Ainsi sombre la chair – Ayme

Ayme

Lorsque je rentrai, on était en plein cœur de la nuit, mais Ayme était assis dans le salon, éveillé. Un joint au bord des lèvres : un « stick », un truc super léger, fait pour une seule personne. La pièce était restée dans le noir et il ne bougeait pas, la tête renversée sur le dossier du canapé, avec une fine volute de fumée qui montait vers le plafond et un regard pensif.

Je fus plus qu’étonnée. Mais pas avec le sentiment d’être coupable.

J’avais été emplie de stress, de colère et de rejet à son égard, les jours précédents. Sur le moment, je me surpris pourtant à l’observer différemment, un peu comme s’il était encore ce compagnon de galères, et de joies, qu’il avait tant pu être pour moi : celui avec qui, quoi qu’il se passe, on pouvait en parler. Et en sourire parce que rien ne pouvait nous atteindre vraiment. Parce qu’on était deux.

– Tu ne devais pas bosser ? dis-je.

Il ne répondit qu’au bout de quelques secondes. Il regardait toujours le plafond.

– Si, mais on était en surnombre. Ma cheffe m’a laissé rentrer.

Ce n’était pas fréquent.

C’était même totalement surprenant, et je ne pus m’empêcher de me demander s’il n’y avait pas quelque chose derrière ça, d’autre que la consigne de sa chef, quelque chose de l’ordre de la dépression ou… Je ne savais pas. On ne reste pas aussi longtemps dans une phase de deuil, normalement, mais je n’étais jamais parvenu à en parler sereinement avec lui. C’était même une source de conflit horrible, parce que, à chaque fois que je disais à Ayme qu’il faisait une dépression, il me répondait que non, à chaque fois que je l’invectivais d’aller voir un psy il refusait, et je l’avais fait en hurlant, et je l’avais fait en pleurant, je l’avais fait en me roulant par terre, brisée de larmes et de désespoir… Rien n’avait jamais abouti qu’à le faire fermer plus de portes autour de lui et se murer dans son déni, avec toutes les conséquences dramatiques que ça avait eu sur notre couple. Je l’avais assez haï, pour ça : pour tuer notre relation et nous tuer nous deux et ne rien faire pour enrayer ça.

Il ne me demanda pas où j’étais allée. Je lui en fus gré. Il ne me demanda même pas pourquoi je rentrais si tard, ou comment j’étais rentrée. Et je fus incapable de m’empêcher de penser qu’il savait. Qu’il ne pouvait que savoir parce qu’après tout, il était Ayme, et qu’on ne s’était jamais rien caché. Qu’il avait toujours tout su de moi, comme j’avais toujours tout su de lui, qu’on avait toujours été transparents l’un envers l’autre. Mais, cette fois encore, je ne dis rien, et je fis comme s’il ne savait pas, et comme s’il n’y avait rien à savoir, de toute façon.

Juste, je m’assis sur le canapé. Je me sentais infiniment triste, avec la tête lourde, et les images de ce qu’il s’était passé avec Loïc et Chris qui ne cessaient de me tourmenter. Comment je m’étais laissée baiser par ces deux mecs défoncés. Comment j’avais cherché, et voulu ça.

– Où on va ? lui dis-je.

La question n’était pas vraiment pour lui. Elle était plus pour moi, et il ne pouvait pas me répondre, de toute façon, parce que c’était moi, qui le rejetais. Moi, qui avais mis ces barrières, ces murailles immenses, entre nous. Alors je continuais.

– Où on va, là ? Qu’est-ce qu’on fait ?… C’est quoi, la vie vers laquelle on se dirige, maintenant ? Ce qui va nous arriver ?

Je regardais ce besoin d’être touchée que j’allais chercher ailleurs alors que je crevais d’être touchée par lui et que lui crevait de me toucher, mais que je lui refusais parce que je ne supportais plus ne serait-ce que l’idée qu’il puisse recommencer, derrière. Que je puisse, à force d’efforts, et d’espoirs inouïs, et de volonté d’y croire, abaisser de nouveau mes barrières… pour qu’il re-détruise tout. Qu’il me blesse dans la si angoissante vulnérabilité que je lui aurais donnée. Je ne le pouvais plus.

Où était la baguette magique, qui aurait tout réglé, tout arrangé ? Qui aurait fait un reset sur tout ce qu’il s’était passé, depuis l’époque où on avait été un couple heureux, qui aurait effacé l’ineffaçable ?

Ayme tourna le visage vers moi pour m’observer avec ses sourcils froncés. J’avais aimé ses yeux, infiniment. Je m’étais dit que, quoi qu’il se passe, avec les années, quelle que soit la manière dont son visage pourrait changer, ils resteraient toujours avec cette si belle lumière, dedans. Que ça, ça ne bougerait pas. Désormais, j’y voyais de la douleur et de la méfiance, comme s’il anticipait ce que j’allais lui dire, après. Il avait toujours cet air-là, ces derniers temps.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? me demanda-t-il.

Il semblait toujours craindre que tombe le couperet que j’avais suspendu au-dessus de lui : que je le quitte. Pour de vrai, pour de bon. J’étais cruelle de maintenir cette menace ainsi, mais c’était parce que j’en avais besoin : que c’était un garde-fou, pour qu’Ayme accepte ma prise de distance, et toutes les barrière que j’avais mises entre nous. Et parce que j’étais incapable de le faire tomber. Je ne pouvais que le laisser suspendu.

Je repensais aux mains de ces deux hommes sur ma peau, et à leurs sexes en moi. Je songeais à ce fond de tendresse que je sentais encore en mon âme pour Ayme et qui ressortait soudain d’un coup, piétiné, écrasé, mais sans que je n’aie jamais réussi à l’annihiler, pour autant. Ce sentiment latent et douloureux.

– Un miracle, soufflai-je.

Les mots sortaient comme ça, tous seuls, comme hors de moi-même.

J’ajoutais :

– Autre chose.

Autre chose que cette vie de merde que l’on avait. Autre chose que ce vers quoi je m’enfonçais désormais, cette voie que j’étais en train de prendre et que je sentais sans possibilité de retour. Comme vouée à nous tuer plus encore.

Quelque chose qui nous tire de là, n’importe quoi.

Il ne dit rien.

Il n’avait rien à dire, de toute façon. Et moi non plus. On avait déjà tout épuisé.

Il me laissa à mes pensées, silencieux, immobile devant le canon du révolver pointé sur lui, ne sachant pas si le coup partirait aujourd’hui, sinon qu’au moment où ça arriverait ce serait trop tard pour lui…

Au fond, on n’avait plus que des certitudes d’échec, l’un comme l’autre. Quoi qu’il se passe.

J’entendis les mots qui suivirent comme le long enfoncement d’une lame dans mon torse.

– Tu veux qu’on se quitte ?

Je tournai la tête vers Ayme.

Il ne me regardait plus, fixant lui aussi autre chose… Je ne savais quoi : le passé, un futur qu’il essayait d’imaginer dans sa tête, l’indicible gâchis de notre relation… Et je pris conscience de l’affolement qui me traversa.

C’est dingue comme les rares fois où il prononçait ces mots lui-même j’en étais mortifiée, moi qui ne cessait pourtant de l’en menacer. Moi qui m’étais tellement durcie vis-à-vis de lui que j’avais parfois l’impression d’avoir tué le moindre de mes sentiments. Et je ressentis pourtant cette crainte, rampante et insidieuse, qui ne s’éteignait jamais vraiment au fond de moi, mais qui pouvait ressurgir parfois avec une force alarmante. Que ça dégénère. Que ça recommence à dégénérer.

Je me fermai, lentement. Consciemment.

– Peut-être…

Je ne savais pas si j’étais vraiment honnête en répondant ça, mais je ne savais plus rien, de toute façon. Juste plus rien.

– Alors pourquoi tu restes ?

Ses mots me firent mal. Il y avait tellement de douleur, dedans.

Je ne voulais pas y répondre. Ou, plutôt, je la connaissais, la réponse, mais je ne voulais pas la dire. Je ne voulais la dire à personne : ni à moi, ni à lui, et je ne sais pas auquel des deux je rechignais le plus de l’avouer : qui de lui ou de moi méritait le plus de ne pas le savoir, quel serait le pire d’avoir à l’admettre ou de l’avouer…

Je la crachais quand même, et elle sortit avec froideur parce que ça m’arrachait même les lèvres, de le dire :

– Parce que j’ai de l’espoir.

Parce que c’était reconnaître que j’étais prête à continuer, et à revivre encore ce que j’avais vécu, et à laisser Ayme finir de me détruire.

Le pire mot du monde. Je le haïssais. L’espoir. Ce qui te pousse à ramper dans la boue parce que tu espères qu’au-delà de la boue il y aura l’oxygène. Ce qui te rend captif des immondices dans lesquelles tu te vautres…

Je ne dis rien de plus. J’en avais déjà trop dit et j’étais fâchée, maintenant.

Je me levais.

– Tu as mangé ? lui demandais-je.

– Oui.

Il y avait des restes de repas sur la table de la cuisine.

– Et toi ?

– Oui.

J’avais grignoté mais, en réalité, j’avais faim. Mais tant pis, je préférais rester le ventre vide que de rester plus longuement.

– Je vais me coucher, ajoutais-je.

Je n’avais pas sommeil, ou plutôt je ne l’avais plus. J’avais juste besoin de me retrouver seule avec moi-même. Tant pis si ce serait entre les quatre murs de ma chambre. Au moins, avais-je conservé celle-ci. C’était Ayme qui dormait dans le bureau. Celui qui aurait pu accueillir un jour un enfant, peut-être. Qui n’accueillait rien. Que de la peine et de la distance. Que de l’échec.

Je pris un livre,  et j’essayais de me dégager l’esprit en le lisant.

En vain.

Je ne parvins à aucun moment à dépasser la première page.

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