Troisième partie
Mathieu sentait son pouls battre dans ses tempes, pulser jusqu’à l’intérieur de sa tête, l’étourdissant.
Putain ! Il s’était attendu à ce que sa confrontation avec la maîtresse soit difficile mais pas autant, pas chargée d’une telle tension…
Il gravit rapidement l’escalier menant au donjon et claqua la porte derrière lui, avant de progresser dans le couloir. À peine vit-il Isa, adossée au mur juste avant la salle des dominateurs, qu’il sut qu’elle s’était postée là pour l’attendre. Elle se tenait dans une posture moins provocante que d’habitude, parée d’une tenue qui n’aurait pas déplu à Emma Peel dans Chapeau melon et bottes de cuir : des bottes épaisses et un ensemble pantalon-bretelles qui aurait pu être sage, si ses seins n’avaient été visibles sous son chemisier transparent. Deux traits d’eye-liner complétaient la ressemblance avec l’actrice de cette série culte. Elle avait une cravache à la main. Il décela de l’inquiétude sur son visage, malgré ses abords froids.
Dès qu’il fut à son niveau, elle lui dit :
– Je t’ai vu parler avec Catherine.
Le sujet qu’il ne voulait justement pas aborder. Il ne s’arrêta pas.
– Qu’est-ce qu’elle te voulait ?
Cette fois, il marqua une pause et tourna la tête vers elle. Que lui dire ? Que Catherine avait voulu le provoquer, le déstabiliser et qu’elle était forte, à ce jeu ? Plus forte que quiconque. Si lui-même aimait jouer, elle était une adversaire contre laquelle jamais personne ne sortait gagnant. La maîtresse ne jouait pas pour se faire voler la victoire. Elle n’abattait jamais que des cartes gagnantes et elle en avait trouvé une, bien puissante, dont se servir.
– Catherine joue, dit-il.
Et elle se jouait de lui, en particulier.
– Et toi, tu ne joues plus, devina Isabelle.
Non.
Plus maintenant, en tout cas.
Et il venait d’appeler la maîtresse par son prénom.
Il dévisagea Isa, se demandant jusqu’où allait sa perspicacité, ce qu’elle comprenait de la situation et de ce qu’il éprouvait…
– Tu n’aurais pas dû laisser passer tout ce temps avant d’aller la voir, lui fit-elle remarquer.
Il ne la contredit pas.
Elle ajouta :
– Tu lui as déjà fait ce coup-là.
– Je sais.
Il avait cessé brusquement de donner signe de vie, pour disparaître à la recherche d’un ailleurs qu’il n’avait pas trouvé. Pour tenter d’avoir une relation normale avec une fille… Pour essayer de se persuader qu’il le pouvait. Il avait perdu. Tout le monde avait perdu. Il n’était revenu que deux ans plus tard vers la maîtresse. Il aurait dû se douter que réitérer entraînerait des problèmes. Cette fois-ci, pourtant, il ne s’était pas réellement barré. Du moins, pas aussi longtemps : il n’avait fait le mort que pendant un mois.
– Elle t’a parlé de ta punition ? reprit Isa.
– Oui.
Il ne voulut pas en dire plus.
Il examina le rideau les séparant de l’aile réservée aux dominants.
– Elles sont là ? demanda-t-il.
– Je crois. Je ne suis pas encore entrée dans la salle.
Deux secondes plus tard, il dégageait le lourd tissu rouge avant d’avancer jusqu’à la porte. Il la poussa d’un geste impulsif.
Immédiatement, son regard fut attiré par Claire.
Hissée sur des chaussures à hauts talons surmontées de lanières croisées sur ses chevilles, elle se tenait face au miroir fixé à l’un des murs, Véronique était en train de comprimer son buste dans un corset qu’elle laçait étroitement. Un minishort achevait d’offrir une vision vertigineuse de ses jambes, le noir de sa tenue respectant parfaitement non seulement le code de couleur mais le thème fétichiste de la soirée. Seul le rouge vif de ses lèvres tranchait, attirant le regard sur l’effet bombé de sa bouche, qu’il exposait tel un objet de convoitise. Il s’en laissa remuer un instant. Ce qui attira le plus fortement son regard fut toutefois les longues stries qui marquaient l’arrière de ses cuisses, témoignant de son travail et traçant des lignes sombres qui s’accordaient parfaitement à la carnation de sa peau et criaient plus que n’importe quel autre élément quelle relation était la leur… Et ce que Claire avait accepté de lui offrir, en venant en ce lieu, ce soir.
Il resta la main sur la poignée de la porte, hypnotisé. Lorsque leurs regards se croisèrent dans le reflet du miroir, il sut qu’ils partageaient la même perte de repères. Les mots de la maîtresse planaient encore dans son esprit et il éprouvait un mélange de désir, d’attraction qui prenait source dans des profondeurs inhabituelles de son être. De doutes, aussi, de craintes que les grains de sable nommés « hésitations de Claire » et « manipulations de la maîtresse » ne viennent faire exploser une situation déjà sous tension.
Discrètement, il soupira.
Il devait reprendre en main les événements.
Il adressa un sourire espiègle à Véronique.
– Je ne vais jamais résister à ruiner ce rouge à lèvres !
Véronique eut une mimique amusée.
– Je ne vais jamais résister à arracher ce short non plus, ajouta-t-il, mais, cette fois à l’intention de Claire, plongeant dans son regard pour appuyer ses propos.
Elle ne répondit pas, le fixant juste, témoignant de l’offrande qu’elle lui faisait avec ce regard curieux qu’elle portait sur les choses, en toutes circonstances, cette façon de tout penser, tout analyser, tout peser… La pousser à l’abandon lui paraissait à chaque fois une gageure.
Elle se retourna vers lui, et il parcourut des yeux ses autres marques, celles qui barraient le devant de ses cuisses.
Il vit à peine Isabelle entrer derrière lui et se poster à l’entrée de la pièce. Il ne lâchait pas Claire des yeux.
Isabelle prit la parole, s’adressant à Véronique.
– Vous êtes prêtes ?
– On a bien travaillé…
Lorsqu’il tourna le visage pour les observer toutes deux, Mathieu remarqua que toute leur attention se portait sur Claire, dans l’examen du travail accompli.
Véronique finit par lui demander :
– Qu’est-ce que tu en dis ?
Il eut un petit sourire.
– Ce corset ne va pas.
– Pourquoi ?
– Parce que ça l’empêche de respirer.
– Tu exagères.
C’était vrai. Il adressa un regard amusé à Claire pour lui avouer qu’il trichait. Bien sûr, Véronique avait serré trop fort, mais c’était une contrainte comme une autre. Des contraintes, il comptait lui en imposer d’autres, de toute façon.
– Tu n’as marqué que ses cuisses ? l’interrogea Isabelle.
– Non.
Contrairement à Véronique, Isa avait compris tout de suite pourquoi il ne voulait pas de ce corset.
Parce qu’il voulait voir la marque sur ses seins.
– Enlève-le, c’est tout, dit-il. Elle n’en a pas besoin.
Claire restait silencieuse, mais il put voir que la demande la gênait.
– En bas, tu verras des membres bien plus exposés, lui dit-il.
Il indiqua Isabelle du regard, dont la poitrine était plus que visible sous la transparence de son chemisier.
– Et toi ? lança Claire avec son impertinence coutumière.
Il sourit largement.
– Je vais me préparer aussi.
Il la fixa ensuite avec suffisamment d’insistance pour lui rappeler dans quel rapport ils se trouvaient. Et que, si lui s’amusait de son attitude, ce n’était pas le cas des autres autour d’elle. Claire resta coite.
Si elle pouvait se montrer dans la réserve, parfois, et plus particulièrement quand elle ne s’attendait pas à ses exigences, elle était loin d’être une oie blanche. Lors de leur première rencontre, elle l’avait sucé devant l’ensemble des dominants présents dans la salle ; de ses aventures sexuelles précédentes, il savait qu’elle avait eu l’occasion de se montrer plus encore en spectacle. Il n’y avait aucune raison qu’elle refuse d’exposer ses seins.
Véronique intervint :
– Elle ne va pas être à l’aise.
– Je ne veux pas qu’elle le soit.
Il laissa fleurir un sourire provocant sur ses lèvres.
– Tu devrais au moins lui couvrir les mamelons, reprit Véronique.
Il acquiesça.
– File-moi de quoi le faire.
Il ne précisa pas quoi. L’intensité avec laquelle Claire le fixait, insolente et fragile à la fois, le remuait. Il se retint de se rapprocher d’elle pour l’embrasser. Distraitement, il se passa la main dans les cheveux. Leur humidité lui rappela qu’il avait eu à peine le temps de se doucher, après le travail, et qu’il devait encore se préparer.
Il tourna le visage vers Véronique.
– Tu as des affaires pour moi ?
– Ce sac, là.
– Parfait, dit-il en s’accroupissant devant.
Il se frotta les yeux. La fatigue de la journée se faisait sentir, ajoutée à l’épuisement nerveux de son altercation avec la maîtresse.
Isabelle lança brutalement, à l’intention de Claire :
– Qu’est-ce que tu sais de cette soirée ?
Mathieu leva les yeux sur elles.
– Que ce sera une soirée fétichiste, répondit Claire.
– C’est le cas.
Isabelle la sondait, ne cachant rien de sa curiosité. Véronique ne bougeait pas, plantée dans un coin de la salle, observatrice.
Claire lui jeta un bref regard, puis ajouta :
– Que les autres dominants voudront m’éprouver.
Son culot le fit sourire. Isabelle, de son côté, ne réagit pas, mais il put voir à son attitude que la singularité de Claire l’intéressait. Le mépris qu’elle avait manifesté à son égard semblait s’être dissous dans la curiosité. Il attendit de voir ce qu’elle répondrait.
– C’est vrai aussi, affirma Isabelle sans afficher la moindre gêne.
Elle opéra enfin un demi-tour durant lequel elle resta du début à la fin le regard plongé dans celui de Mathieu. Puis elle se dirigea vers la porte.
Au moment où elle allait la passer, elle se tourna vers eux en une posture indolente, mais elle ne l’observait plus. Du début à la fin, elle resta fixée sur Claire.
Puis elle quitta la pièce. Ses bottes claquèrent dans le couloir, comme autant de pointillés venant ponctuer ses derniers mots.
Mathieu reporta alors son attention sur Claire. Elle fixait l’endroit où Isabelle avait disparu, la confusion visible sur son visage.
Quand Véronique se déplaça pour refermer la porte, Claire pivota vers elle, comme rappelée à la réalité.
– Tourne-toi, lui dit Véronique.
Il la vit réagir imperceptiblement à cet ordre. À ce monde de règles et de hiérarchie auquel elle avait accepté de se plier. À son monde à lui… Une fois encore, l’idée qu’il lui en demandait trop le titilla. Trop, et trop vite. Et pourtant tellement moins rapidement que ne le voulait la maîtresse…
Il refusa de s’attarder à cette pensée et se concentra sur le sac devant lequel il s’était accroupi, tandis que Véronique s’occupait de délacer le corset de Claire. Le premier vêtement qu’il trouva était un pantalon fait de différentes pièces de cuir piquées les unes aux autres qu’il connaissait déjà. Il était confortable et avait le mérite d’en imposer visuellement, tout en restant à la limite entre le costume et le vêtement qu’il pourrait porter dans la rue. Il ôta son propre jean et l’enfila, avant de relever les yeux sur Claire, tandis qu’il le boutonnait.
Les mains sur la nuque, retenant de ses doigts sa chevelure, elle respirait lentement, tandis que le vêtement qui lui couvrait la poitrine se relâchait de plus en plus autour de son buste. L’image dégageait une sensualité douce.
Après le rapport à trois qu’ils avaient eu avec Olivier, Claire lui avait confié son trouble de voir sa volonté accomplie par un autre. Troublantes aussi, les mains d’Olivier sur elle, qu’elle avait perçues différentes et en même temps comme un prolongement de lui-même. Les mots qu’elle était parvenue à poser sur l’expérience l’avaient stupéfait.
Sur l’instant, Véronique agissait de la même manière, avec des gestes empreints d’une autorité sans faille, quand lui avait tendance à être plus brusque, mais c’était toujours lui qui tirait les ficelles, lui qui décidait des mouvements. Lui qui touchait Claire, d’une certaine manière, bien qu’indirectement. Aucune des personnes dans la pièce ne l’ignorait.
La distance entre leurs corps le frustrait et l’électrisait en même temps, lui donnait envie de la maintenir, de la prolonger. C’était comme une brûlure : celle du besoin de sa chair, qui le rendait plus sensible, même à l’espace les séparant.
Lentement, le corset s’écarta, offrant les seins de Claire à l’air de la pièce. Lorsque Véronique finit de défaire les attaches dans son dos, il observa le vêtement se détacher, sa poitrine exposée. Il enfila rapidement un T-shirt de résille.
– Approche, dit-il dans un mélange d’ordre et de tendresse, les deux d’égale importance.
Elle s’approcha.
Une fois devant lui elle le fixa, de cette manière provocante dont elle ne semblait pas avoir conscience, la plupart du temps.
– Mathieu…
Il la saisit par la main pour la faire pivoter. Elle expira de surprise, tandis qu’il la plaquait dos contre son torse. Ses lèvres trouvèrent son cou, cette peau brûlante dont il voulait se gaver, et s’y posèrent un instant.
Les propos de la maîtresse ne cessaient de tourner dans sa tête. Si elle avait été dans la provocation du début à la fin, elle n’en avait pas été moins sérieuse. Il la connaissait assez pour savoir ce qu’elle cherchait. Elle voyait son jouet – lui – lui échapper. Alors, elle en avait repéré un autre, grâce auquel elle pouvait l’atteindre… Un jouet qui se trouvait en cet instant dans ses bras. Jamais il n’avait ignoré l’intérêt que susciterait Claire auprès de ses amis comme auprès de la maîtresse. Il était évident que tous voudraient la mettre à l’essai, mais la maîtresse en était déjà au stade supérieur. Il ne lui suffisait pas de s’amuser avec Claire ; elle voulait se servir d’elle pour jouer avec lui. Elle voulait les tester tous deux. Et il était hors de question qu’il la laisse la manipuler.
Il avait juste été con…
La vérité, c’est qu’il aurait dû venir chercher sa punition avant et ne pas envisager que Claire puisse être présente. Il en avait voulu trop et ça lui retombait dessus, entraînant Claire au passage.
Il inspira longuement, s’enivrant de l’odeur de sa peau.
– Je suis heureux que tu sois là, chuchota-t-il à son oreille, conscient que l’intimité avec laquelle il lui parlait contrastait avec la façon dont il l’avait attirée à lui.
Claire renversa le visage vers lui, lascive et frémissante. Il pencha la tête sur le côté pour observer ses lèvres.