Un hamburger, des frites et mon cœur avec (3)

Chapitre 3

Deuxième semaine

Lundi

Lundi matin filait comme à son habitude et l’heure avait déjà bien avancé lorsque Mathieu poussa un long soupir de soulagement. Il venait d’enregistrer sa dernière déclaration de TVA.

– Fait, souffla-t-il.

Fait et débarrassé jusqu’au mois prochain, pensa-t-il alors en s’étirant. Un coup d’œil sur l’heure et il réalisa qu’il était un peu tard pour aller se prendre un café, aussi tentante que soit l’idée. Il rangea ses dossiers, prêt à attaquer la suite. Il y avait toujours des choses à faire. Heureusement pour lui, le week-end écoulé lui avait permis de recharger ses batteries et d’en vider d’autres, s’amusa-t-il.

Il était sorti le samedi soir, après avoir profité de la matinée pour faire une monstrueuse grasse mat. Son bar préféré lui avait donné l’occasion de lever un beau petit lot. Il l’avait ramené chez lui et si le sexe n’avait pas été extraordinaire, il n’avait pas été mal, suffisamment pour lui vider aussi un peu la tête et passer un bon moment. Et bonus non négligeable, il s’était beaucoup amusé de la tronche qu’avait tirée cette chère Madame Rochas quand elle les avait croisés le matin alors qu’il le raccompagnait en bas. Il faut reconnaitre que la tenue de son coup d’un soir était plutôt parlante. En tout cas, clairement étiquetée gay. Le jean laissait voir bien trop de peau, le tee-shirt était trop court. Quant au tatouage qui recouvrait une grande partie de ses bras, il ne faisait pas homo mais suffisamment voyou pour qu’elle soit au bord de la syncope. Pas assez pour qu’elle en fasse vraiment une, dommage. En tout cas, il en avait bien ri.

Un petit coup retentit à sa porte et le sortit de ses pensées.

–  Oui.

– Coucou, le salua Sonia alors qu’elle pénétrait dans son bureau. On va commander à manger pour midi. Tu déjeunes là, je suppose ?

Mathieu sourit avant de soupirer.

– Oui. J’ai fini mes TVA, mais il faut que j’attaque le dossier Emerick Conseil.

C’était le nouveau client dont il avait désormais la charge. Un petit client certes, mais intéressant pour la boite et qui allait leur rapporter pas mal de pognon. Ils avaient hérité de toute la compta, mais aussi de tout leur volet social. Et s’ils étaient aussi bien organisés sur ce second point, il souhaitait bien du courage à la cellule sociale. Lui avait trois mois de compta complète à enregistrer et, vu la tête de celle que leur client avait jugé bon de faire lui-même au premier trimestre, il aurait aussi vite fait de tout reprendre à zéro. Au moins ne manquait-il pour l’heure aucune pièce et, si leur gourdasse de nouvelle avait bien fait son boulot, il n’aurait qu’un travail de vérification et cela pourrait aller relativement vite. Suffisamment pour pouvoir analyser tout ça et proposer des solutions plus adaptées à leur client : la partie qu’il préférait.

–  C’est ce que tu as donné à Emeline hier ?

– Espérons qu’elle m’ait fait gagner du temps. Elle t’a posé des questions ?

– Non, elle a eu l’air de se débrouiller toute seule.

– Je crains le pire.

– Franchement, si elle n’est pas fichue de faire de la simple saisie, le b-a-ba de notre métier, il faut qu’elle change de voie.

La remarque le fit sourire.

– Tu ne l’aimes pas, hein ! s’amusa-t-il.

Sonia éclata de rire.

– Parce que toi, tu la portes dans ton cœur peut-être ?

– Oh non !

– Entre nous, elle use ma patience et tu sais à quel point je suis patiente.

C’était vrai. Sonia était toujours une crème avec les stagiaires et les nouveaux. Mathieu était admiratif. Lui n’avait aucun sens de la pédagogie. Il était incapable d’expliquer plusieurs fois quelque chose qui lui paraissait évident. Et les « Mais vous êtes stupide ? » lui venaient bien trop rapidement. Du coup, il ne s’occupait jamais de ça. Sonia le lui avait même interdit. Elle, au contraire, pouvait reprendre trois fois, quatre fois une explication, de manière différente sans jamais perdre son calme. Il ne savait pas comment elle arrivait à faire ça.

– Je sais, tu aurais dû être prof.

– Je devrais. Quoi qu’il en soit, elle…

Sonia soupira.

– Je ne comprends pas.

– Moi non plus. J’ai presque envie de faire un courrier à son école pour leur dire tout le bien que je pense de leurs étudiants et de leur niveau et aussi qu’il faudrait voir à augmenter leurs critères d’attribution de diplômes.

– En même temps, elle est peut-être l’exception qui est passée entre les mailles du filet.

– J’aurais aimé qu’elle passe au travers de ceux de Virginie.

Sonia hocha la tête positivement.

–  En attendant, je te prends quoi ?

– Comme d’hab.

– OK.

– Tu sais qu’elle pourrait se charger de ça, ça doit quand même être dans ses cordes de passer une commande, plaisanta-t-il.

– Tu es fou ! Je veux être sûre de ce que je mange, moi !

Il sourit.

– Tu n’as pas tort, elle serait capable de me prendre un hamburger végétarien.

– Elle le ferait peut-être exprès pour se venger de tes remarques blessantes.

– J’évite de lui parler, je ne vois pas ce qu’elle peut me reprocher.

Même s’il imaginait bien que parfois son visage parlait pour lui.

– Et il n’y a qu’avec toi que je la surnomme la gourdasse, continua-t-il. Je te fais suffisamment confiance pour que cela reste entre nous.

Sonia acquiesça.

– Evidemment et tu n’es pas le seul à lui donner des noms doux ne t’inquiète pas.

– Je m’en doute.

– Allez, j’y vais. Avec un peu de chance, on aura le même livreur qu’en fin de semaine.

Elle appuya son commentaire d’un clin d’œil.

– Tu aimerais !

– Nous aimerions toutes ! Tu as vu comme il est mignon. Emeline craque totalement, je crois qu’elle veut lui demander son numéro.

– Espérons pour elle qu’elle soit plus douée avec les hommes qu’avec les chiffres.

– Il lui a fait quelques compliments qui lui ont mis des étoiles dans les yeux. Peut-être qu’elle a ses chances. En tout cas, c’est ce qu’elle pense.

Définitivement bi, donc, regretta Mathieu. Dommage.

– Allez, je m’y remets, lança-t-il.

Sonia était une des rares avec laquelle il s’offrait le loisir d’une pause. La plupart de ses collègues étaient agréables et il était facile d’échanger avec elles, mais avec Sonia, ils partageaient de nombreux points communs, des goûts qu’eux seuls semblaient avoir et elle était unique, voilà tout. Il leur arrivait même de se voir en dehors du travail, même si c’était assez sporadique. Mais, elle l’avait plusieurs fois invité à diner chez elle et Mathieu y avait toujours passé un très agréable moment. Victor son mari était amusant et d’excellente compagnie.

– N’en fais pas trop, après le boss ne va jamais nous croire quand on lui dit qu’il faut embaucher.

Mathieu sourit. Il en faisait beaucoup, c’était vrai. Il était celui qui partait le plus souvent en dernier ? Encore que leur boss était lui aussi un adepte des journées à rallonge. Il débarquait bien souvent vers sept heures du matin et il n’était pas rare de le voir rester jusqu’à plus de vingt heures. Comme il le disait parfois en plaisantant : au moins n’avait-il pas le temps de se disputer avec sa femme ! En réalité, l’homme prenait régulièrement les vacances scolaires pour profiter de sa famille. Mathieu aimait travailler pour lui. Il leur demandait peut-être beaucoup mais il n’était pas injuste, reconnaissait les efforts et les récompensait. Par ailleurs, Mathieu pouvait se permettre ce genre d’efforts parce qu’il était célibataire, n’avait et n’aurait jamais d’enfants et il reconnaissait avoir beaucoup d’ambition. Et, s’il devait faire carrière, c’était maintenant. Il avait pour objectif de devenir expert-comptable, il commençait à préparer le concours tranquillement pour le passer l’année suivante. Après ça, il deviendrait associé du cabinet, celui-là ou un autre si les opportunités ne se présentaient pas assez vite. Patrick, leur patron et fondateur de la boite, était parfaitement au courant et la paye qu’il touchait à la fin du mois prouvait qu’il reconnaissait ses capacités et son engagement. C’était donnant-donnant. Ce n’était pas non plus pour rien qu’il avait hérité de la supervision du service à peine un an et demi après son arrivée, personne n’avait protesté à cette nomination, en tout cas pas devant lui.

– Je crois qu’il sait très bien à quoi s’en tenir.

– Oui, mais fais quand même gaffe à ne pas accepter plus que tu ne peux gérer.

– Ne t’inquiète pas.

Un clin d’œil plus tard, Sonia sortait de son bureau et lui se plongeait sur le dossier de son nouveau client.

– Putain ! cria-t-il à peine une demi-heure après s’être mis au boulot.

Cette fois, c’était trop. Il allait virer cette conne et il allait la virer aujourd’hui. Foi de Vasseur, sa patience avait des limites, de sérieuses limites certainement mais là, là… Elle avait juste fait n’importe quoi !

– C’est pas possible, putain de merde, jura-t-il à nouveau en serrant les poings.

Il savait qu’il avait ce qu’on appelait du tempérament, avec une tendance à être colérique mais au boulot, il prenait sur lui la plupart du temps. Mais là, il pouvait sentir la colère bouillir en lui. S’il ne se rendit pas directement auprès d’Emeline pour la pourrir, ce ne fut qu’au prix d’un gros effort. Au lieu de ça, il se leva, le visage fermé et prit la direction du bureau de Virginie. Les deux collègues qui le croisèrent l’observèrent bizarrement et se décalèrent.

Il ne poussait pas souvent de gueulante mais quand c’était le cas, les autres rasaient généralement les murs. Patrick disait que c’était ce qui faisait de lui un bon meneur. Lui-même haussait le ton une fois de temps en temps, suffisamment fort pour que tout le monde s’en souvienne, assez rarement pour que cela marque encore plus les esprits. Mathieu était exactement comme lui, et les quelques fois où cela lui était arrivé, jamais Patrick ne lui avait donné tort. Et franchement, il était tellement énervé à cet instant qu’il se fichait ouvertement de savoir s’il aurait ou non l’aval de son patron.

Quand il ouvrit la porte de Virginie sans y avoir frappé, elle sursauta et poussa même un petit cri de surprise. Il ne lui laissa pas le temps de comprendre qu’il était déjà devant elle.

– Cette fois-ci, ça a assez duré, commença-t-il, tu me prépares ses papiers, sa période d’essai c’est fini ! ordonna-t-il en mimant un couperet.

– De que… qui ? bredouilla-t-elle.

– Emeline ! cracha-t-il. Je veux ses putains de papier sur mon bureau dans une heure maximum, elle ne passera pas une journée de plus ici.

A l’entente du prénom de la nouvelle, Virginie reprit légèrement contenance. Elle se redressa sur son siège.

– Ecoute, elle est là depuis quatre semaines, ce n’est…

– C’est largement suffisant et j’ai autre chose à foutre que de rattraper ses conneries.

Elle n’allait quand même pas essayer de la sauver ? Pour Mathieu, les choses étaient claires, nettes et ce n’était plus l’heure de discuter. Virginie s’était plantée, point, ça arrivait à tout le monde mais il était grand temps qu’elle répare son erreur. Cette dernière se leva pour aller fermer la porte de son bureau.

– Je crois que tu es trop dur, elle a un excellent dossier et m’a fait très bonne impression, la défendit-elle, en reprenant sa place.

– Elle est idiote, incapable et totalement empotée. Excuse-moi mais si c’est tout ce que tu es fichue d’embaucher, j’en viens à me poser des questions sur tes capacités en terme de recrutement.

– Je ne te permets absolument pas de remettre en question mes capacités ! Tu es peut-être un bon comptable mais les RH c´est ma spécialité ! répliqua-t-elle en haussant le ton.

– Hormis que moi, j’ai besoin de comptables, de gens qui sont capables de faire de la saisie sans me coller n’importe quel chiffre n’importe où. Il serait peut-être bon que tu envisages de leur poser des questions de comptabilité quand tu fais passer des entretiens !

Il savait que Virginie avait les compétences pour son poste, mais ce n’était pas la première fois qu’il jugeait ses recrutements en dessous de leurs besoins. Patrick lui-même l’avait déjà remarqué, et elle avait promis d’être plus attentive. Le seul hic était qu’elle faisait trop confiance à ses feelings et que si le contact passait bien, elle semblait capable d’être aveugle sur d’autres points. Il avait déjà demandé à pouvoir rencontrer les candidats, mais elle ne voulait pas lâcher la main sur le recrutement et avait réussi à s’en tirer en prétextant qu’il avait trop de travail.

– Pardon ?

– Tu m’as très bien compris ! Maintenant, je ne te demande pas ton avis. Tu me fais ces putains de papiers. Je la convoque à quatorze heures dans mon bureau !

– Ce n’est pas à toi de…

Sa paume claqua de nouveau sur le bureau.

– Mon service, mon choix ! Tu es spécialiste RH, alors fais ton boulot et prépare-moi ces papiers !

*************

Ludovic sortit de l’ascenseur, guilleret. C’était sans doute idiot de se mettre en joie parce qu’il allait croiser Mathieu, mais il était content. Durant le week-end, il avait pensé plusieurs fois à lui et plus il le faisait, plus il avait envie de le revoir, de plaisanter de nouveau avec lui et même plus si affinités et si bien sûr Mathieu se révélait intéressé par lui. Mais même en cas contraire, il avait vraiment apprécié leurs échanges et il se faisait une joie d’en avoir de nouveau.

Il sonna et entra directement dans les locaux. Il avait à peine refermé la porte, fait quelques pas dans le couloir qu’il sentit que quelque chose clochait. Les employés semblaient terrés derrière leurs ordinateurs et comme il s´approchait du coin détente, il entendit les sons étouffés d’une dispute. Il tourna la tête en direction du bureau concerné et son visage afficha une petite moue. Ne cherchant pas plus, son attention s’en détourna et il pénétra dans la salle.

Cela lui était déjà arrivé plusieurs fois d’avoir cette impression très nette de tomber comme un cheveu sur la soupe et c’est exactement ce qu’il ressentit à cet instant. Dans un coin, vers la fenêtre se tenaient trois employées qui discutaient à voix basse. Il y reconnut une des plus âgées – celle qui avait été la première à se lancer dans les compliments à son égard. Elle et l’autre femme entouraient Evelyne, s’il se souvenait bien ou peut-être était-ce Emeline. S’il en jugeait par sa mine décomposée et les larmes au bord de ses yeux, elle semblait en avoir besoin.

– Bonjour, dit-il après s’être raclée la gorge.

– Oh bonjour, Ludovic, l’accueillirent les deux plus âgées.

Emeline, ou Evelyne, essaya de rependre contenance et le salua avec un petit sourire. Il le lui rendit. Quoiqu’il soit en train de se passer, elle avait clairement le moral dans les chaussettes. Il préféra ne pas se lancer dans son badinage habituel. Ce n’était pas le moment.

– Je vous pose tout ça là, précisa-t-il comme il commençait à sortir les emballages individuels.

– Oui, merci.

Un éclat de voix plus fort que les autres leur parvint et elles se raidirent toutes. Ludovic se demanda bien ce qu’il se passait et qui pouvait les mettre dans cet état, probablement leur patron. A vue de nez, il aurait parié qu’il était en train de passer un savon à quelqu’un, quelqu’un qui ne se laissait pas faire s’il en jugeait par le peu qu’il entendait. Sans même le vouloir, il accéléra le rythme et il ne resta bientôt dans la glacière que le plat de Mathieu. Celui-là, il se le réservait. Il sursauta lorsqu’une porte s’ouvrit avec fracas et se crispa un peu, gagné par la tension qui régnait tout autour de lui.

– Quatorze heures, Virginie, sinon je les prépare moi-même !

Il reconnut cette voix, même si en cet instant elle possédait des accents particulièrement rageurs. Les trois femmes se courbèrent et se concentrèrent sur leur tâche du moment : trier les plats qu’il avait posé. Curieux, il jeta un coup d’œil dans le couloir. Mathieu y fit son apparition. Il marchait rapidement et son visage était fermé, pour ne pas dire crispé. Il se détendit très légèrement quand il l’aperçut.

– J’ai votre déjeuner, l’informa-t-il

Un hochement de tête lui répondit. Mathieu scruta la salle de repos.

– Emeline, je veux vous voir dans mon bureau à deux heures.

Si la jeune femme répondit, Ludovic ne l’entendit pas. Il la vit se tendre et se réfugier derrière ses deux autres collègues.

Le visage de Mathieu se referma un peu plus et de l’agacement, peut-être même du dégoût se mêla à son expression colérique. Quand son regard se porta sur Ludovic, il possédait une telle intensité que ce dernier se sentit frémir. Il y avait quelque chose de furieusement sexy dans ce qui émanait de Mathieu à cette minute. Quelque chose d’animal et de dominateur qu’il aimait trouver dans ses partenaires. Il adorait les mecs capables d’agir de la sorte, capables d’avoir ce genre de facette très forte et virile, dans la vie et surtout dans un lit. Son esprit ne résista pas à lui envoyer des images de Mathieu le dominant avec cette passion, cette volonté. Il savait qu’il s’y serait soumis avec délectation. Il savait aussi que c’était une pensée bien malvenue à cet instant.

D’un nouveau mouvement de tête, Mathieu lui signifia de le suivre. Il acquiesça avec empressement. Et tandis qu’il lui emboîtait le pas dans le couloir, ses yeux détaillèrent, dévorèrent la silhouette devant lui, la rigidité que la colère conférait à son dos et ses épaules, la véhémence de sa démarche, les muscles de ses fesses quand ils se contractaient. Il réalisa que l’homme était décidemment tout ce qu’il aimait.

Une fois dans son bureau, Mathieu attrapa un stylo et cela sans aucune douceur. Sa brusquerie l’alluma encore un peu plus.

– Je vous signe votre reçu.

– Oui, bien sûr.

Ludovic sortit le plat et son document et les déposa devant Mathieu. Il pouvait presque sentir la colère vibrer à l’intérieur de son interlocuteur. Ce dernier parapha énergiquement, jeta plus qu’il ne lâcha son stylo, avant de fouiller dans la poche de sa veste posée sur sa chaise. Il y prit un paquet de clopes.

– Je vous raccompagne en bas, faut que je m’en grille une, là.

– Oui, avec plaisir.

Ludovic lui sourit et Mathieu sembla faire un effort pour le lui rendre. Il ne le prit pas contre lui. L’homme tentait visiblement de reprendre le contrôle sur son énervement. Ils sortirent du bureau en silence. La seule employée qu’ils croisèrent baissa le regard et Ludovic aurait parié qu’elle essayait de disparaitre dans le mur. Il avait bien compris que Mathieu avait un poste d’une certaine importance dans la boite, mais à cet instant, il aurait presque juré que c’était lui le boss. Et pourtant, il savait que ce n’était pas le cas. Quoi qu’il en soit, il était impressionnant.

Dans l’ascenseur, Mathieu n’ouvrit pas la bouche, le regard dans le vide. On voyait qu’il ruminait encore et Ludovic se demanda ce qu’il avait bien pu arriver pour qu’il soit dans cet état et que l’ambiance générale soit aussi mauvaise, même s’il avait deviné que cela devait avoir un rapport avec Emeline. Elle allait visiblement passer un sale quart d’heure. S’il jugeait Mathieu affreusement attirant, il n’aurait pas aimé être celui qui lui ferait directement face.

Ils marchèrent rapidement jusqu’à la porte de l’immeuble.

– Vous êtes garé où ? l’interrogea-t-il.

– Juste là.

– OK.

Mathieu avança jusqu’à se retrouver au niveau de sa mobylette et s’adossa au mur avant de sortir une cigarette. Ludovic s’appuya à la barrière séparant le trottoir de la rue. Ses yeux suivirent les mains de Mathieu quand il secoua d’un mouvement du poignet son paquet pour en extraire une clope qu’il porta à sa bouche. Il y avait un côté très habituel dans ces gestes. Il lui tendit le paquet, mais Ludovic déclina d’un mouvement de tête. De la main gauche, Mathieu alluma sa cigarette. Le léger grésillement qui accompagnait le rituel rompit le vague silence de la rue. Mathieu ferma les yeux alors qu’il prenait une longue inspiration, faisant rougeoyer le bout de sa cigarette. Il l’éloigna à peine de sa bouche, retenant sa respiration comme s’il savourait cette première taffe. Quand il expira lentement, une longue volute de fumée s’échappa de ses lèvres.

Ludovic était littéralement captivé, suivant chaque geste, analysant chaque expression qui passait sur le visage de Mathieu. Observer quelqu’un fumer ne lui avait jamais paru particulièrement passionnant, mais il y avait quelque chose dans la façon de faire de Mathieu qui retenait son attention. Il avait cet air cool qui motivait les gamins à se mettre à la cigarette comme si le simple geste faisait de vous un homme et, dans son cas, c’était vrai. Il avait l’air encore plus masculin, là, adossé à son mur. Il renversa la tête en arrière et Ludovic suivit la ligne de sa trachée pour remonter jusqu’à sa mâchoire. L’envie de parcourir le même chemin de sa langue, l’audace qu’il faudrait pour le faire, la tentation d’y céder lui vrillèrent le bas-ventre. A un autre moment, sans doute se serait-il senti ridicule à s’exciter tout seul comme ça, devant ce type qui regardait le ciel en s’empoisonnant les poumons. Finalement, Mathieu reporta son attention sur lui.

– Désolé, dit-il, je ne sais pas comment sont vos collègues mais putain…

Il ne termina pas sa phrase et replaça la cigarette entre ses lèvres. Ludovic aurait pu regarder ça pendant des heures.

– Je n’ai pas à me plaindre, en tout cas pour ceux que je vais avoir au CAMPS que j’intégrerai fin août.

– Vous quittez votre boulot de livreur ?

Mathieu ferma de nouveau les yeux alors qu’il prenait une autre taffe.

– Je ne fais que dépanner mon cousin jusqu’à mercredi prochain, en fait.

Mathieu hocha la tête. Il semblait plus calme mais il n’avait pas encore retrouvé la jovialité de leurs échanges habituels.

– Mes collègues vont être déçues d’apprendre ça.

Ludovic sourit.

– Qu’elles ? ne put-il retenir.

Il espérait bien entendre un « moi aussi ». Après tout, en dehors de toute attirance potentielle – il n’était pas réellement parvenu à déterminer de quel bord était Mathieu – leurs conversations avaient été plutôt sympathiques. Il n’était peut-être que le livreur avec lequel on est poli, mais il avait quand même la nette impression qu’il y avait plus, même si ce n’était qu’une certaine camaraderie.

– Vous aussi peut-être, répondit Mathieu. Encore que si vous vouliez choper Emeline, je vous conseille de remonter chercher son numéro parce que je la vire tout à l’heure.

– Qu’est-ce qu’elle a fait ? demanda-t-il.

– Elle est incompétente, précisa Mathieu alors qu’il reportait son regard vers le ciel.

Ludovic jugea bon de ne pas commenter ce dernier point. Au lieu de ça, il contempla son expression pensive. Qu’il vire Emeline n’avait rien d’étonnant compte tenu de ce qu’il avait observé et entendu. C’était même une des hypothèses qu’il avait envisagé. Par contre, les propos de Mathieu sur le fait de récupérer son numéro le surprenaient déjà davantage. Il ne voyait pas bien ce qu’il avait pu faire pour lui laisser supposer qu’il était : de une attiré par les femmes (est-ce qu’un hétéro lâchait à un autre homme qu’il le trouvait sexy ?), de deux : attiré par Emeline en particulier. Peut-être était-ce simplement parce que c’était celle qui semblait le plus proche de son âge. Quoi qu’il en soit, cela répondait sans doute à sa question. Mathieu était tellement hétéro qu’il n’imaginait naturellement pas que lui ne soit pas de son bord.

 – Je comprends. Mais je ne suis pas intéressé. Je ne sais pas ce qui vous l’a fait croire.

Une nouvelle taffe avant que Mathieu ne réponde.

– On m’a rapporté qu’elle en avait l’impression.

Il hocha la tête.

– Elle aura mal compris, je suis branché par les hommes si je n’avais pas été assez clair quand je vous ai dit que vous étiez sexy.

Il ne désirait pas être lourd. Mathieu avait l’air d’être à des kilomètres d’avoir envie de se faire draguer, surtout par un gay si lui ne l’était pas, en tout cas la pensée l’effleura, mais puisqu’il n’était pas vraiment certain, il préféra bien recadrer les choses. Il fut toutefois incapable d’analyser l’expression de Mathieu, qui semblait toujours à moitié perdu dans la dégustation de sa clope qui se consumait doucement.

– En fait, je pensais que vous étiez bi.

– Pas du tout.

Mathieu hocha la tête et reporta son attention sur lui. Il eut cette étrange impression que l’autre l’étudiait ou le voyait sous un autre jour. Mais peut-être était-ce lui qui se faisait des idées, sans doute d’ailleurs. Mathieu détourna finalement le regard.

– Et qu’allez-vous faire dans ce CAMPS, quoi que cela puisse être ?

Ludovic ressentit une vive frustration en voyant qu’une fois de plus, Mathieu bottait en touche et changeait de sujet. Et cela d’autant plus que cela ne faisait que confirmer son hypothèse sur la sexualité de Mathieu. C’était agaçant, énervant même. Ce n’était pas qu’il avait du mal à trouver des mecs qui lui plaisait mais autant, c’était déjà plus rare. Ses sensations étaient probablement plus fortes en raison de l’excitation qu’il avait ressentie et éprouvait encore face à lui. C’était comme avoir un super plat devant soi et avoir interdiction d’y goûter. Il n’aimait pas devoir se priver. Il retint son soupir de dépit.

– Centre d’Action Médico-Sociale Précoce. Je suis psychomotricien. J’ai obtenu mon diplôme ce mois-ci et comme j’ai effectué mon dernier stage là-bas et que ça s’est très bien passé, ils m’ont proposé le poste qui se libérait. Et voilà.

Une fois de plus, Mathieu se contenta d’un hochement de tête. Il jeta son mégot dans le caniveau d’une pichenette.

– Psychomotricien, c’est de la rééducation donc ?

– Oui et un peu plus que ça au final. Il faut de la technique mais aussi beaucoup d’écoute et d’imagination pour s’adapter aux patients. On peut utiliser la danse, les arts plastiques, c’est vraiment top !

 La remarque fit sourire Mathieu.

– Ca vous plait ?

– Oui, j’adore mon métier.

Mathieu hocha de nouveau la tête. Il attrapa une seconde cigarette, l’observa, hésita et la reposa dans son paquet.

– Et pourquoi psychomotricien, alors ?

– Parce que gamin j’y ai eu recours et que ça m’a sauvé la vie. J’ai été en échec scolaire très tôt, je savais lire couramment en entrant en CP mais j’écrivais toujours horriblement mal arrivé en CE2. J’étais assez associable et je fichais le bazar en cours. C’est la directrice de l’école qui a orienté mes parents vers une de ses amies psychomotriciennes qui a rapidement déterminé que j’étais un enfant à haut potentiel.

Ce n’était pas la première fois qu’il faisait son petit laïus. Avec le temps, il parlait plus facilement de ses capacités sans avoir l’impression de se vanter, sentiment qu’il avait longtemps éprouvé. Il savait que les gens s’ouvraient difficilement sur ce genre de choses, si ce n’était dans des groupes spécialisés. Mais après des années de travail sur lui, il avait appris à passer outre son appréhension et la peur des réactions des autres. Après tout, il était aujourd’hui un de ceux qui devait aider certains gamins dans son cas et d’autres avec des handicaps à mettre des mots sur leurs maux, à accepter par leur corps mais aussi par leur esprit qui ils étaient et non ce qu’ils étaient. Il aurait donc été malvenu que lui-même n’y parvienne pas.

Mathieu fronça les sourcils.

– Précoce ? demanda-t-il en guise de confirmation.

– On ne parle plus d’enfants précoces de nos jours mais oui, c’est ça. Les séances m’ont changé la vie, mettre des mots là-dessus c’était… libérateur.

Ludovic se souvenait très bien de la sensation de renaître qu’il avait éprouvée au fur et à mesure des séances, celle de s’ouvrir, de prendre le contrôle qu’il avait tant de mal à ne pas avoir. Il se remémorait à quel point cela avait été bon d’avoir un interlocuteur qui lui parlait enfin comme s’il n’était pas un idiot qui ne comprenait rien, qui lui proposait des choses intéressantes à faire, même si pour certaines il les avait trouvées débiles à l’époque. Maintenant qu’il était de l’autre côté, il savait combien ces activités qu’il avait jugées stupides avaient été essentielles dans sa réhabilitation, dans sa reconstruction. Sans doute que, comme de nombreux enfants dans son cas, il serait retombé sur ses pieds mais tout aurait été tellement plus difficile, l’adolescence, la découverte de son homosexualité.

Quand il avait commencé à comprendre qu’il n’était pas attiré par les femmes, cela avait été dur. Il avait eu la violente sensation de revenir en arrière, d’être de nouveau différent. Mais le travail qu’il avait effectué jusque-là, celui qu’il poursuivait, lui avait permis de passer outre ces difficultés, d’accepter plus facilement qu’une fois de plus, il était autre.

Mathieu perdit visiblement la bataille contre son envie de nicotine et sortit cette seconde cigarette.

– Toujours pas ?

– Non merci.

– Vous avez raison. Je ne devrais pas non plus, mais…

Il fit une pause pour allumer sa clope et, de nouveau, Ludovic suivit ses gestes avec attention.

– Elle m’a tellement énervé que je ne vais pas tenir si je ne retrouve pas pleinement mon calme et je n’ai pas envie de la voir fondre en larmes dans mon bureau. Chose qu’elle serait capable de faire si je me mettais à hausser la voix.

– Vous avez l’air de leur faire peur. Et j’avoue que vous étiez plutôt impressionnant, ajouta Ludovic avec un petit sourire.

Cela fit rire Mathieu.

– Il parait que c’est une qualité, commenta-t-il en tirant une taffe. En tout cas, c’est ce que me dit mon boss.

– Si c’est le chef qui le dit, il faut le croire.

Ludovic s’appuya un peu plus contre la barrière, hypnotisé une nouvelle fois par les mains et les mouvements de Mathieu. Ce type avait un don pour transformer un geste pourtant banal en truc le plus sexy du monde : hallucinant.

– Si je suis bien, j’ai donc un petit génie devant moi.

Cette fois, ce fut à son tour de laisser échapper un léger rire.

– Pas un génie non, je n’ai pas non plus le QI d’Einstein, mais je n’ai jamais eu besoin de beaucoup travailler pour avoir de bonnes notes, enfin après mon début de primaire désastreux. Et puis, je me suis intéressé à beaucoup de choses à côté pour me nourrir. On va dire ça comme ça.

– Longues études pour devenir psychomotricien ? interrogea Mathieu, sa voix légèrement modifiée par la présence de fumée dans sa bouche.

– Non. J’ai effectué ma PACES d’abord et…

– Votre quoi ?

– PACES, c’est la première année d’étude commune aux études de santé. Donc, avec les futurs médecins, kiné, etc. que j’ai validé tout de suite. Et puis, j’ai passé le concours et j’ai été pris à la Pitié-Salpêtrière. Après ça, c’est trois ans et un autre concours à la fin pour devenir psychomot’ et voilà.

Mathieu hocha la tête.

– Je vais vous poser une question, c’est juste de la curiosité, ne le prenez surtout pas mal mais…

Nouvelle pause pour une taffe.

– Quitte à avoir fait la première année et à l’avoir réussie, et tout le monde sait à quel point c’est difficile du premier coup, même les gens comme moi qui n’ont pas du tout fait ce genre d’études, pourquoi ne pas avoir fait kiné ou médecin ? Vous aviez visiblement les capacités.

Ludovic éclata de rire.

– Pitié, j’ai l’impression d’entendre mon père et son laïus sur mon potentiel gâché.

– Hum, les pères, soupira Mathieu.

– Vous avez des problèmes avec le vôtre ? se permit-il, car son ton le laissait clairement supposer.

Mathieu tira une nouvelle taffe, très longue.

– Oui, on ne se parle plus.

– J’en suis désolé.

Mathieu haussa les épaules. Une façon de dire que c’était la vie sans doute, mais son expression, son ton montraient qu’il n’était pas aussi détaché qu’il voulait le laisser paraitre.

– Le mien ne me parle plus vraiment non plus. Ma mère oui, mais lui… entre mes études et mon orientation sexuelle, il estime que je gâche ma vie et visiblement une partie de la sienne. Il a continué à m’aider financièrement mais ça ne va pas plus loin. Il a toujours ce regard dépité quand il me voit. Je crois qu’il aurait accepté ma carrière mais être gay en plus, c’était trop pour lui. Au moins n’avez-vous pas ça.

Un moment Ludovic se demanda pourquoi il racontait sa vie comme ça et s’il n’allait pas mettre Mathieu mal à l’aise. Mais ce dernier l’observait, comme s’il le jaugeait.

– En l’occurrence, c’est exactement pour cela qu’il ne me parle plus.

Ludovic hocha la tête, camouflant sa surprise. Voilà qui répondait à la question et pour le coup, il n’avait même pas volontairement tendu la perche à ce sujet. Et si Mathieu était gay alors son manque de réactions à ses compliments ne pouvait que signifier son désintérêt. Sans doute qu’il ne lui plaisait pas. Il ne savait pas si c’était plus frustrant que de se dire que c’était seulement une histoire de genre. Mais, c’était la vie, comme on le disait si bien.

– Je suis désolé, répéta-t-il. C’est difficile quand on vous reproche quelque chose contre lequel on ne peut rien.

– Hum.

Nouvelle taffe.

– Sa réaction n’était pas une surprise. C’est un connard homophobe, je le savais, alors avoir un fils pédé comme il le dit si bien, ce n’était pas envisageable. Je crois qu’il me considère comme mort ou quelque chose comme ça.

– Ca n’en est pas plus facile à accepter.

– Sans doute. En tout cas, vous êtes courageux de lui avoir annoncé pendant vos études. Personnellement, j’ai attendu de gagner ma vie et d’être installé pour le faire. J’ai eu raison. Ils m’auraient coupé les vivres et j’aurais dû me démerder pour terminer mes études sans leur appui financier. Ça aurait été faisable mais bien plus compliqué.

– C’est sûr. Je crois que j’ai pas réfléchi à tout ça. Mais peut-être parce qu’il n’était pas ouvertement homophobe.

– Hum. Je pars du principe qu’il vaut toujours mieux se méfier. Aujourd’hui, sans dissimuler mon homosexualité, j’évite de l’étaler. Au boulot aussi, continua-t-il, désignant le bâtiment derrière lui d’un mouvement de tête.

– Je comprends. J’avoue que je ne m’en cache pas pour le moment, j’ai pas envie de me prendre la tête à réfléchir à ce que je dois dire ou non.

– J’ai remarqué, s’amusa Mathieu. Vous savez que certains types accepteraient très mal qu’un autre mec leur avoue les trouver sexy.

Ludovic sourit, presque malgré lui, content de voir Mathieu se détendre enfin. Il haussa les épaules.

– Je prends le risque, des fois le jeu en vaut la chandelle.

– C’est une philosophie. Personnellement, je choisis les endroits pour l’afficher. Dans mon immeuble par exemple, on a une vieille peau homophobe, je ne dirais pas que j’étale volontairement mon orientation mais si je dois sortir de chez moi avec un mec, je le fais sans me poser la moindre question.

Ludovic hocha la tête. En soi, Mathieu avait raison. On ne savait jamais trop sur qui on pouvait tomber et sans doute, ferait-il mieux de ne pas exposer ses choix sexuels avec ses patients ou leurs parents.

Mathieu jeta son nouveau mégot.

– Je devrais y retourner, dit-il finalement.

– Votre hamburger va être froid !

– Ouais, ce serait dommage. Elle m’a déjà gâché ma matinée, je ne vais pas la laisser en faire autant avec mon déjeuner.

Ils se sourirent. Étonnement, la petite conversation qu’ils venaient de tenir, en plein milieu de la rue (tu parles d’un endroit approprié pour ce genre de confidences), ne les mit nullement mal à l’aise.

– Et puis, j’ai appris des choses sur la psychomotricité. C’était intéressant.

– Je suis à votre service pour vous en dire plus.

Mathieu hocha la tête.

– A suivre demain, alors, conclut-il.

– Oui.

Un nouvel échange de sourires et Mathieu se détacha du mur avant de reprendre le chemin de l’immeuble, avec un signe de main.

Ludovic remit son casque. Il poussa un petit soupir. C’était vraiment dommage qu’il ne lui plaise pas, mais il devait reconnaitre que la façon de faire de Mathieu avait une certaine classe. Au moins, ne se sentait-il pas mal à l’aise et puisqu’ils devaient se voir une fois par jour pendant un peu plus d’une semaine, c’était sans doute pour le mieux.

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