de celles vers qui elle se précipitait et je n’ai jamais représenté un gain social particulier. Donc elle n’avait pas de raison de me remplacer ; les enjeux entre nous étaient faibles. Elle bossait en tant que journaliste pour une petite revue locale dans laquelle elle parlait de spectacles et de vie culturelle et, si j’observais d’un regard amusé son inconstance coutumière, j’enviais aussi sa liberté, cette façon qu’elle avait de virevolter d’une passion à l’autre, jamais véritablement rassasiée, au gré des opportunités et de ses envies.

Un jour, donc, alors qu’on prenait un café ensemble en ville et puisque cette absence d’enjeux entre nous me poussait parfois à lui faire part de sentiments assez intimes, je me mis à lui parler de mon fantasme d’ado, soit de prendre un sac à dos et de partir faire le tour du monde. D’une certaine manière, ça sonnait comme un bilan sur moi, parce que, ce rêve-là, je n’en avais même jamais esquissé la réalisation et, en ça, ça faisait écho à ce que je vivais alors.

Je ne pouvais que le constater : j’étais incapable de vivre autrement que dans le sacrifice pour autrui, et tout ce qui me faisait vraiment envie, je le laissais s’enfuir sans même avoir tenté de le réaliser.

Sauf que je parlais à Vio, donc. Que j’évoquais ce rêve avorté d’adolescence, et que cette conversation me poussa à lui faire part de mon sentiment d’avoir laissé des choses importantes derrière moi : de ne pas avoir saisi ce que j’aurais dû, le tout sans trop développer, bien sûr. Je ne voulais surtout pas lui parler de ce qu’il se passait avec Ayme, et des raisons pour lesquelles ce sentiment était devenu si fort. De l’enlisement dans lequel j’étais. Afin de me permettre de me changer les idées, elle m’invita à l’accompagner à une soirée avec des amis. On était juste censées boire un verre et se détendre. Rien de plus. Rien de mieux. Je voyais dans sa proposition l’occasion de prendre l’air. J’y voyais celle de me ré-occuper de moi : je devais me soigner, me faire jolie… J’y voyais aussi celle de nourrir mes fantasmes. J’en étais au point où, finalement, je n’espérais plus forcément quoi que ce soit de physique ; seulement de quoi contenter temporairement mon esprit.

Alors que je me préparais, Ayme m’interrogea :

– Tu sors ?

Je levai les yeux pour l’observer à travers le miroir de la salle de bains.

Il me paraissait loin…

Proche physiquement, mais avec un mur infranchissable entre nous. Quelque chose qui ne semblait pouvoir être détruit.

Parfois, ça me choquait.

Comment avait-on pu en arriver là ?

Et qu’est-ce que tu attends ? semblait me chuchoter une voix.

A quoi ça sert, tout ça ?

Même sa proximité me mettait mal à l’aise, à force. Sa question également.

Il s’était appuyé de l’épaule sur le cadre de la porte et croisait les bras en me regardant, avec une distance réservée, respectant ce que je voulais, mais en me parlant quand même.

Je voyais la souffrance qui exhalait de chaque morceau de son être. Celle qu’il gardait pour lui. Tout le temps.

Je répondis :

– Oui.

Ayme ne dit rien mais je savais qu’il vivait mal le fait que je le tienne à ce point éloigné de ma vie. Je n’étais pourtant tenue à rien. On n’était plus vraiment ensemble, alors, ou… Je ne le savais pas. Quelque chose de bâtard sur lequel je peinais encore à mettre les mots. Deux personnes habitant sous le même toit mais en ne se parlant et ne se touchant plus, et dans un vécu de tourment paroxystique permanent. On appelle ça comment, exactement ? La pensée me perturbait. Alors je précisais :

– Violaine m’a invitée à boire un verre.

– Où ?

– Je ne sais pas.

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais rien que le fait qu’il m’interroge me dérangeait. Me faisait me braquer. Je le trouvais intrusif… Ayme avait perdu les droits lui permettant de me demander encore ces détails. Si on avait été colocataires, il n’aurait pas eu besoin d’en savoir autant – j’en aurais dit plus qu’un simple « je sors », j’aurais plus partagé avec lui de mon existence et aurait répondu avec plaisir à ses questions. OK, on n’était pas colocataires non plus. On était dans la situation la plus merdeuse qui soit de gens qui s’aiment encore ou qui se raccrochent connement au fait qu’ils se sont aimés. J’en venais à désirer qu’il sorte et certainement fut-ce perceptible puisqu’il se retira de la pièce avant que j’eus à dire quoi que ce soit. Ce sentiment, chez moi, me heurta pourtant.

Je culpabilisais au fur et à mesure que je m’apprêtais. Parce que je savais qu’Ayme me verrait passer avec mon maquillage, et qu’il me verrait avec ma jupe et mes collants, et ce chemisier qui me mettait en valeur et que je n’avais plus mis depuis longtemps, et cette veste que j’avais laissée dormir au placard, et ces talons, et ce parfum… Et qu’il songerait que ce qui n’était plus pour lui serait désormais pour d’autres, mais ce n’était pas le cas. C’était pour moi. Mais je ne voulais pas non plus avoir à le lui expliquer. Ç’aurait été me justifier et pourquoi aurais-je eu à le faire ?

Je quittais mon appartement – le nôtre – sans plus aucune attention pour lui. Qu’il aille se faire foutre. Je le considérais même comme responsable de mes pertes de repères. La colère avait tendance à me rendre injuste, le concernant, mais ce n’était plus quelque chose que je pouvais encore gérer. Je faisais avec, alors. Je marchais dans la rue, puis je prenais le métro.

Le bar était situé sur le plateau de la Croix-Rousse. Un lieu qui avait l’air cool, avec des gens qui fumaient des clopes et bavardaient en terrasse, et une atmosphère sombre à l’intérieur. Je ne tardais pas à apercevoir Violaine. Ça faisait longtemps que je n’étais plus sortie ainsi.

Je crois qu’il s’agit là de l’un des éléments les plus aliénants d’une situation comme celle que je vivais avec Ayme : qu’importe sa forme, elle finit toujours par isoler. On l’avait fait physiquement en partant s’installer sur Lyon, certes, puisque ça n’avait fait qu’empirer les choses en nous coupant de nos proches, mais le fond du problème n’était pas là.

Le problème, c’est que mettre des mots, c’est rendre réel. C’est rendre moins supportable encore ce qui arrive, c’est devoir l’admettre. C’est entamer un processus dans lequel, puisqu’on en reconnaît l’existence, puisqu’on le donne à voir à des regards extérieurs, il faut aussi accepter le fait de devoir agir pour le régler. Aucune personne espérant encore que ses malheurs disparaissent tous seuls ne le fera jamais, et c’est ce qui pousse à se refermer sur soi et à cesser de sortir, si ce n’est parfois à déménager : pour ne pas souffrir de jouer tant la comédie, pour ne rien montrer… Et même pour se cacher la réalité à soi-même.

Fais croire que ta vie est formidable, peut-être le deviendra-t-elle ?

Violaine se leva à peine m’aperçut-elle.

– Ah, tu es là !

Elle me serra contre elle et m’embrassa sur les deux joues. Dans le filtre fantasmatique que j’avais collé sur ma vie, j’imaginais qu’elle puisse m’embrasser sur les lèvres.

Elle me présenta à ses amis. Il y avait Paul, un cinquantenaire bedonnant à l’air très sympa que j’identifiais tout de suite comme un proche de Violaine que je n’avais pas encore le loisir de connaître, Béatrice, Mademoiselle Anaïs, une chanteuse performeuse que je connaissais de loin via sa chaîne Youtube. Et puis surtout Loïc. « Lo », tel que tout le monde l’appelait, mais je rejetais d’emblée cette proximité-là, même mentalement, vu l’intérêt qu’il éveilla immédiatement en moi : dans ma tête, il fut « Loïc ».

Loïc était un musicos au physique que je peinais à qualifier tant il était particulier : dans un entre deux entre la beauté et la laideur, suivant l’angle dans lequel on l’observait, les moments ou… je n’aurais su le dire. Possédant l’une et l’autre à la fois, en tout cas. C’était peut-être juste dans mon regard mais ça me troublait. Je n’arrivais pas à le définir, le concernant.

Je n’y suis jamais parvenue.

Et il portait sa singularité d’artiste jusque dans son attitude. C’était un connard, ça se voyait tout de suite, et ce fut la raison pour laquelle je projetai aussitôt sur lui tous mes fantasmes.

Il y avait eu un mec, comme ça, que j’avais profondément désiré, adolescente, alors qu’il était le roi des cons. Il y en avait eu plusieurs, à la réflexion, dont un avec lequel j’étais sortie, d’ailleurs, mais ce n’est pas à celui-ci que je songeais. Bref, il était vantard, provocateur, moqueur, odieux, et séducteur à la fois. Je le méprisais tout autant qu’il était devenu, alors, la figure que j’invoquais dans mon esprit au moment de me masturber.

Loïc représentait en tous points ce que je recherchais pour aiguiser mon imaginaire. Les cheveux courts, bruns, une mâchoire forte et sexuelle, une bouche aux lèvres charnues et aux dents à l’émail légèrement terni par les clopes, les joints, l’alcool… – qu’en savais-je exactement ? – et il affichait un air qui oscillait en tout instant entre le mépris et le désintérêt généralisé, comme s’il y avait le monde, et lui tout au-dessus. Je ne parlais pas avec lui. J’échangeais beaucoup avec le proche de Violaine, Paul, je rigolais pas mal avec Violaine elle-même, je zappais quasi complètement Béatrice tant elle était en retrait, et je souriais des salves assassines de Mademoiselle Anaïs dont je finis par percuter au bout d’un moment que Paul était le compagnon. La joyeuse bande finit par proposer de changer d’endroit. Il y avait un club, plus loin. J’hésitais. J’avais été quelques fois dans des endroits comme ça, avec une voisine, plus jeune. J’étais alors plutôt joints sur le canap’ d’un appart’ et elle soirée-copines en boîte, mais je l’avais quand même suivie, parfois, dans ses sorties du weekend, et je ne m’y étais jamais sentie à ma place. En soi, rien que le mot « club » me rebutait. Il y a tout un monde d’apparences dans ce type d’endroits avec lequel je ne suis pas à l’aise.

Et puis aussi, Loïc déclina. Il devait aller bosser et, alors que son assurance bordée de mépris m’avait poussée jusque-là à éviter de lui adresser la parole, je dépassais soudain cette réserve pour lui demander si c’était sur sa musique. Je pourrais dire que je ne sais pas ce qui me prit, à ce moment, mais ça ne serait pas honnête de ma part. Même si j’avais agi sur une impulsion, Loïc m’attirait, même si je le vivais toujours avec cette distance qui me faisait aller vers lui tout en pensant profondément qu’il ne se passerait rien, de toute façon. Il y avait ce mélange de beauté et de laideur, en lui, mais pas seulement. Son caractère, surtout, me donnait l’envie de susciter son attention.  Et je dus taper juste en abordant sa musique parce qu’il se mit à me parler.

Loïc combinait, dans une égale intensité, verve fascinante lorsqu’il parlait de son travail, et attitude puante de connard dans tous les autres aspects de son être, et je fus sous le charme, comme on peut parfois l’être devant la passion de la création, mais pas seulement : devant la singularité, aussi, au point de devoir prendre sur moi pour éviter de le montrer. Du moins, pas à Violaine et le moins possible à ses potes : pas envie qu’elle m’interroge ensuite, ou qu’elle saute à des conclusions. Elle connaissait trop de moi et d’Ayme pour ça.

Les autres se mirent enfin en route pour rejoindre le club et, tout en enfilant mon manteau devant la terrasse du bar, je rassurai Violaine quant à ma capacité à prendre le métro toute seule pour rentrer chez moi. Et Loïc me parla encore de musique, alors qu’ils s’en allaient. C’était surprenant comme cet aspect de sa vie semblait prendre toute la place, mais pas seulement : la façon dont il me traitait en réceptacle, peu soucieux de savoir qui j’étais, finalement, sinon l’oreille dans laquelle il déversait l’expression de sa passion. Ou peut-être lui donnais-je l’image d’une groupie. Il finit par me proposer :

– Tu veux venir voir ?

C’était tout sauf une invitation semblant ouvrir la porte à quelque chose. Il était si centré sur lui. Il paraissait plus me proposer de me mettre dans un coin et de me faire la plus petite possible pendant qu’il composerait, mais je dis oui quand même.

Alors, comme ça, alors que c’était tout sauf ce que j’avais imaginé de cette soirée, on se dirigea vers son appartement.

Ainsi sombre la chair – L’accident

L'accident

Je me souviens de la première chose que j’ai ressentie quand Ayme m’a annoncé l’accident. De la colère. Le choc, bien sûr, parce que c’était brutal et que c’était la dernière chose qui aurait dû arriver. Pas seulement à sa famille, pas seulement à lui, pas seulement à nous. Mais à moi aussi. Je savais ma réaction profondément égoïste mais on ne contrôle pas ses émotions et c’est ce que j’ai éprouvé : autre chose que cette putain de tristesse qui m’a prise ensuite et m’a fait pleurer sans discontinuer tout le long de l’enterrement alors que Ayme, lui, restait horriblement digne. Digne lors de la messe. Digne dans la procession.

Digne devant des tombes.

C’est curieux de voir comme on peut réagir de façon inattendue, selon les moments. J’ai éprouvé tellement d’injustice envers cette vie qui, soudain, s’abattait sur nous avec toute sa violence. Parce qu’on sait que ça peut arriver, mais on voudrait que ça ne tombe jamais sur nous. On ne le souhaite pas aux autres non plus, bien sûr, mais, dans ce cas, c’est comme dans une dimension différente, qui n’impacte ni notre quotidien, ni notre vie. Et de la colère parce que j’avais alors 23 ans – je n’avais que 23 ans – et que, putain, je savais que ce qui allait suivre, les mois, peut-être les années suivantes, seraient trop durs… et je ne voulais pas vivre ça.

J’ignorais juste à quel point ça durerait.

J’avais déjà ce regret d’une partie de mon enfance que je n’avais pas vécue, ou pas comme les autres. Ça peut paraître anodin, mais mes parents m’ont eue alors qu’ils étaient déjà très âgés. Mon père avait 65 ans, c’est rarissime. Ma mère 43. Et j’en avais 15 quand elle a eu son cancer du sein. J’ai donc eu assez vite une autonomie importante ; c’est ce qui arrive quand on des parents qui n’ont plus la santé ou la forme pour subvenir à tout. Et j’ai eu tout aussi vite mon lot de responsabilités à porter. Même si je sais ne pas être seule dans ce cas, je n’ai jamais connu quelqu’un d’autre qui, comme moi, avait eu si tôt à s’occuper de ses parents malades ou vieux. Moi je l’ai fait, et ça a certainement joué dans les petites conneries que j’ai pu faire par ailleurs. Et j’avais 17 ans quand elle est morte. J’avais 17 ans la première fois que j’ai vu quelqu’un mourir devant mes yeux, et c’était elle. Je me revois encore sur la fin en train de dire à ma tante – la sœur de ma mère, une dame de trois fois mon âge –, alors qu’elle s’effondrait devant son corps inconscient, que ce n’était pas parce qu’elle ne lui répondait plus qu’elle ne percevait pas sa présence. Qu’elle pouvait encore lui parler. Ça me parait délirant, aujourd’hui. J’avais donc 17 ans lorsque je me suis retrouvée orpheline de mère et tout autant quand j’ai commencé à voir ce qu’on appelle la démence sénile chez mon père, même si ça ne s’est pas su tout de suite. Mais c’est rapidement devenu flagrant. J’en avais tout juste 18 la première fois où j’ai vu un homme se taillader le visage avec une lame de rasoir à quelques centimètres de moi, en service de psychiatrie, sans savoir que faire pour l’arrêter, parce que, bien sûr, comble de la connerie, j’ai choisi de bosser moi-même dans le milieu médical. J’aurais voulu faire médecine mais les nécessités, par rapport à ma famille, et mon sens de la responsabilité m’ont poussée à aller au plus court possible, alors je suis devenue aide-soignante. Parfois, en regardant les autres élèves à l’école, avec moi, je me disais qu’on était tous autant timbrés, que les gens normaux ne choisissaient pas ce taf, ou que si on l’avait fait c’était qu’on avait tous, en nous, quelque chose nous y rendant plus sensible, disons. Ce n’était pas pour rien que je fumais quotidiennement ces putains de joints. J’avais commencé ado et, au fond de moi, c’était une façon de me rappeler que j’avais encore une autre vie, loin de toute cette gravité, loin de la maladie de ma mère, loin de mon père en maison spécialisée, de mes études trop dures pour la gamine que j’étais, et des responsabilités que j’avais endossées trop tôt. Que j’étais encore jeune, conne et insouciante. On a parfois besoin de cette bouffée d’air-là, même viciée. Ayme était en fac de droit et on regardait la vie avec légèreté, à l’époque. Ou du moins, on s’efforçait de le faire. C’était important, de faire ça. Et je courrais encore après cette insouciance perdue quand la vie m’a fait ce putain de coup.

Je ne vais pas vous dire que j’ai accepté facilement cette colère : celle que j’ai éprouvée au début et qui m’a duré un moment. J’en ai même été profondément dans l’incompréhension et la culpabilité : merde, ce n’était pas moi la victime, alors pourquoi réagissais-je ainsi ? Mais je n’ai pas pu l’enrayer. Je ne voulais pas de la vie qui se dessinait devant moi, et que je voyais avec une acuité douloureuse pour avoir déjà connu le deuil moi-même, je ne voulais pas des mois qui allaient suivre, et des années, je voulais juste être encore jeune, et amoureuse, et gaie, et heureuse, je voulais qu’on s’amuse et rie avec Ayme, et qu’on fasse l’amour tout le temps. Je ne voulais pas être l’enfant grandie trop vite par laquelle j’avais déjà essayé avec force de ne pas me laisser bouffer, jusque-là, et qui me rattrapait toujours… encore, refusant de me lâcher.

Et donc, le père d’Ayme, sa mère, et son petit frère de 13 ans, étaient morts dans une connerie d’accident de voiture. Ils allaient en vacances à la mer, ils avaient voulu voyager de nuit. Le matin, son père s’est endormi au volant, un instant, enfin c’est ce que l’on suppose : le conducteur du camion, en face, a dit que la voiture s’était soudainement mise à se déporter sur sa voie. Il n’avait pas pu l’éviter. Il était choqué. A la morgue, ils n’avaient pas pu montrer à Ayme ses parents. Ils n’étaient pas identifiables. Ils lui avaient juste demandé s’il reconnaissait son petit frère. Il n’avait pas une trace, lui. Du moins, c’est ainsi qu’Ayme me l’a rapporté : on aurait juste dit qu’il dormait. Moi, et c’est un comble, je n’ai même pas été capable de l’accompagner.

Ayme n’a pas pleuré. Il n’a jamais pleuré, en fait, il n’a jamais réussi à le faire, à aucun moment des années qui ont suivi. Il a fait face admirablement, il a tout gardé en lui, tout enkysté… Et puis un jour, le kyste a commencé à devenir purulent.

Deux ans après la mort de ses parents et de son petit frère, et au détour d’une engueulade qui n’était ni la première ni la dernière de cette série, Ayme me poussait si violemment que je percutais la porte vitrée de notre appartement, qui claquait en se brisant dans mon dos.

J’ai toujours eu le sentiment de les sentir, par la suite, ces bouts de verre qui glissaient derrière moi. Lentement. Et cette peur qu’ils me coupent, qu’ils me blessent gravement. Et cette conscience parallèle de la folie qui s’était abattue sur nous.

Ainsi sombre la chair – Oh madmoizelle

Oh madmoizelle

Je passai les jours suivants dans de curieuses songeries, et bilans sur moi-même qui semblaient ne jamais devoir prendre fin.

Je ne peux pas dire que je savais exactement ce que je voulais, alors, mais j’y pensais, en tout cas. Je rêvais, d’une certaine manière. Et il y avait une volonté de rendre ces pensées réalisables. Je me remémorais ce qu’il s’était produit avec ce premier homme. Je songeais à ce qui était possible.

Plus jeune, et ça pourrait paraître idiot de dire ça à 28 ans seulement mais je sentais pourtant déjà la différence, je me faisais siffler, draguer, interpeller quotidiennement. Je me souviens très bien du sentiment que j’éprouvais à ce sujet : ça me saoulait profondément. Maintenant que ça ne m’arrivait plus – à croire que  l’enlisement de mon existence avait fini par tuer même mes possibilités d’attrait –, ça me manquait. Un peu. Logique, dans toute sa splendeur. Ça faisait partie de ce qui me donnait le sentiment d’avoir perdu des morceaux de moi-même, je crois : j’observais les jeunes filles qui se faisaient  héler en me demandant ce qui avait pu plaire en moi, ce que j’avais possédé, et n’avais plus, depuis. Cette part de moi qui semblait s’être enfuie. Sauf peut-être pour les hommes pour qui la « jeunesse » se réduisait désormais aux filles comme celle que j’étais, bien que ceux-ci ne m’auraient pas sifflée, bien sûr. Peut-être que ceux-là décelaient ce que je ne voyais plus.

Et puis il y eut ce jour, peu après ce premier homme, où je passais devant une série d’arrêts de bus : un mec m’interpela, au milieu de sa bande de potes, avec un « oh madame ». Ce terme me gêna, autant parce que je n’y étais pas habituée que  parce qu’il témoignait d’une distance entre eux et moi qui, d’une certaine façon, me heurtait. Comme si j’étais déjà… autre, je ne sais pas. Quelqu’un qui n’était plus de leur monde, en tout cas. Je le vis s’approcher au petit pas de course pour me parler. Il faisait le malin devant ses copains et, en même temps, sa gêne était manifeste.

— Madame, euh…

Il se retourna vers ses amis comme pour chercher leur encouragement. Tous observaient notre échange.

Je m’étais arrêtée pour l’écouter.

Il reprit :

— Euh, vous… Vous savez, vous, si un hymen ça peut se recoudre ?

Ses copains rirent.

Je l’observai. Il devait avoir entre 17 et 20 ans, grand max, et avait du mal à ne pas trop gigoter sur place. Il n’assumait pas tant que ça sa question, c’était sûr. Il n’assumait pas plus le fait de m’arrêter pour me la poser, mais il faisait comme si.

Je ne sus pas trop que répondre. Je dis toutefois :

— Probablement.

Certainement que la chirurgie permettait ça. Je n’en doutais pas.

— C’est pour sa copine ! cria l’un de ses potes, avant que des rires fusent de nouveau.

J’examinai encore le garçon. Ce coup-ci, il avait clairement rougi. D’une certaine façon, ça me toucha et me donna envie de l’aider, bien que je ne sache pas trop comment m’y prendre.

J’hésitai un instant.

— Sinon…

Je cherchai mes mots. Une façon de le dire qui ne serait pas trop raide.

— Il existe toujours des voies pour la pénétration qui évitent ce genre de conséquence, lâchais-je enfin.

Je le vis rougir, sans surprise, mais bon… Un « oh, la dame, c’est une cochonne, en fait » fusa du côté de ses potes, sans que je sache lequel l’avait lâché. Je n’y prêtai guère attention, de toute façon.

J’aspirais déjà à sortir de ce jeu dans lequel je n’avais pas demandé à entrer, et qui m’embarrassait. Après un léger sourire, politesse basique, je poursuivis donc mon chemin.

Tandis que je déambulais, je ne pus m’empêcher de songer à cette transition entre « la fille que l’on drague à « la femme à qui on s’adresse parce qu’elle passe à ce moment-là et qu’on veut crâner devant ses copains » que je venais de me prendre en pleine figure. J’avais souri mais, dans le fond, j’avais été blessée et, lorsque je passais devant l’une de ces glaces qui ponctuent parfois les murs des rues commerciales, je m’arrêtais pour regarder mon reflet. Il ne m’offrit qu’une image perturbante. Quelqu’un de triste… Plus que ça : quelqu’un qui avait déjà son passé derrière elle. Ce fut ainsi que je me vis, en tout cas. Ça me fit un choc. Les raisons pour lesquelles j’étais sortie ce jour-là se noyèrent dans un flou qui m’immergea toute entière.

Je les ai oubliées, d’ailleurs. Ce devait être insignifiant.

Je fis demi-tour.

En repassant devant les arrêts de bus, je remarquais la bande de jeunes, toujours au même coin. L’un d’eux me vit et fit un signe à ses copains pour me désigner. Celui avec qui j’avais parlé m’adressa un sourire chaleureux et un salut, auquel je répondis avec un quelque chose d’agréable dans la poitrine : au moins, cet instant-ci avait été appréciable.

Puis, alors que je continuais d’avancer, l’un d’eux me rattrapa. Il était timide et on aurait dit qu’il avait pris sur lui avec force pour faire ce pas, et ses copains le hélaient en riant. Ce n’était pas celui qui m’avait abordée, la première fois.

– Vous… Madame, euh… mad’moizelle, vous…

– Oui ?

Je m’arrêtai.

– Vous êtes charmante, vous savez.

Je fus véritablement perturbée.

– On peut…, reprit-il. On peut boire un verre, si vous voulez.

Je l’observai plus attentivement.

Il avait dans les 20-22 ans, grand, avec un style street et un visage anguleux dont l’expression était moins hésitante que ses amis. Il avait des airs de sale gosse, en fait. De sale gosse présentant une image séductrice mais que je sentais terriblement de surface.

Je me demandai ce qu’il voyait en moi : ce que mon attitude avait pu lui donner comme image lors de l’échange précédent, ou peut-être juste le fait que je me sois interrompue, là, pour lui répondre. Les films qu’il pouvait se faire dans sa tête.

Est-ce que j’avais l’air disponible ?

Je me demandais.

Est-ce que j’avais l’air baisable ?

Je me mis à hésiter vivement entre le remballer et voir où accepter me mènerait.

Je dus rester un certain nombre de secondes silencieuse.

Probablement dut-il voir qu’une ouverture était possible, puisqu’il insista :

— Il y a un bar sympa juste à côté.

Ma voix ne sortit toujours pas. Il dit encore :

— Juste un verre. Ça n’engage à rien.

Alors, perdue et, au fond de moi, curieuse aussi, puisqu’il s’agissait de l’état dans lequel j’étais, je répondis :

– OK.

On alla donc à ce bar, dans une rue adjacente.

Il prit un verre de coca, moi un café. Et il parla. Beaucoup, parce que je le fis peu, de mon côté.

En y repensant, je crois que j’aurais accepté ce verre de n’importe qui, pour peu qu’il ne s’agisse pas d’un mec venant de qui j’aurais senti une séduction autre qu’éphémère… quoi que ce soit risquant d’être « sérieux ». Dans son cas, le fait qu’il m’apparaisse comme un petit con jouait en sa faveur.

Je m’interrogeais sur les raisons pour lesquelles il était venu m’aborder lors de ce deuxième passage. Comment me voyait-il ? Comme l’occasion incroyable, alias un accostage lourdaud dans la rue qui payait – champagne ? Une femme plus expérimentée porteuse de promesses sexuelles dont il pourrait profiter en s’en vantant ensuite à ses potes ? Ou qu’il pourrait enculer, comme je le leur avais suggéré à propos de cette histoire d’hymen ? Peut-être quelque chose dont ils avaient parlé entre eux durant mon absence. Un pari ou une autre connerie, qu’est-ce que j’en savais… Une cochonne qui parle de sodomie et qui se laisse aborder, ça se tente, non ?

Et je ne pouvais m’empêcher de songer à cette dernière éventualité. Je crois que j’aurais aimé ça : qu’il m’emmène quelque part et s’empare de mon cul. Qu’il recommence, en invitant au passage ses amis. Du moins, étaient-ce les idées fantasques que créait mon esprit. Je ne l’aurais pas voulu, en réalité. Pas vraiment. Je le précise, parce que c’est important de faire la part des choses à ce sujet : entre ce qui est dans l’imagination et ce qui est dans la réalité. La confusion entre les deux est dangereuse. J’étais moins avec lui que dans mes pensées, en tout cas. Pas vraiment proche, pas vraiment distante non plus… Psychologiquement, j’entends. Je restais surtout curieuse, autant de l’intérêt qu’il me manifestait que de voir si échange aboutissait à quelque chose mais, honnêtement, je n’y croyais pas vraiment. Je n’y croyais même pas du tout ; j’observais juste ce qu’il se produisait, en attendant que l’on arrive à un point de rupture. Façon pour moi d’explorer l’effet que je pouvais faire, et si de mon corps éteint, de mon âme étouffée, pouvait encore sortir quelque chose.

On n’avait pas grand-chose à se dire, mais c’est toujours ainsi dans ces histoires de drague.

Je me permets un aparté à ce sujet.

Draguer est quelque chose qui ne concerne jamais la personne que l’on a en face. C’est un besoin purement personnel, en fait : s’assurer de son potentiel de séduction, de ses capacités à exposer… non pas vraiment soi-même, mais une surface que l’on pense susceptible de plaire. Rien de bien passionnant, en somme. Rien de vrai, surtout. On ne cherche pas réellement à se connaître ; seulement à atteindre un but. C’est pour ça qu’il en sort rarement du positif. On donne une image qui n’est basée sur rien : ni sur ce que l’on est vraiment, puisque l’on joue un rôle, ni sur ce qu’attend l’autre, puisqu’on ne le connait pas encore… Au mieux, sur des aprioris. Sur des stéréotypes que l’on pense efficaces. Le mec « sûr de lui ». La fille « niaise »… On est dans le superficiel au mieux, et au pire dans le faux. On dit ce que l’on croit devoir dire, et on répond ce que l’on croit devoir répondre. Disons-le clairement : les techniques de drague qui passent sur le net, c’est de la connerie. Les discours sur la friendzone ou toutes les autres théories fumeuses sur le sujet, c’est de la connerie aussi. Personne n’a besoin de savoir draguer, sinon pour contenter son égo, et si c’est le cas il faut s’interroger dessus. Si on est attiré par une personne, la seule chose dont on a besoin d’être capable est de lui adresser la parole, de chercher sincèrement à la connaître et de se montrer tel que l’on est vraiment. Le reste est à foutre à la poubelle.

On était donc dans cette superficialité totale avec ce mec, et je crois que tout en moi lui disait qu’on n’avait pas grand-chose en commun, et tout en lui me soufflait la même chose, mais ce n’était pas très important, finalement, puisque l’important était de savoir si notre but était le même. Pour moi, du moins. J’écoutais sans entendre, du coup. Je pensais, plutôt.

Tout à coup, je lui dis :

– Tu habites dans le coin ?

Probablement, ce que j’attendais fut visible dans ma brusquerie. Je songeais en même temps : il doit se dire que je suis grave… Et je ne sais pas si je me faisais pitié ou si je m’en foutais totalement, mais le fait qu’il soit plus jeune et cette idée persistante que, de toute façon, il ne se produirait rien me rendait plus bravache.

Il habitait chez ses parents. Sérieusement…

Tu veux que je te suce ?

Je ne le lui aurais pas dit, mais je le pensais, prise de lassitude mais aussi d’un fond de provocation devant cette drague qui me paraissait absurde. Et pourtant, même avec cette conscience-là, ce n’était pas aisé de sortir ces mots. Une autre, peut-être, aurait pu. Dans d’autres circonstances. Avec un autre vécu.

Je crois qu’à partir de là, je n’écoutais plus du tout ce qu’il disait. Il dit encore quelques trucs mais j’étais trop ailleurs, il y avait des bribes d’Ayme qui me revenaient, et de mon quotidien, et de la stérilité même de l’instant, de toute cette absence de sens… de tout. Partout. Ma tête bouillonnait. Je me levai suffisamment brusquement pour faire se renverser son verre qu’il rattrapa avant qu’il ne se vide réellement sur la table. Je ne saurais dire ce qui m’arriva, alors. Une forme de vertige. Un besoin de fuir cette situation qui ne menait à rien et dont la superficialité me dérangeait. Qui n’était pas ce que je voulais. Je le regardai dans les yeux en lui disant que j’allais aux toilettes et… je ne sus pas vraiment comment je le fis, je veux dire : quelle attitude exacte j’eus, sinon que j’étais paumée, mais je dus le faire d’une manière particulière ou… je ne sais pas. Je pense qu’il y eut quelque chose, en tout cas. Quelque chose que j’ignorais. On n’est pas toujours conscient de ce que l’on donne à voir. Au moins de l’ambiguïté, puisque je ne savais pas moi-même ce que j’éprouvais.

Toujours est-il que je n’étais entrée dans les toilettes que depuis quelques secondes quand je le remarquai à l’entrée de la pièce. Et que ça me fit un choc, parce que je savais ce que ça pouvait signifier et que j’étais dans du concret. Non plus uniquement dans tout ce manège sans sens ou dans mon imagination.

On était dans un grand bar, avec un étage, et une série de sanitaires au deuxième niveau. Et pas de clients : tous étaient restés en bas, leur brouhaha montant jusqu’à nous dans une intensité qui noyait tout désir de parler. Je n’en avais pas, de toute façon.

Je me demandai quelle image je pouvais bien donner à ce gamin, et ce qui allait se passer, et ce qu’il dirait de moi, à ses potes : comment cette histoire sonnerait dans sa bouche, comment elle serait présentée.

Je m’appuyai contre le lavabo derrière moi et le fixai, dans une attitude qui fut certainement provocante. Je le suppose. Je ne maîtrisais pas tant pour autant.

Il parut hésitant, avec son vernis de gars qui joue le rôle qu’il croit attendu de lui, soit celui de la séduction et du mec, du vrai, aussi ridicule que ce soit, mais qui est décontenancé par ce qu’il voit. Et avec quelque chose de plus incisif en lui, aussi : je voyais vraiment poindre le sale gosse que j’avais présumé. Et il examinait mon visage : ce visage dont l’expression – s’il y en avait une – m’était certainement étrangère à moi-même, puisque je ne savais que faire de toutes les contradictions de mon esprit.

Sa voix, quand elle s’éleva, eut un accent agressif qui me perturba :

– Pourquoi est-ce que tu es venue ici ?

Bonne question… Je lui répondis par une autre :

– Pourquoi est-ce que j’ai accepté de boire un verre avec toi ?

Il hocha la tête. Il paraissait méfiant, en attente de ce que je dirais, et si dur, alors, que j’eus le sentiment d’avoir peut-être trop joué avec le feu ; que je ne pouvais pas attendre que ça se passe forcément bien avec le premier inconnu rencontré dans la rue. Que je n’aurais peut-être pas dû entrer dans ce jeu de séduction, ou que j’aurais dû être sûre de ce que je voulais vraiment avant cet instant. Que je devrais être sûre, maintenant. Le premier qui m’avait abordée, son pote, semblait adorable. Lui m’offrait une image toute autre. Lui ne paraissait pas prêt à me passer toutes mes ambiguïtés.

Je ne répondis pas.

Parfois, quand on ne sait pas si ce qu’on va dire risque d’améliorer ou d’empirer les choses, mieux vaut se taire. Et là, je constatais que je n’avais rien à lui donner qui pourrait contredire l’idée qu’il était en train de se faire de moi, et que je voyais bien : celle d’une allumeuse qui s’était joué de lui, et même mon attitude provocante me desservait, à ce sujet, mais je ne pouvais pas m’en défaire. C’était le rempart qui me restait. Et puis j’ignorais trop ce qui allait arriver. J’étais aussi peu sûre d’avoir vraiment envie qu’il me saute, comme j’avais pu le lui laisser penser, que sûre d’avoir envie de repousser cette idée.

Laisser la porte ouverte à une situation, c’est une chose… Le faire vraiment, c’est différent.

Et, au cas où ce soit nécessaire de le préciser, ça n’autorise pas à la forcer si on veut la refermer.

Je rétorquai d’une question :

– Et toi, qu’est-ce que tu attends ?

– Comment ça ?

– Qu’est-ce que tu espères ?

Il fronça les sourcils.

Je crois qu’il n’avait rien à répondre à ça, ou que, comme moi, il ne voulait pas le dire, alors il se tut également.

– Putain, souffla-t-il enfin.

Et il s’avança, avec un air embarrassé mais toujours ce fond agressif en lui, en-dessous, et il essaya de m’embrasser.

De réflexe, je détournai la tête. Le souvenir du dégoût que j’avais éprouvé lorsque cet autre homme, ce type plus âgé, m’avait fourré sa langue dedans, était encore trop vif et je n’avais pas envie de ses lèvres sur les miennes. Peut-être juste de sa queue. Et je pensais encore à Ayme.

Toujours, à Ayme.

Tout le temps. Son ombre sur moi.

Je ne m’attendais pas à la façon dont il me bloqua contre le lavabo en mettant la main entre mes cuisses dans un geste qui n’avait plus la moindre once de séduction. Plutôt à l’image des reliefs anguleux de son visage. Durs et secs.

Pourtant, je m’en échauffai. Mon entrejambe se mit à me brûler. Et dans mon esprit, se mêla un ensemble de peur, de culpabilité, et d’excitation, et de révolte, aussi, et de désir de partir comme de poursuivre ce qui arrivait. Il pressa sa main contre ma jupe, et plissa ma culotte dans le mouvement, serra, faisant entrer le tissu dans les replis de ma chair, m’en faisant sentir la moiteur et la sensibilité. Et, en même temps, il y avait ce regard, chez lui, qui oscillait entre perte de repères et gêne face à mon attitude, comme s’il voulait voir comment j’allais réagir, aussi : ce que je lui montrerais puisque je ne lui disais rien. Mon bassin pulsait, mon corps hurlait, ma tête était un champ de bataille, une terre dévastée. Et, lorsqu’il m’attrapa finalement par le cou pour m’embrasser malgré mes réserves, et passa la main sous ma jupe pour presser plus vivement contre ma culotte, j’accueillis ses doigts avec une sensation de chaleur brûlante qui se heurta à un choc dans mon esprit.

Parce que je ne savais même pas ce que je voulais. Et que ça n’allait pas, en conséquence. Ça ne pouvait pas aller. Qu’il me relâche et me laisse partir. Qu’il déboutonne son jean et sorte son sexe. Qu’il me retourne contre le lavabo et m’y maintienne pour me baiser aussitôt. Qu’il s’empare de mon cul, dans cette pratique que j’avais suggérée en boutade, dans la rue, sans savoir le moindre instant qu’elle me mènerait là où je me trouvais alors.

J’étais glacée de l’intérieur et enflammée sous ses doigts. Aussi incohérente que soit la dualité de ces deux sentiments.

Lorsqu’il écarta enfin ma culotte, j’échappai à ses lèvres et m’agrippai à son bras sous la violence des sensations qui m’assaillirent, me faisant trembler de besoin et de choc à la fois, et je ne savais plus si je m’accrochais à lui pour le repousser ou pour le tirer à moi.

On était dans des toilettes de bar, avec le brouhaha venu du niveau inférieur, et aucun de nous n’avait même fermé la porte nous séparant du couloir. Pas vraiment cachés. Ça dépendrait si quelqu’un arriverait et j’ignorais si ce serait le cas, mais je doutais qu’on puisse rester longtemps sans que personne ne débarque.

– Arrête, me mis-je à souffler dans son cou, haletante et molle.

Mon excitation physique était claire, mais mon esprit ne l’était absolument pas.

Aucun mot ne passa ma gorge nouée tandis qu’il poussait un doigt en moi, me faisant me raidir et me plongeant dans une confusion plus intense, encore, et serrer vivement son bras. Tout autour de moi n’était plus que brumes et seule ma chair semblait savoir ce qui lui arrivait.

Dans un sursaut, je le repoussai. Des deux bras. Avec force.

Et il me laissa enfin m’écarter comme l’avait fait ce pédophile, plus jeune, m’accordant de m’échapper enfin.

Je fis plusieurs pas de côté. Je déplissai ma jupe, repris ma respiration, pris conscience de ce que je venais de vivre, et à quel point ça avait été violent.

Pris conscience de ce qu’il venait de se passer.

Je lui fis remarquer :

– J’ai dit « arrête ».

Mais il objecta je ne sais plus quoi… Que je savais très bien que je l’avais voulu. Des trucs comme ça. Je n’entendis pas vraiment ses paroles, en fait, sinon leurs accents agressifs. Et je ne sus dire s’il disait vrai ou non.

Je tournai enfin le visage vers lui pour voir son expression qui était celle de l’incompréhension, et je me rendis compte que j’étais incapable de lui montrer autre chose que le mystère que je représentais désormais aussi pour moi-même. Mon corps pulsait toujours de besoin inassouvi, mais je décidai de l’ignorer. L’urgence de fuir fut tout ce que j’éprouvai. L’urgence de me casser de cette situation et la peur, aussi : de lui, de moi-même, de mes réactions… de tout ce qui pouvait m’arriver.

Je ressortis dans la rue. Il ne me suivit pas. Je marchai. Je courus presque et je ne pus cesser de trembler qu’une fois revenue dans le métro, emportée dans le clair-obscur de ses tunnels.

Là, enfin, je repensai à ce mec, à ce qui s’était produit et ce qu’il devait se dire, de son côté.

Peut-être regretterait-il ses gestes ou se lamenterait-il plutôt sur leur dénouement.

Peut-être se branlerait-il en songeant à moi ce soir. Je l’imaginais. Il porterait à son nez le doigt qu’il avait enfoncé dans mon corps et se dirait que c’était les boules, que ça ce soit arrêté là. J’y pensais fortement : à son orgasme en se rappelant de moi.

Ainsi sombre la chair – 19 ans

19 ans

J’avais 19 ans quand j’ai rencontré Ayme.

Ce n’est pas son vrai prénom, bien évidemment : le vrai, c’est Aymeric, mais je l’ai toujours appelé ainsi. Ses amis l’appelaient comme ça, aussi, et je crois que je suis tombée amoureuse de son prénom comme de lui. Ils allaient parfaitement ensemble et il était Ayme, comme « aime » était ce qu’il incarnait pour moi : ce sentiment intense et inédit qui m’emportait soudain en fracassant tout ce qui avait pu composer auparavant mon existence. Qui me faisait voler au-dessus des Cieux.

J’avais donc 19 ans et s’il n’était pas mon premier petit ami, il était le premier et le seul qui ait jamais mérité d’être considéré comme tel, pour moi.

Je n’étais pas spécialement une oie blanche, à cette époque. J’étais déjà trop adulte, même, pour dire vrai. La vie s’était chargée de faire ça de moi, pour des raisons que je développerai plus tard. J’avais une vie sexuelle active depuis plusieurs années et suffisamment de curiosité concernant le sexe pour avoir un vécu qui a surpris Ayme, les premiers temps. Pourtant, avec lui, c’était comme si je repartais de zéro. Comme si je n’avais rien fait, avant, comme si je redécouvrais tout. D’une part, aucune de mes relations précédentes n’avaient été liée à un attachement affectif ou même un intérêt réel pour la personnalité des mecs avec qui je sortais, même si je l’aurais aimé, aussi. Je n’avais juste pas rencontré « le bon », et je m’en étais accommodée, ne sachant pas ce que c’était de tomber amoureuse, alors.  D’autre, part, je ne pense pas qu’il y ait une expérience si extraordinaire à tirer de la succession de rapports de courte durée, comme je l’avais vécu. Je vois parfois des gens glorifier leur nombre d’amants et pourtant j’ai appris bien plus d’une relation suivie sur des années que de dix, certes variées, mais éphémères, non seulement sexuellement mais sentimentalement. En soi, j’ai même du mal à trouver des caractères réellement distinctifs à mes précédents amants. Il y a celui à qui j’ai fait ma première fellation, celui qui m’a fait découvrir le cunnilingus, celui que j’ai chevauché pour la première fois et… même, je ne suis pas sûre de ne pas en confondre deux, pour tout dire. Sur le coup, ces premières découvertes avaient de la valeur. Ce que j’avais vécu avec l’un ou avec un autre comptait, mais à l’arrivée, elles se sont toutes noyées dans un magma commun. C’est comme des trophées que j’aurais décrochés et qui seraient devenus obsolètes depuis. Sans intérêt. Il y a le « avant Ayme » et le « avec Ayme », et toute ma vie sexuelle ne se sépare qu’en ces deux périodes distinctes. Je crois même que tous les autres sont presque devenus « un », à force : un amant anonyme, commun entre tous, avec qui j’aurais vécu un certain nombre de premières fois mais qui se sont toutes effacées du jour où j’ai pu les redécouvrir avec l’homme que j’aimais.

Il y a donc eu Ayme…

Ayme et les années qui se sont succédées.

Le temps est une épreuve si violente pour le couple… Est-ce que c’est bien celle-ci, la vie à laquelle tu rêvais ? Je crois qu’on se pose tous la question, un jour. Au début, il peut sembler aisé de répondre « oui ». Puis ça devient plus difficile.

Comment imaginais-tu ta vie ?

Je pense que, à de très rares exceptions, personne ne dirait « comme maintenant ». Et pourtant, avec Ayme, ça a longtemps été ce que j’éprouvais et même mieux : pas aussi belle… Je m’en émerveillais à en être troublée, confuse. Je n’avais jamais attendu autant de la vie. Et je ne savais pas que ça pourrait durer ainsi.

J’ai donc rencontré Ayme à 19 ans. Il en avait 21. Il n’était pas le plus beau mec du coin – son pote, qui me draguait à l’époque et qui nous a permis de nous rencontrer, l’était plus que lui – mais il était assez beau pour moi et il avait une lumière dans les yeux comme je n’en avais jamais vue. Quelque chose de profond et de gai, qui faisait pétiller son regard comme si là était l’incarnation-même de la vie. J’ai toujours été attirée par les personnes à part, et Ayme avait aussi ce petit côté bad boy qui marche parfaitement sur moi. Il était assez réservé, mystérieux, petit consommateur de drogues – il fumait surtout des  joints, même si pas seulement – et puis, surtout, c’était la première fois que je rencontrais quelqu’un comme lui. Cette curieuse alchimie, soudaine. Cette découverte extraordinaire d’une personne avec qui j’aurais pu grandir, un alter ego stupéfiant qui avait de la proximité du frère, et de la simplicité de l’ami d’enfance, mais même au-delà : quelqu’un de fait pour moi. Une évidence. Quelqu’un qui m’était apparu comme un cadeau, magnifique et improbable. Quelqu’un qui m’avait fait sentir à quel point la vie avait été vide, sans lui, auparavant, et à quel point elle le redeviendrait s’il devait n’être plus là. Quelqu’un qui avait mis sa pierre en moi, son petit engrenage, qui m’avait soudain fait marcher.

Bien sûr, je suis tombée très vite amoureuse. Ayme ressemblait à mon père – forcément : paye ta psychologie de base avec ton modèle paternel – et j’admirais son esprit et sa culture comme j’avais apprécié les discussions que j’avais longtemps eues avec mon père, à l’époque où c’était encore possible, quand on s’asseyait à la table de la cuisine une fois le repas fini et les assiettes débarrassées. Le fait qu’à l’époque, cette période-là de ma vie soit déjà derrière moi avait probablement joué : le fait que je n’avais presque plus eu de famille, que j’en avais une nouvelle à rechercher. Avec Ayme, on parlait de tout, on s’abreuvait des mots de l’autre, on se noyait dans le plaisir d’être ensemble, et toute la vie, autour de nous, me paraissait elle aussi un cadeau. On n’habitait pas encore sur Lyon, à ce moment-là. On vivait en Bretagne. Je n’en étais pas originaire mais, sur la fin, ma famille s’y était installée et Ayme y avait toute la sienne, tous nos amis aussi vivaient là, nos camarades de classe, et tous ceux qui composaient alors notre existence.

On sortait beaucoup. On s’amusait énormément. On vivait tout avec folie, et avec excès aussi, comme on peut si bien le faire à cet âge où le monde semble nous ouvrir si grands les bras. Où la vie toute entière nous crie de la croquer, et de prendre tout ce qu’on peut prendre alors, et de se gaver de tout ce qui s’offre à notre portée. Et on n’était jamais seuls. Nos amis, aussi, étaient une partie de nous. Des sourires partagés et des doigts qui ne voulaient jamais se désenlacer. Tous ensembles. Tout le temps.

Et le sexe était bon, également. On avait une vie sexuelle enjouée, on s’éclatait à essayer des expériences soit qu’on n’avait encore jamais vécues l’un ou l’autre, soit qu’on n’avait jamais vécues ensemble, et à profiter des occasions insolites, et à s’aimer, tout simplement. Tout était neuf, puissant et formidable. Je n’avais jamais ri, je n’avais jamais pleuré, je n’avais jamais eu de plaisir, je n’avais même jamais été touchée, aucune main ne s’était posée sur mon sein, aucun souffle dans mon oreille, aucune blague partagée, aucune connaissance… de rien. J’étais l’enfant né, candide et pur, et tout mon être ne s’emplissait que d’Ayme, de ce qu’il était, lui-même, de ce qu’il était pour moi, et de ce qu’on était tous deux l’un pour l’autre.

Quel que soit ce qu’a pu devenir notre couple plus tard, et comment a pu dériver notre relation, et ce qui pourra nous attendre, encore, l’un l’autre, je n’ai jamais oublié ça. Et je ne l’oublierai pas. J’ai été amoureuse comme je n’aurais pu imaginer l’être un jour. Et j’ai été heureuse comme je ne croyais même pas que l’on puisse l’éprouver. J’ai vécu des années avec la conscience de cette chance incroyable, et je l’ai encore. Malgré tout ce qui s’est passé, depuis. Ayme m’a offert ça. Et rien ne pourra jamais le détruire, même si on finit en ruine lui et moi. Il y a eu ça : cette flamme extraordinaire. Et elle continuera toujours à être là, même vacillante, même éteinte : vibrante au moins dans ma mémoire. Vibrante, dans ce qu’on a été, vibrante dans ce qu’on a fait. Vibrante, dans tout ce que ça veut dire de lui, de moi, de nous…

J’évoquais plus tôt le fait que passé un certain nombre d’années, personne n’aurait imaginé son existence telle qu’elle a pu le devenir. La vie peut nous faire de ces coups… Et pourtant, elle est là, cette vie, alors comment faire pour s’en accommoder ? Comment dealer avec ces relents de regrets, et cette conscience terrible qui te tombe dessus et te chuchote que tous les rêves sont voués à mourir… ou qu’ils ne durent qu’un temps, qu’ils n’ont  de réalité que dans l’instant exact dans lequel ils s’accomplissent, aussi beaux, aussi magnifiques qu’ils aient pu être. Ce temps qui ternit tout, jusqu’à ne laisser derrière lui que des éclats auxquels tu te raccroches parce que, malgré tout, tu as de la chance de les avoir encore, ou d’en garder une forme de traces, même s’ils ne sont en fait plus que des bribes, des effiloches ponctuant une vie qui n’est plus depuis longtemps celle que tu as rêvée. Mais tu n’as pas envie de les perdre, ces effiloches, alors tu t’accommodes.

Tu espères.

Peut-être qu’un jour, je dirai que je suis morte, à un moment donné. Je dirai que ma relation avec Ayme m’a tuée, m’a détruite, a fait mourir des parts de moi qui ne renaîtront jamais, m’a trop cassée pour que je puisse encore être réparée. Mais il y a eu ça, entre nous. Ça. Cette beauté stupéfiante, merveilleuse et inattendue. Cette vie, que j’ai touchée, et que je ne demandais pas si belle, alors.

Je serai morte. Peut-être. Mais, à un moment donné, j’aurai vécu.

Ainsi sombre la chair – A partir de là

A partir de là

A partir de là, j’ai commencé à considérer que c’était possible. A partir de cette rencontre, de ce type que j’avais suivi dans sa bagnole et avec qui j’aurais pu coucher si je ne m’étais pas défilée.

Je n’étais pas comme ça, je n’étais pas vraiment comme ça. J’étais encore une fille avec ce que l’on peut appeler des principes. C’est toujours très con, des principes, ou alors très noble, ça dépend. Ça dépend du regard, de l’angle de vue, de la hauteur à laquelle on se place… Et, bien que très ouverte à ce sujet, j’avais dans l’idée que la libération sexuelle que je concédais volontiers à d’autres n’était pas pour moi. J’étais du genre « faites-le ! », mais moi… « Ah non, moi je ne fais pas ça ». Non mais sérieusement. Je ne couche pas avec d’autres personnes que mon mec, je ne couche même pas avec différentes personnes sur une période relativement restreinte, je ne couche même pas, en fait. Du moins, ces derniers mois, je ne couchais plus. J’avais toujours aimé le sexe mais ça ne me gênait pas de le faire passer après ma relation amoureuse. Ou presque… Je ne vais pas prétendre que je le vivais bien, mais c’était un sacrifice que je faisais. Un sacrifice involontaire, un peu comme l’enfant qui va mettre un temps de côté son épanouissement personnel pour s’occuper de ses parents malades. Là, c’était ce que je faisais : j’étais malheureuse, j’étais en manque, mais je mettais ma vie sexuelle de côté. J’essayais encore de sauver ma vie amoureuse, et, si je devais faire un choix, je préférais sauver celle-ci. De sexe, on peut s’en passer – j’en ai fait l’expérience, je survivais –, même si difficilement. D’amour aussi, mais c’est plus dur. On se passe de tout, après tout, quand on n’a plus rien entre les mains. Je ne le voulais pas, du moins. J’avais rencontré mon alter ego, le compagnon merveilleux de ma vie, je continuais à placer ça avant ma vie sexuelle. Choix à la con, peut-être, mais les cartes que j’avais en main étaient tellement insuffisantes, et tellement restreintes, que je faisais bien ce que je pouvais. Quand on n’a que des cartes de merde à jouer, on en joue une ; on n’est pas moins conscient que c’est une carte de merde. Tu as un sept de carreau et un huit de pique, euh… tu joues le huit ?

En soi, je ne sais même pas pourquoi j’ai commencé à renverser cet ordre établi. Frustration sexuelle intense ? Ras de bol ? Sensation du temps qui, lui, s’écoulait bel et bien, et que je ne pourrais jamais retenir ? Envie de faire un gros bras d’honneur à mes cartes daubées, à la vie, à Ayme qui m’avait réduit à ce jeu de merde, à mon existence misérable ?

Un peu de tout ça, probablement.

Au fond de moi, je n’envisageais pas de pouvoir le faire avec un mec pour qui j’éprouverais autre chose que du mépris, toutefois. Je pense que c’est significatif du fait que j’étais dans la culpabilité de re-faire passer un instant ma vie sexuelle avant l’Everest que je m’échinais à gravir quotidiennement pour sauver ma vie amoureuse, ou du moins ce qu’il en restait. OK, je coucherais. Une queue transpercerait mon bas-ventre, mais ce serait une queue que je ne reverrais jamais, et que je ne risquerais pas de revoir, de toute façon. Je ne coucherais pas avec quelqu’un que je pourrais aimer. Un peu comme dans ce roman de Boris Vian où la mère veille à ne manger que de la viande avariée pour laisser les plus beaux morceaux à son enfant : même prendre les parties les moins nobles ne lui suffit pas, il faut qu’elle les laisse pourrir pour avoir la sensation de se sacrifier assez pour son enfant. J’agirais de la même manière : je passerais ma frustration sexuelle sur une queue anonyme, mais cette queue appartiendrait à un homme que je n’aurais jamais pu aimer, par qui je ne me serais même jamais laissée draguer auparavant – j’y aurais coupé court –, qui ne me plairait pas. Je laisserais donc ainsi les meilleurs morceaux de moi-même à Ayme, morceaux dont il ne bénéficierait pas parce que notre relation ne le lui permettait pas, mais dont il aurait quand même l’exclusivité – quelle connerie, quand l’idée restait qu’il ne soit jamais au courant.

Après cette première expérience dans la rue, donc, m’a vraiment trotté en tête l’idée de recommencer, et puis d’aller plus loin. Oh, comme je l’ai déjà dit, ce n’était pas la première fois, bien sûr. J’avais déjà songé, auparavant, à aller trouver ailleurs le contact sexuel qui me manquait tant – je n’envisageais même pas le plaisir ; juste la possession, mais sans imaginer un passage à l’acte pour autant. Je fantasmais tout simplement, mais voilà, c’était en moi.

Cette fois-là a changé la donne. Elle m’a fait prendre conscience que ça pouvait arriver, pour de bon : que c’était possible et que c’était même, peut-être, quelque chose que je pouvais provoquer.

Mon esprit en était sans cesse occupé.

Curieusement, je ne ressentais pas de culpabilité vis-à-vis d’Ayme ; juste de la colère parce qu’il était responsable de ce que je vivais, après tout. C’était sa création. Son œuvre. Lui seul m’avait restreint à ces pauvres cartes, et peut-être étais-je même trop généreuse dans ma considération du peu qu’il m’avait laissé. Peut-être n’avais-je déjà plus depuis longtemps qu’une seule carte : ce 7 dont je ne savais que faire et que je serrais pourtant avec force entre mes mains, de peine de le perdre, lui aussi. C’est ça, aussi, ces spirales délétères dans lesquelles on s’enfonce : on ne se rend même plus compte de la profondeur à laquelle on a sombré. Je songeais juste à recommencer. A ça, cet anonyme, et ces mains et ce sexe qui pourraient entrer en moi.

Je me retrouvais donc après cette première expérience d’adultère qui n’en était pas vraiment un, perdue, consciente seulement d’avoir mis le premier pied sur une voie qui m’obsédait, soudain, et je m’interrogeais sur ce que j’attendais exactement. Ma seule certitude était que je ne voulais personne dans ma vie – d’autre qu’Ayme, et encore c’était l’Ayme d’avant que j’aurais voulu –, du moins personne sérieusement. J’étais en deuil, d’une certaine façon, et dans un putain de deuil profond que je présumais durer toute ma vie. Ayme n’était pas juste l’être que j’avais aimé. Il était celui avec qui j’avais projeté de finir mes jours, celui qui devait toujours être là, jusqu’au bout. Je doutais de pouvoir annihiler totalement la part de moi qui continuait à rêver à ce qu’un renouveau de notre relation soit possible, toute infime qu’elle soit, et toute assaillie de rappels à la raison, mais mon sentiment d’échec n’en était pas moins fort. Je refusais de céder à un autre la place qui lui restait toute entière en mon âme et ma vie dévolue. Je préférais voir le siège vide et inoccupé. Ce ne pouvait être que lui ou personne d’autre. Lui ou le néant.

Le cul… Bon, il y avait plusieurs raisons pour lesquelles je refusais de m’en passer.

Primo, je ne me reconnaissais plus. Le sexe avait toujours représenté une part trop importante de ma vie pour que je puisse la voir péricliter ainsi sans m’en sentir blessée. Que m’était-il donc arrivé ? Mon imagination fonctionnait encore, pourtant. Mes désirs aussi. Mon corps était juste un désert aride, une terre ayant fini par s’habituer à manquer d’eau, même oublieuse du fait qu’un jour elle avait pu être abreuvée.

Ensuite, recommencer à avoir des rapports sexuels m’aiderait. J’y songeais, en tout cas. Nous aiderait, même, tous deux. M’émanciper sur ce plan m’apporterait l’oxygène dont j’avais désespérément besoin pour pouvoir rester forte. D’un côté, j’essayais de sauver ce qui avait été notre couple, de l’autre je m’occupais de moi. Juste moi.

Enfin, et probablement était-ce le plus fort, je vivais cette optique de retour à une certaine sexualité comme une forme de revanche. Une façon de me dire que, ça au moins, juste ça, Ayme ne me le prendrait pas. Je lui donnais déjà tout. Je lui donnais même ce qu’il ne revendiquait pas, ce qu’il ne m’aurait jamais demandé parce qu’il aurait été fou de le faire : je lui donnais mon cœur à vie. Je lui donnais mes aspirations, mes rêves et mon existence. Je lui donnais tout ce que j’étais. Et je savais que j’étais ambiguë dans mon comportement vis-à-vis de lui, mais je n’étais que ce qu’il m’avait fait devenir, après tout : pétrie d’illogismes, incapable de trancher entre plusieurs possibilités toutes plus honnies les unes que les autres, perdue entre la peste et le choléra – et je choisissais le SIDA. Mais il y avait quand même certaines choses que je lui refusais. Me faire tomber en dépression. Ça, je l’avais assez frôlé depuis que notre histoire avait mal tourné et je rejetais férocement l’idée même qu’il puisse me pousser jusque-là. Et me priver de ma vie sexuelle.

Je devais en avoir encore, et j’en aurais. J’en aurais juste une avec des personnes qui ne toucheraient jamais mon cœur.

Ainsi sombre la chair – 14 ans

14 ans

Retour en arrière.

Il y a des choses qu’il faut que je raconte pour permettre de comprendre ce que je faisais à ce moment-là dans cette rue et pourquoi je me trouvais ainsi aux prises avec ces désirs qui m’obsédaient autant que je craignais de les voir se réaliser. C’est comme la réalisation d’un puzzle : on ne le fait jamais en découvrant l’une à la suite de l’autre des pièces contiguës. Il faut d’abord les retourner, les examiner, puis construire de petits assemblages, dévoilant des détails, donnant une première idée du contenu… Et petit à petit combler les vides.

Voici un premier lot de pièces.

J’ai eu mon premier rapport sexuel à 14 ans, ce qui, je le sais, est jeune.

Trop, je trouve. C’est l’âge auquel on veut faire comme les adultes, en oubliant qu’on n’en encore qu’un enfant.

C’était bien avant cette rencontre dans la rue, bien avant Ayme. C’était précisément à la moitié de l’âge que j’avais quand j’ai vécu cet épisode décisif dans ma vie, et qui a entrainé tous les changements successifs qui sont l’objet de mon récit.

A l’époque, pourtant, je trouvais ça limite trop tard… Enfin, bien sûr, je savais que ce n’était pas dans la norme, je n’étais pas complètement à l’ouest non plus, mais ma virginité était alors un fardeau dont je languissais de me débarrasser, et puis il y avait aussi cet empressement caractéristique de l’enfance, qui est celui de vivre ses premières expériences plus tôt. Pas seulement plus vite, parce qu’il y a d’abord le besoin d’accéder à l’interdit, certes, soit ce qui appartient au monde des adultes, mais il y aussi le désir de le faire à un âge auquel les autres n’y ont pas touché. Parce que c’est ce qu’il y a dans ce « plus tôt », et ça ne se limite pas au sexe : on veut toujours grandir trop vite. Il y avait la fierté de pouvoir annoncer ce chiffre ; d’être dans l’exception, le rare, mais la rareté qui est celle de la précocité, pas celle du retard. C’est quelque chose qui se tasse, plus tard. Quoiqu’il en soit, on n’en passe pas moins tous par-là.

Je couchais donc avec le premier qui le voulait.

Le parallèle avec ce « premier homme » dont je viens de parler, m’apparaît désormais évident, mais ça ne s’arrête pas là : il y avait eu un autre évènement, un autre type avec qui j’aurais pu le faire avant, un vieux qui devrait avoir plus de 50 ans. Depuis, je sais qu’il s’agissait un pédophile, mais j’avoue que, longtemps, j’ai cru que ce terme ne convenait que pour les rapports avec des enfants non formés : ceux qui n’ont pas encore eu leur puberté ou que j’imaginais plus être des « enfants » que moi. On ne voit pas toujours que, ce dont on plaint les autres, ou ce que l’on condamne, on l’a soi-même vécu. Je peux m’estimer chanceuse d’avoir eu l’éclair de conscience, soudain, qui m’a permis de me tirer : de ne pas être restée figée sans ne plus savoir comment faire pour reculer.

J’avais donc 14 ans, assez avancés : les 15 n’étaient pas loin, la séquence du pédophile datait de plusieurs mois avant mais je ne savais de toute façon même pas vraiment dire ce que ça avait été, donc je n’en gardais qu’un souvenir embarrassant mais avec lequel je pouvais encore m’arranger, et je me préparais à coucher avec le premier mec qui avait voulu de moi.

Il faut situer qu’à l’époque, je me trouvais moche, insignifiante, sans intérêt, comme ça arrive souvent à l’adolescence. J’agissais donc comme on le fait lorsqu’on ne sent pas beau : je cachais mes boutons derrière des mèches de cheveux tombantes, je portais des sapes trop amples et totalement uniformisées avec celles des autres ados de mon âge, et je souriais peu. Pas une caricature non plus, bien sûr, mais juste l’attitude de base qui fait que, aussi jolie que tu puisses être, ça ne se verra jamais. Et Baptiste était à mon image, ou celle que je me faisais de moi, du moins. Il était très laid, très grand, très dégingandé, à des années-lumière de ma personnalité et de mes valeurs – je supportais même son racisme, c’est dire à quel point j’avais accepté le premier qui s’était présenté –, même si à mon contact il faisait des efforts pour se taire à ce sujet, et il avait les années suffisantes de plus que moi pour vouloir perdre sa virginité lui aussi. Je n’étais donc pas difficile.

Avec le recul, et quand je considère ce qu’a été ma vie depuis, je crois que je ne l’ai jamais été. Je n’ai jamais choisi, j’ai juste considéré ceux qui m’approchaient et réfléchi à la réponse que je leur donnerais… Sauf avec Ayme, bien sûr, mais Ayme a toujours été l’exception.

A cet âge de ma vie, en tout cas, je ne l’étais pas. Je voyais moins le jeune homme avec qui je sortais que l’occasion qui s’offrait à moi.

Je me retrouvai donc avec Baptiste, ce garçon, grand, maigre, maladroit, qui était totalement amoureux de moi – comment j’ai pu susciter un sentiment aussi fort chez lui est toujours resté une énigme –, ce à quoi je répondais que « moi aussi », parce que j’avais envie de coucher et que je n’allais donc pas lui dire que ce n’était pas réciproque. Donc « moi aussi ». Et on était tous deux embarqués dans cette curieuse épreuve qui est celle de perdre sa virginité lorsque l’on est mineur, c’est à dire qu’il avait fallu lui faire comprendre que j’étais partante mais sans le dire parce qu’il est trop difficile de poser des mots à ce sujet à cet âge-là, il avait fallu acheter des capotes – ça, quand tu as 14 ans, même juste dans un distributeur, c’est compliqué –, il avait fallu attendre la combinaison magique, alias on a une chambre, un créneau de temps pas trop minable devant nous, et l’absence de toute autre personne dans la maison à ce moment-là… Et affronter le stress ensuite. Et sa solitude face à l’acte.

A l’arrivée, perdre sa virginité ne peut qu’être angoissant. Ça l’est pour tout le monde, bien sûr, mais ça l’est certainement plus encore quand il faut l’organiser à ce point, et en secret. Et quand on est si jeune et qu’on ne sait pas vraiment vers quoi on se dirige.

On était chez lui. On sortait ensemble depuis quelques semaines – trop longues pour moi mais, quand on est pressé, tout est trop long de toute façon – et ses parents étaient absents pour quelques heures.

Et on s’embrassait.

C’était l’époque incroyable des premières fois où un simple baiser pouvait m’exciter physiquement à l’excès, où un effleurement même involontaire de mon sein me suscitait des tremblements de peur et d’envie, et où le contact inattendu de la peau nue de son ventre contre la mienne était si délicieuse que j’aurais pu m’en contenter.

Probablement aurais-je dû, d’ailleurs.

Le reste…

Je ne sais plus exactement ce que l’on a fait. On a dû se déshabiller, et chaque vêtement enlevé était un effort et une transgression. Je ne crois pas qu’il ait caressé mon sexe. Je ne crois pas que j’aie même touché le sien. Je sais qu’il y a eu une capote, parce qu’on était heureusement conscient qu’il en fallait une, et puis une pénétration parce que c’était ça qu’il fallait faire, et que ça faisait mal, et que c’est quelque chose à vivre, d’avoir tant envie que ça s’arrête tout en tâchant de ne pas le montrer. Et heureusement que ça n’a pas duré longtemps.

Je ne sais même pas si, du haut de mes 14 ans, j’ai pris la mesure de ce que je venais de faire. Je veux dire… J’avais perdu ma virginité, certes, mais tout comme l’expérience précédente que j’avais vécue avec ce pédophile, je n’étais pas plus capable de comprendre ce que j’avais fait, dans le sens vraiment. Avoir eu cette première fois ne m’avait pas changée pour autant, j’avais même été troublée de rentrer chez moi en constatant que je n’étais pas devenue quelqu’un d’autre, mais en même temps, et ça c’est quelque chose que je ne peux dire qu’avec la distance que j’ai désormais, ce n’était pas rien non plus. C’était une effraction de mon corps. C’était faire de ma chair d’enfant ce que l’on en fait en tant que femme, et essayer d’agir comme les adultes parce que là est la seule référence que l’on a. Et ce n’est pas rien. Je pense que c’est pour ça qu’il y a un âge légal pour les rapports sexuels, et qu’il faut se méfier de la représentation du sexe qui est donnée par les films ou les romans : ce n’est pas parce qu’on n’a pas la capacité, physiquement, de faire ce que l’on voit ; c’est qu’on n’a pas la maturité, encore, pour en prendre la pleine mesure.

Et puis… il y eut donc cette douleur, et le fait qu’il fallait la subir en attendant qu’elle passe. On en parle peu mais j’ai toujours trouvé qu’il s’agissait d’un premier apprentissage curieux de la sexualité. Je veux dire… Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire pour qu’on ne commence pas toutes ou presque, en tant que femmes – je sais qu’il y a des contre-exemples –, notre vécu du sexe comme une étape douloureuse qu’il faut traverser en mode sacrificiel. Bien sûr que, si vous avez 16-17 ans, toutes vos copines vous auront dit que la première fois, c’était génial… Si vous en avez 20-22, vous avez déjà dû commencer à rigoler en racontant à quel point c’était nul, ce qui est rassurant en soi parce que ça veut dire que vos rapports sexuels se sont améliorés. Si vous en avez 28, peut-être en êtes-vous à vous demander pourquoi votre corps est construit de manière faisant que vous avez dû passer par ça. Sentir quelque chose qui transgresse ainsi votre intégrité physique, et devoir attendre que ça se finisse sans rien dire tandis que  la personne qui vous l’inflige en prend, elle, du plaisir… C’est quelque chose d’assez violent, finalement, même si c’est un acte que l’on décide soi-même, bien sûr. C’est « normal », mais ça reste une façon curieuse et troublante de devoir débuter sa sexualité.

Je me souviens avoir regardé le sang sur ma culotte, le soir. Il n’y avait presque rien, j’étais surprise. De si petites gouttes pour une si grande douleur.

Après ça, on a encore couché plusieurs fois ensemble, avec Baptiste, mais j’ai à chaque fois plus apprécié nos baisers et les sensations de son ventre sur le mien que la pénétration en elle-même, dans laquelle je feignais le plaisir – pas envie d’avoir des discussions parce que mes réactions ne ressemblaient pas à celles décrites dans les magazines – mais dont j’ai gardé bien plus le souvenir des taches d’humidité qui constellaient le plafond que de ce qu’on faisait vraiment. Même aujourd’hui, je pourrais encore dire où les plus grosses se situaient. C’est dire à quel point j’ai dû les regarder.

Puis j’ai eu d’autres petits amis, qui pour moi étaient d’autres amants mais qui tombaient tous amoureux de moi, je n’ai jamais compris pourquoi tant j’ai, aujourd’hui encore, une image négative de la fille que j’étais. Mais ça aussi, je pense que c’est un élément déterminant de mon parcours : je ne me suis jamais considérée comme quelqu’un de vraiment bien, alors je n’ai jamais attendu que les mecs avec qui j’ai été le soient. Et je n’ai jamais eu avec eux le moindre plaisir dans la pénétration.

Sauf avec Ayme.

Ayme. Et cette putain de révélation qu’il s’est avéré être pour moi.

Ainsi sombre la chair – Le premier homme

Le premier homme

Je ne me souviens pas du film que j’ai vu, ce jour-là. Je ne me souviens de presque rien, en fait. C’est comme si mon esprit avait fait le tri, effaçant tout ce qui lui était trop douloureux pour ne garder que les éléments les plus factuels : ceux qui, petit à petit, ont marqué le changement. Je ne sais même plus pourquoi j’étais partie de l’appartement, du moins pas précisément, l’évènement exact qui m’avait fait fuir ainsi. Je sais juste que ce n’était qu’un autre parmi une série qui me tuait peu à peu, à l’époque.

Par contre, je me souviens parfaitement de l’homme qui vint me parler à la sortie de la séance.

J’étais seule, sur le trottoir, face aux voitures de la rue, et je devais afficher une attitude singulière. Je ne savais pas où aller mais il n’y avait pas que ça. Je me sentais comme happée hors du monde… tirée de mon quotidien à la manière d’un traveling arrière comme on peut l’éprouver, parfois, pour se retrouver en observateur externe, analyste distant de son existence et, bien souvent, de sa vacuité. C’est un sentiment rare et troublant.

Je devais donc me présenter ainsi, avec cette façon d’être qui, inhabituellement attentive à ce qui m’entourait, me rendait accessible, ou du moins en donnait le sentiment. Je l’avais déjà vécu : ce dépouillement qui fait dire aux hommes que l’on est devenu abordable, que quelque chose peut être tenté. J’en connaissais le mécanisme même si je n’en maîtrisais pas les effets.

Il était bien plus âgé que moi : dans les 40 ans alors que je n’en avais que 28 et, au fond de moi, je me demandais s’il était le seul type d’homme que je pouvais encore attirer, ce qui peut paraître idiot quand on a moins de 30 ans. Je savais déjà ne plus avoir de quoi susciter l’attention des personnes de cette jeunesse insouciante à laquelle j’avais moi-aussi appartenu, mais dont je me sentais m’éloigner, ces derniers temps. Alors peut-être ne pouvais-je plus intéresser que ces hommes d’au moins dix ans mes aînés. Peut-être étais-je leur « jeunesse » à eux, leur fraicheur désirée. Ce fut ce que je pensai, en tout cas.

Je ne me souviens pas de ce qu’il me dit, sinon que j’entendis tous les langages muets, latents. Il parla de banalités, peut-être de la météo, du film, du fait que j’étais seule dans cette rue ; j’entendis qu’il voulait me baiser. Je n’entendis que ça. C’était comme un hurlement dans le vide de notre conversation.

Et, pour la première fois de ma vie, alors que jusque-là, j’aurais décliné sans ambages une telle proposition, habituée même à me montrer froide pour tuer d’emblée l’idée de me faire ce genre de suggestion, j’acceptai celle d’aller boire un verre.

La terrasse ne m’était pas inconnue, même si je ne m’y étais jamais assise. Ça se passait à Lyon, dans l’un de ses quartiers les plus touristiques. J’étais passée des centaines de fois devant ce café. Je m’étais assise au bar d’en face, et à la Brioche dorée un peu plus loin. J’avais tant été abordée sur les pavés de la rue piétonne attenante pour signer des pétitions, ce que j’avais accepté gentiment les premières années, puis décliné par lassitude les suivantes. J’avais donné mon sandwich, encore non entamé, à un SDF qui m’avait regardée comme si je me moquais de lui – c’était de l’argent, qu’il voulait, pas du pain décongelé avec de la salade cuite par le froid et du jambon reconstitué. Avec le recul, je me rends compte à quel point c’était inadapté de ma part. Je m’étais même fait embarquer, une fois, à l’époque où je ne savais pas encore dire non aux personnes demandant cinq minutes pour me poser des questions, et retrouvée à l’étage d’un immeuble dans un institut de sondages, devant un papier me demandant si je préférais le nouveau parfum iris et ylang ylang ou fleurs de sureau et miel des montagnes pour le gel douche Petit Marseillais – j’avais eu suffisamment la sensation de m’être fait avoir pour mettre des notes catastrophiques à chacune de ces questions et bâcler les réponses.

Là, pourtant, avec cet inconnu dont j’avais accepté l’offre d’un verre, j’aurais voulu qu’il agisse ainsi : qu’il m’embarque, qu’il m’emmène à son appartement juste au-dessus, et qu’il me baise sur son lit.

Mais il ne le comprit pas.

Ça ne marche jamais ainsi, hein ? Seulement dans les histoires, ou presque : je sais bien que la vie, parfois, surpasse les histoires les plus improbables, mais dans la vie normale, commune, ça ne marche pas comme ça.

Je ne pensais qu’à ça.

Il me demanda quel travail je faisais, je lui répondis à demi-mot, il m’en félicita, il me reparla de banalités, et de toutes ces autres niaiseries que l’on déblatère quand on ne connaît pas quelqu’un, et me dit même son nom que j’oubliai dans la foulée. Je n’avais pas envie qu’il me drague et j’étais trop perdue, de toute façon. Je ne m’étais pas attendue à ce qu’il m’aborde. Je n’étais surtout pas préparée à ce qu’il ouvre une porte qui, jusqu’ici, n’existait que dans mon imagination, et que je n’étais même pas sure de vouloir franchir un jour. Que j’observais encore comme l’« ennemie ». Qui m’attirait, pourtant, aussi…

La vérité, c’était que je me foutais de sa vie et que je me moquais qu’il sache la mienne. Je voyais juste en lui des mains anonymes qui, soudain, pourraient m’étreindre, un corps lourd qui me clouerait sous son poids, un sexe qui me pénètrerait, et moins il aurait parlé, avant, pendant, après, mieux ça aurait été. Plus ça m’aurait permis de rester dans mes rêves, moins ça m’aurait forcée à voir la réalité.

Il finit par me proposer de manger ensemble. Il était 15h et je n’avais rien dans le ventre, mais je doutais de pouvoir avaler quoi que ce soit, de toute façon. Et qu’importe : je n’avais pas envie d’aller au restaurant. Et puisqu’il voulait visiblement mettre en place tout un rituel de séduction à la con qui ne m’intéressait pas, je déclinai sa proposition.

– Non. Je vais rentrer.

Je souris poliment. C’est curieux, tous ces codes que l’on peut appliquer : ces figures que l’on fait pour être sociables, parce que les autres n’ont pas à se prendre dans la gueule nos déboires personnels, ces surfaces que l’on montre pour contrôler les réactions que l’on suscite. Sourire pour abréger une conversation. Être polie pour éviter une agressivité. Dire « Ah bon ? Tu crois ? » pour ne pas avoir à dire « mais qu’est-ce que tu racontes comme conneries ? ». Paraître, étaler des couches de vernis sur sa face. Je ne pouvais pas être en contradiction plus vive entre ce que j’éprouvais et ce que je manifestais.

Enfin, il me proposa de marcher avec lui. J’acceptai. On déambula dans la rue de la République. Ceux qui sont déjà allés à Lyon connaissent forcément. C’est la plus grande rue commerçante, au départ de la place Belcourt et montant jusqu’aux Terreaux, sur la presqu’île. Il me parla, mais je ne l’écoutai pas. J’imaginai. Je gérai mon trouble ou, du moins, j’essayai. A chaque recoin entraperçu dans le défilé de grands magasins et d’enseignes prestigieuses que nous croisions, j’imaginai qu’il puisse m’y emmener, ou comment je pourrais l’aborder, ce que je pourrais lui dire… Je le suçais en pensée entre deux bennes à ordure, je lui tendais mes fesses dans la cage d’escalier d’un immeuble de luxe, je me faisais prendre dos contre un mur, par terre dans un hall désert, dans la poussière et sur le froid du carrelage. Je ne pouvais pas me le représenter autrement que comme quelque chose de crade, puisque, pour moi, le simple fait de passer à l’acte le serait forcément. Par rapport à ma vie. Par rapport à la situation dans laquelle j’étais alors.

Le sexe gai, joyeux, partagé… Je n’étais pas là-dedans, à ce moment-là. Je l’avais été, à d’autres moments de ma vie, mais je refusais désormais pouvoir l’être avec quelqu’un d’autre qu’Ayme. Ou je le refusais tout court, ça revenait au même.

On atteignit les Cordeliers, on continua plus loin…

Il finit par me proposer les quais de Saône. Je lui demandai s’il habitait par là.

– Non, me dit-il.

J’entrebâillai un peu plus la porte qu’il m’avait ouverte. Je lui proposais, le cœur battant :

– Plus loin, alors ?

– Euh non…

Trop de subtilité tue la subtilité. « Plus loin », ça voulait dire « saute-moi ». Ça voulait dire « je suis une désespérée, pourquoi n’en profites-tu pas ? ». Aucun de ces mots ne contenait ce que j’aurais voulu lui dire, ou pas vraiment : ce que j’aurais voulu qu’il comprenne de lui-même.

– Vous êtes garé loin ? lui demandai-je enfin.

Il m’y emmena.

Je ne sais même plus quelle connerie hors de circonstances il me proposa encore pour m’y faire entrer. Pourtant, il devait bien se rendre compte, là, qu’on n’était plus dans un processus de drague conventionnel. Je le laissai faire. Après tout, je crois que les hommes ont été tellement accoutumés à cette idée stupide qu’ils doivent « séduire » pour avoir une femme, qu’ils en finissent incapables de faire sans ce schéma. Ça ne se voyait pas assez, peut-être, que je me moquais de toutes ces apparences ? Que j’attendais juste de me faire sauter ? Il me semblait que c’était flagrant mais peut-être n’envoyais-je pas des messages assez clairs. Peut-être étais-je trop perturbée, moi-même, trop perdue, trop renfermée, pour montrer autre chose que de l’ambiguïté.

Une fois assise, il se rapprocha timidement. Il me tint les mains, me les frotta comme si elles étaient froides – connerie –, ce qui me dérangea et me força à regarder en face ce que je faisais. A me demander si j’étais prête à franchir le seuil de cette porte qui m’attirait autant qu’elle me répugnait. Je n’eus aucune réponse mais je pus constater, déjà, que ses mains sur les miennes m’embarrassaient. Et m’embarrassaient avec force. Mon cœur battait si vite, dans ma poitrine… L’homme finit par comprendre que mon manque de réactions signifiait une attente d’autre chose, ou peut-être décida-t-il de passer outre… de poursuivre son schéma chronologique de séduction en allant à l’étape suivante, tant pis si j’étais peu réceptive aux premières. Je ne le sus pas. J’imaginai ce qu’il devait se dire : que c’était trop improbable, trop beau, qu’une petite « jeunette » – pour lui, je devais l’être – comme moi se donne avec tant de facilités. Je le méprisais, dans le fond, je m’en rendais compte, mais qu’importe. Il était ces mains anonymes que je voulais sur moi, et ce corps anonyme dont je voulais le contact et la force. Il était mon oubli et la lame qui scarifierait les cicatrices de mon âme, à défaut de les enlever.

Le baiser qu’il me donna était à l’antipode de ce que j’attendais : doux, précautionneux… Trop. J’en éprouvai du dégoût, et ce fut un choc que je dus affronter. C’était des lèvres inconnues sur les miennes et une façon d’embrasser inconnue, et une main inconnue sur ma nuque… puis une langue inconnue contre la mienne. Un truc intrusif, dégueulasse. Du moins, fut-ce ce que j’éprouvais. De façon inattendue, j’en fus véritablement écœurée. Je ne voulais vraiment pas qu’il m’embrasse. Je reculai le visage et détournai la tête.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Je devrais peut-être partir.

– Tu es sûre ?

Le vouvoiement s’était noyé dans un tutoiement de baise, mais je ne voulais plus ni de l’un ni de l’autre. Je ne voulais pas de cette putain de proximité qu’il cherchait à m’imposer. Je crois que je voulais juste sa queue, en fait, ou… Je ne sais pas. Pas l’homme qu’il était, en tout cas. Pas l’être. Juste l’objet.

Je mis quelques secondes à lui répondre, alors il insista :

– Tu veux aller au restaurant ?

Mauvais choix. S’il m’avait proposé l’hôtel, peut-être aurais-je accepté. Il m’aurait projetée sur le lit, aurait baissé mon jean, et m’aurait pénétrée dans la foulée, ç’aurait été suffisant.

Ç’aurait été parfait, même.

– Non.

J’ouvris la porte et je me cassai.

Je marchais dans la rue, vite, empressée.

Je ne voulais pas rentrer. Je voulais me laver, effacer les traces de ce que j’avais fait, inquiète d’avoir, comme on se l’imagine parfois, l’évidence de mes actes peinte sur le visage.

J’entrai dans un bar pour filer aux toilettes, mal à l’aise – sans consommer, on a toujours peur de se faire arrêter avec un sermon par un serveur du lieu, mais on était rue de la République, le bar était immense, les serveurs loin de pouvoir identifier tous les visages des clients, surtout avec une terrasse bondée à l’extérieur. Et je m’y enfermai. Je restai longtemps assise sur la cuvette, dans un temps de latence qui m’excluait du monde pour ne me laisser qu’avec moi-même, incapable même de penser encore. Puis je me lavai, les mains, le cou, la bouche… J’avais l’impression d’avoir encore la sensation de sa langue sur la mienne. Alors je me lavai la langue au savon.

Ceci est un élément marquant.

J’ai gardé de ce geste le souvenir de quelque chose de vraiment grave et d’un peu fou, aussi : qui montrait où j’en étais arrivée, alors. A quel point j’avais perdu prise avec ma vie.

Et j’essayais de démêler les fils de mon esprit, de calmer mon émoi. Essayais de prendre la mesure de ce que j’avais fait, de cette transgression dans ce qui était mon existence, jusque-là, et le franchissement de cette étape imaginée auparavant, déjà, mais jamais réalisée.

Enfin, je sortais.

Je ne voulais pas rentrer.

Je rentrais quand même. Où serais-je allée, sinon ?

Mon cœur battait tellement vite, tandis que je montais l’escalier de mon immeuble. C’était comme si j’allais m’évanouir. Je savais que je serais seule à l’appartement, mais je ne pouvais m’empêcher de craindre que ce ne soit pas le cas. Et ce fut un tel déchirement de constater à quel point je fus soulagée de voir que personne ne m’y attendait, et la peur que j’avais éprouvée, et le fait que je n’avais même pas mangé…

Je me roulais un joint, trop gros pour que je puisse le fumer en une seule fois – la peur de manquer, la peur de ne pas me mettre une claque assez forte, la peur de devoir encore penser –, je le consumais à moitié avant d’avoir trop ramassé pour pouvoir continuer. Puis je trainais devant la télé, grignotais du chocolat, du fromage, des tartines de confiture, et tout ce qui ne représentait pas un vrai repas, avant de finir mon joint et d’aller me coucher.

Enfin, je repensais à cet homme que j’avais laissé derrière moi, cet anonyme dont j’oubliais déjà les conversations pour ne garder que les points les plus significatifs de cette expérience. Le moment de la rencontre devant le cinéma, celui où il m’avait proposé de manger ensemble et où j’avais cru que ça s’arrêterait là, l’intérieur de la voiture avec sa langue dans ma bouche, le dégoût et cette fuite finale. Le savon… Le reste partirait au néant. J’oublierai jusqu’à son nom et il serait le visage inconnu de cette première fois.

La révélation de Claire – saison 2 de L’initiation de Claire (4)

Troisième partie

Mathieu sentait son pouls battre dans ses tempes, pulser jusqu’à l’intérieur de sa tête, l’étourdissant.

Putain ! Il s’était attendu à ce que sa confrontation avec la maîtresse soit difficile mais pas autant, pas chargée d’une telle tension…

Il gravit rapidement l’escalier menant au donjon et claqua la porte derrière lui, avant de progresser dans le couloir. À peine vit-il Isa, adossée au mur juste avant la salle des dominateurs, qu’il sut qu’elle s’était postée là pour l’attendre. Elle se tenait dans une posture moins provocante que d’habitude, parée d’une tenue qui n’aurait pas déplu à Emma Peel dans Chapeau melon et bottes de cuir : des bottes épaisses et un ensemble pantalon-bretelles qui aurait pu être sage, si ses seins n’avaient été visibles sous son chemisier transparent. Deux traits d’eye-liner complétaient la ressemblance avec l’actrice de cette série culte. Elle avait une cravache à la main. Il décela de l’inquiétude sur son visage, malgré ses abords froids.

Dès qu’il fut à son niveau, elle lui dit :

– Je t’ai vu parler avec Catherine.

Le sujet qu’il ne voulait justement pas aborder. Il ne s’arrêta pas.

– Qu’est-ce qu’elle te voulait ?

Cette fois, il marqua une pause et tourna la tête vers elle. Que lui dire ? Que Catherine avait voulu le provoquer, le déstabiliser et qu’elle était forte, à ce jeu ? Plus forte que quiconque. Si lui-même aimait jouer, elle était une adversaire contre laquelle jamais personne ne sortait gagnant. La maîtresse ne jouait pas pour se faire voler la victoire. Elle n’abattait jamais que des cartes gagnantes et elle en avait trouvé une, bien puissante, dont se servir.

– Catherine joue, dit-il.

Et elle se jouait de lui, en particulier.

– Et toi, tu ne joues plus, devina Isabelle.

Non.

Plus maintenant, en tout cas.

Et il venait d’appeler la maîtresse par son prénom.

Il dévisagea Isa, se demandant jusqu’où allait sa perspicacité, ce qu’elle comprenait de la situation et de ce qu’il éprouvait…

– Tu n’aurais pas dû laisser passer tout ce temps avant d’aller la voir, lui fit-elle remarquer.

Il ne la contredit pas.

Elle ajouta :

– Tu lui as déjà fait ce coup-là.

– Je sais.

Il avait cessé brusquement de donner signe de vie, pour disparaître à la recherche d’un ailleurs qu’il n’avait pas trouvé. Pour tenter d’avoir une relation normale avec une fille… Pour essayer de se persuader qu’il le pouvait. Il avait perdu. Tout le monde avait perdu. Il n’était revenu que deux ans plus tard vers la maîtresse. Il aurait dû se douter que réitérer entraînerait des problèmes. Cette fois-ci, pourtant, il ne s’était pas réellement barré. Du moins, pas aussi longtemps : il n’avait fait le mort que pendant un mois.

– Elle t’a parlé de ta punition ? reprit Isa.

– Oui.

Il ne voulut pas en dire plus.

Il examina le rideau les séparant de l’aile réservée aux dominants.

– Elles sont là ? demanda-t-il.

– Je crois. Je ne suis pas encore entrée dans la salle.

Deux secondes plus tard, il dégageait le lourd tissu rouge avant d’avancer jusqu’à la porte. Il la poussa d’un geste impulsif.

Immédiatement, son regard fut attiré par Claire.

Hissée sur des chaussures à hauts talons surmontées de lanières croisées sur ses chevilles, elle se tenait face au miroir fixé à l’un des murs, Véronique était en train de comprimer son buste dans un corset qu’elle laçait étroitement. Un minishort achevait d’offrir une vision vertigineuse de ses jambes, le noir de sa tenue respectant parfaitement non seulement le code de couleur mais le thème fétichiste de la soirée. Seul le rouge vif de ses lèvres tranchait, attirant le regard sur l’effet bombé de sa bouche, qu’il exposait tel un objet de convoitise. Il s’en laissa remuer un instant. Ce qui attira le plus fortement son regard fut toutefois les longues stries qui marquaient l’arrière de ses cuisses, témoignant de son travail et traçant des lignes sombres qui s’accordaient parfaitement à la carnation de sa peau et criaient plus que n’importe quel autre élément quelle relation était la leur… Et ce que Claire avait accepté de lui offrir, en venant en ce lieu, ce soir.

Il resta la main sur la poignée de la porte, hypnotisé. Lorsque leurs regards se croisèrent dans le reflet du miroir, il sut qu’ils partageaient la même perte de repères. Les mots de la maîtresse planaient encore dans son esprit et il éprouvait un mélange de désir, d’attraction qui prenait source dans des profondeurs inhabituelles de son être. De doutes, aussi, de craintes que les grains de sable nommés « hésitations de Claire » et « manipulations de la maîtresse » ne viennent faire exploser une situation déjà sous tension.

Discrètement, il soupira.

Il devait reprendre en main les événements.

Il adressa un sourire espiègle à Véronique.

– Je ne vais jamais résister à ruiner ce rouge à lèvres !

Véronique eut une mimique amusée.

– Je ne vais jamais résister à arracher ce short non plus, ajouta-t-il, mais, cette fois à l’intention de Claire, plongeant dans son regard pour appuyer ses propos.

Elle ne répondit pas, le fixant juste, témoignant de l’offrande qu’elle lui faisait avec ce regard curieux qu’elle portait sur les choses, en toutes circonstances, cette façon de tout penser, tout analyser, tout peser… La pousser à l’abandon lui paraissait à chaque fois une gageure.

Elle se retourna vers lui, et il parcourut des yeux ses autres marques, celles qui barraient le devant de ses cuisses.

Il vit à peine Isabelle entrer derrière lui et se poster à l’entrée de la pièce. Il ne lâchait pas Claire des yeux.

Isabelle prit la parole, s’adressant à Véronique.

– Vous êtes prêtes ?

– On a bien travaillé…

Lorsqu’il tourna le visage pour les observer toutes deux, Mathieu remarqua que toute leur attention se portait sur Claire, dans l’examen du travail accompli.

Véronique finit par lui demander :

– Qu’est-ce que tu en dis ?

Il eut un petit sourire.

– Ce corset ne va pas.

– Pourquoi ?

– Parce que ça l’empêche de respirer.

– Tu exagères.

C’était vrai. Il adressa un regard amusé à Claire pour lui avouer qu’il trichait. Bien sûr, Véronique avait serré trop fort, mais c’était une contrainte comme une autre. Des contraintes, il comptait lui en imposer d’autres, de toute façon.

– Tu n’as marqué que ses cuisses ? l’interrogea Isabelle.

– Non.

Contrairement à Véronique, Isa avait compris tout de suite pourquoi il ne voulait pas de ce corset.

Parce qu’il voulait voir la marque sur ses seins.

– Enlève-le, c’est tout, dit-il. Elle n’en a pas besoin.

Claire restait silencieuse, mais il put voir que la demande la gênait.

– En bas, tu verras des membres bien plus exposés, lui dit-il.

Il indiqua Isabelle du regard, dont la poitrine était plus que visible sous la transparence de son chemisier.

– Et toi ? lança Claire avec son impertinence coutumière.

Il sourit largement.

– Je vais me préparer aussi.

Il la fixa ensuite avec suffisamment d’insistance pour lui rappeler dans quel rapport ils se trouvaient. Et que, si lui s’amusait de son attitude, ce n’était pas le cas des autres autour d’elle. Claire resta coite.

Si elle pouvait se montrer dans la réserve, parfois, et plus particulièrement quand elle ne s’attendait pas à ses exigences, elle était loin d’être une oie blanche. Lors de leur première rencontre, elle l’avait sucé devant l’ensemble des dominants présents dans la salle ; de ses aventures sexuelles précédentes, il savait qu’elle avait eu l’occasion de se montrer plus encore en spectacle. Il n’y avait aucune raison qu’elle refuse d’exposer ses seins.

Véronique intervint :

– Elle ne va pas être à l’aise.

– Je ne veux pas qu’elle le soit.

Il laissa fleurir un sourire provocant sur ses lèvres.

– Tu devrais au moins lui couvrir les mamelons, reprit Véronique.

Il acquiesça.

– File-moi de quoi le faire.

Il ne précisa pas quoi. L’intensité avec laquelle Claire le fixait, insolente et fragile à la fois, le remuait. Il se retint de se rapprocher d’elle pour l’embrasser. Distraitement, il se passa la main dans les cheveux. Leur humidité lui rappela qu’il avait eu à peine le temps de se doucher, après le travail, et qu’il devait encore se préparer.

Il tourna le visage vers Véronique.

– Tu as des affaires pour moi ?

– Ce sac, là.

– Parfait, dit-il en s’accroupissant devant.

Il se frotta les yeux. La fatigue de la journée se faisait sentir, ajoutée à l’épuisement nerveux de son altercation avec la maîtresse.

Isabelle lança brutalement, à l’intention de Claire :

– Qu’est-ce que tu sais de cette soirée ?

Mathieu leva les yeux sur elles.

– Que ce sera une soirée fétichiste, répondit Claire.

– C’est le cas.

Isabelle la sondait, ne cachant rien de sa curiosité. Véronique ne bougeait pas, plantée dans un coin de la salle, observatrice.

Claire lui jeta un bref regard, puis ajouta :

– Que les autres dominants voudront m’éprouver.

Son culot le fit sourire. Isabelle, de son côté, ne réagit pas, mais il put voir à son attitude que la singularité de Claire l’intéressait. Le mépris qu’elle avait manifesté à son égard semblait s’être dissous dans la curiosité. Il attendit de voir ce qu’elle répondrait.

– C’est vrai aussi, affirma Isabelle sans afficher la moindre gêne.

Elle opéra enfin un demi-tour durant lequel elle resta du début à la fin le regard plongé dans celui de Mathieu. Puis elle se dirigea vers la porte.

Au moment où elle allait la passer, elle se tourna vers eux en une posture indolente, mais elle ne l’observait plus. Du début à la fin, elle resta fixée sur Claire.

Puis elle quitta la pièce. Ses bottes claquèrent dans le couloir, comme autant de pointillés venant ponctuer ses derniers mots.

Mathieu reporta alors son attention sur Claire. Elle fixait l’endroit où Isabelle avait disparu, la confusion visible sur son visage.

Quand Véronique se déplaça pour refermer la porte, Claire pivota vers elle, comme rappelée à la réalité.

– Tourne-toi, lui dit Véronique.

Il la vit réagir imperceptiblement à cet ordre. À ce monde de règles et de hiérarchie auquel elle avait accepté de se plier. À son monde à lui… Une fois encore, l’idée qu’il lui en demandait trop le titilla. Trop, et trop vite. Et pourtant tellement moins rapidement que ne le voulait la maîtresse…

Il refusa de s’attarder à cette pensée et se concentra sur le sac devant lequel il s’était accroupi, tandis que Véronique s’occupait de délacer le corset de Claire. Le premier vêtement qu’il trouva était un pantalon fait de différentes pièces de cuir piquées les unes aux autres qu’il connaissait déjà. Il était confortable et avait le mérite d’en imposer visuellement, tout en restant à la limite entre le costume et le vêtement qu’il pourrait porter dans la rue. Il ôta son propre jean et l’enfila, avant de relever les yeux sur Claire, tandis qu’il le boutonnait.

Les mains sur la nuque, retenant de ses doigts sa chevelure, elle respirait lentement, tandis que le vêtement qui lui couvrait la poitrine se relâchait de plus en plus autour de son buste. L’image dégageait une sensualité douce.

Après le rapport à trois qu’ils avaient eu avec Olivier, Claire lui avait confié son trouble de voir sa volonté accomplie par un autre. Troublantes aussi, les mains d’Olivier sur elle, qu’elle avait perçues différentes et en même temps comme un prolongement de lui-même. Les mots qu’elle était parvenue à poser sur l’expérience l’avaient stupéfait.

Sur l’instant, Véronique agissait de la même manière, avec des gestes empreints d’une autorité sans faille, quand lui avait tendance à être plus brusque, mais c’était toujours lui qui tirait les ficelles, lui qui décidait des mouvements. Lui qui touchait Claire, d’une certaine manière, bien qu’indirectement. Aucune des personnes dans la pièce ne l’ignorait.

La distance entre leurs corps le frustrait et l’électrisait en même temps, lui donnait envie de la maintenir, de la prolonger. C’était comme une brûlure : celle du besoin de sa chair, qui le rendait plus sensible, même à l’espace les séparant.

Lentement, le corset s’écarta, offrant les seins de Claire à l’air de la pièce. Lorsque Véronique finit de défaire les attaches dans son dos, il observa le vêtement se détacher, sa poitrine exposée. Il enfila rapidement un T-shirt de résille.

– Approche, dit-il dans un mélange d’ordre et de tendresse, les deux d’égale importance.

Elle s’approcha.

Une fois devant lui elle le fixa, de cette manière provocante dont elle ne semblait pas avoir conscience, la plupart du temps.

– Mathieu…

Il la saisit par la main pour la faire pivoter. Elle expira de surprise, tandis qu’il la plaquait dos contre son torse. Ses lèvres trouvèrent son cou, cette peau brûlante dont il voulait se gaver, et s’y posèrent un instant.

Les propos de la maîtresse ne cessaient de tourner dans sa tête. Si elle avait été dans la provocation du début à la fin, elle n’en avait pas été moins sérieuse. Il la connaissait assez pour savoir ce qu’elle cherchait. Elle voyait son jouet – lui – lui échapper. Alors, elle en avait repéré un autre, grâce auquel elle pouvait l’atteindre… Un jouet qui se trouvait en cet instant dans ses bras. Jamais il n’avait ignoré l’intérêt que susciterait Claire auprès de ses amis comme auprès de la maîtresse. Il était évident que tous voudraient la mettre à l’essai, mais la maîtresse en était déjà au stade supérieur. Il ne lui suffisait pas de s’amuser avec Claire ; elle voulait se servir d’elle pour jouer avec lui. Elle voulait les tester tous deux. Et il était hors de question qu’il la laisse la manipuler.

Il avait juste été con…

La vérité, c’est qu’il aurait dû venir chercher sa punition avant et ne pas envisager que Claire puisse être présente. Il en avait voulu trop et ça lui retombait dessus, entraînant Claire au passage.

Il inspira longuement, s’enivrant de l’odeur de sa peau.

– Je suis heureux que tu sois là, chuchota-t-il à son oreille, conscient que l’intimité avec laquelle il lui parlait contrastait avec la façon dont il l’avait attirée à lui.

Claire renversa le visage vers lui, lascive et frémissante. Il pencha la tête sur le côté pour observer ses lèvres.