Autrice : Valéry K. Baran.
Genres : F/F , bisexualité.
Résumé : Il est des matins où tout est drôle ou lamentable, ou à pleurer. Remets tes yeux en face des trous et ne regarde pas derrière toi : on vit tous avec nos conneries ! Hé Ho, poulette, tu m’écoutes ? Et arrête de te marrer, va.
Petite bêtise, grammes résiduels et six pieds dans un lit
– Allez, chuchote Clémence, le regard pétillant dépassant des draps dans lesquels elle est profondément blottie.
Nathalie plisse les lèvres en une petite moue, hésitante. Le bleu gris de ses prunelles semble aussi pâle que la lumière matinale et leurs visages ne sont qu’à quelques centimètres l’un de l’autre.
– Tu ne veux pas le lui dire toi-même ?
– Pas motivée.
Le ton de Clémence est celui d’une gamine, l’éclat de ses yeux se faisant rieur, comme si ce qu’elles s’apprêtent à faire n’est qu’une bêtise sans importance.
Nathalie se renfonce dans la couette. Lorsqu’elle déglutit, sa gorge sèche lui fait mal. Elle cherche du regard une bouteille d’eau à proximité.
– Je dois avoir encore au moins trois grammes, gémit-elle à voix basse, et je ne suis pas sûre de pouvoir aligner plus de deux neurones pour bredouiller quelque chose d’intelligible.
La fin de sa phrase se finit dans un rire étouffé, que Clémence partage aussitôt, la blancheur de ses dents ressortant au rebord du drap clair.
D’un air coquin, cette dernière jette alors un œil aux jambes masculines qui dépassent de l’autre côté de la petite brunette près d’elle. Puis, elle sort légèrement le nez de la couette, méfiante quant à la température extérieure. L’air est frais ; sa peau est nue ; ses vêtements sont elle ne sait où. Elle a envie de retourner sous la chaleur des draps, mais les balance tout de même de côté en un acte de bravoure, tandis que Nathalie y enfouit plus profondément le bas de son visage, et s’assoit au bord du matelas. L’absence brusque de contact sur sa chair la fait frissonner. Elle resserre les pieds l’un contre l’autre sur l’amas de vêtements qui jonche le sol. Misère… Apercevoir son débardeur sur le dossier de sa chaise de bureau la fait se lever, une grimace se peignant sur ses lèvres quand elle prend conscience de la manière dont son crâne se met à pulser, ainsi que l’état dans lequel est l’appartement. Elle passe les doigts dans ses cheveux emmêlés. Un instant, elle se demande s’il est seulement possible de retrouver quoi que ce soit dans ces tas d’habits, roulés-jetés-propulsés à l’angle de la porte d’une armoire – tiens voici son soutien-gorge. Cette petite victoire lui procure du courage, lui permettant de se couvrir la poitrine, avant d’enfiler son haut. Puis, comme sa culotte lui échappe et que, bien que ça la fasse rire, se promener cul nu ainsi ne lui soit pas habituel, elle se décide pour le caleçon masculin qu’elle voit traîner plus loin, un peu bouffant et avec des carreaux, s’en amusant. S’en attifer lui donne une drôle d’allure, la couture du vêtement lui frôlant curieusement l’entrejambe. Il y a un quelque chose de sexuel, là-dedans, qui ne lui déplaît pas. Elle en expérimente plus nettement la sensation lorsqu’elle fait quelques pas et passe à son poignet l’élastique qu’elle déniche plus loin, en attendant de pouvoir se coiffer.
L’appartement est dans un état… lamentable ! Risible ! Elle ne sait comment le dire autrement. À prendre en photo panoramique et à envoyer sur Facebook. Voilà qui ferait rire les copines, tiens. Partout s’amassent des vestiges de la soirée passée : verres d’alcool, morceaux desséchés de pizza, mégots, cendriers pleins, huile pour massage au bouchon disparu, et des sapes, et des morceaux de cigarettes déchiquetés, et des cadavres de bouteille, et des emballages de préservatifs… Youhou ! La fête, quoi. La débauche. La jeunesse. Le grand n’importe quoi, mais le bon n’importe quoi : celui qui fait marrer et qu’on a envie de raconter plus tard, qui reste avec le temps et sur lequel les copains nous charrient même plusieurs années après, et qui peut faire rire aux larmes, parfois, aux dernières heures d’une soirée un peu arrosée. Elle a envie de rigoler. Il doit lui rester encore quelques grammes, à elle aussi. Il est hors de question qu’elle prenne la voiture aujourd’hui, songe-t-elle soudain. Elle risquerait de se faire arrêter pour alcoolisme en plein jour : la honte ! « Mais non, m’sieur l’agent, c’est juste que j’ai pris une grosse cuite hier soir et… » Elle imagine la scène tout en se dirigeant d’un pas léger vers la salle de bains. Non, non, non, non. Elle restera toute la journée chez elle, passera à la rigueur à la supérette au coin de la rue d’en face et bouffera du chocolat toute la journée, entre deux clopes, boira de l’Orangina. Son haleine doit être un avant-goût de la porte des enfers, elle pourrait tuer le joli cœur de voisin du dessous s’il lui venait l’idée regrettable de sonner une fois de plus à leur porte. « Vous avez du sel, les filles ? — Non ! » Il faut faire quelque chose.
Un instant, Clémence jette un regard aux deux larves qui cuvent dans les draps enroulés autour de leurs jambes, une longue chevelure d’ébène apparaissant, là, une cuisse masculine largement découverte, une bouche ouverte à gober les mouches… Ah, elle est belle, la jeunesse ! C’est eux qu’elle devrait prendre en photo, en fait, en les identifiant bien clairement sur le net. Non, elle n’est pas si mauvaise, mais ce serait amusant. Et il ne faut jamais se priver de songer à quelque chose de drôle. Elle imagine déjà le commentaire qu’elle pourrait y associer et les réactions des autres, dessous. Elle se trouve bête.
Puis elle file dans la salle de bains.
Elle a une gueule, mazette ! Tu es belle, dis donc. Tu as dormi dans un sac poubelle ?
La barrette à fleurs roses qui traîne sur le rebord du lavabo tombe à pic pour relever la masse informe de ses cheveux.
« Les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus aucune distinction », dirait Nadine, sa collègue. Bien balancé, poulette. Ah, cette pauvre jeunesse totalement égarée ! Sortez les drapeaux ! Brandissez les baïonnettes ! Un petit coup bien enfoncé tout en bas des reins devrait remettre tout le monde dans le droit chemin ! Elle se fait rire toute seule.
La fraîcheur du dentifrice dans sa bouche soulage agréablement sa sensation d’haleine fétide.
Tandis qu’elle se penche sur le lavabo, une claque sur ses fesses la fait sursauter. En se retournant, elle aperçoit Nathalie, passant près d’elle. Comme toujours, le port d’épaule de cette dernière est droit et sa démarche légèrement bourgeoise, ses longs cheveux noirs ondulant dans son sillage. Le regard complice que la brunette adresse à Clémence fait pétiller les yeux de cette dernière, les lèvres fermées sur sa brosse à dents. Puis Bob ? Tom ? — mince, comment pourrait-elle l’identifier sur Facebook si elle n’est plus capable de se souvenir de son nom ? — suit Nathalie, tandis qu’elle entre dans la douche. Son sourire à lui est le charme à l’état pur. Elle se fait honte, à avoir oublié comment il s’appelle. Elle prend tout de même quelques secondes pour contempler ses fesses. Il faut reconnaître que Roméo a tout pour plaire. Sportif, endurant, inventif… Pas un mot de trop, une assurance à toute épreuve et même de l’humour lorsqu’il en faut… Vous avez réussi le test d’entrée, monsieur. Vous aurez peut-être le droit de revenir. Et puis il est beau comme un dieu. Bonne pêche, pense-t-elle, tandis qu’elle se rince la bouche. Les seins de Nathalie viennent de s’écraser contre le plexiglas de la vitre de douche et Apollon a déjà glissé la main entre ses jambes.
Tandis qu’elle ressort de la pièce, Clémence ne peut s’empêcher de se moquer : tout plaisant qu’il puisse être, Cupidon s’est cependant montré incapable d’attendre une seconde avant de viser les points stratégiques. Ah, ces hommes et leur cerveau ridiculement bas placé…
Elle se fait un café, se fume une clope à la fenêtre en contemplant les allées et venues des passants et des voitures en contrebas.
Quand les deux autres sortent de la salle de bains, elle est allongée sur le lit, une jambe pliée, et a chaussé ses lunettes pour lire un document administratif de son travail. Coquetterie idiote : si Adonis n’avait pas été là, elle se serait pris un magazine people traitant du dernier bouton d’acné de Britney Spears ou du divorce de Katy Perry.
Ils ont dû vider toute l’eau chaude. Elle n’a pas été invitée. Elle se sent conne et de sale humeur. Elle a bien le droit, non ?
– Allez, casse-toi, lance-t-elle, un sourire mauvais aux lèvres et sans même lever les yeux.
Il faut qu’il y ait une salope, non ? Et puisque Nathalie se refuse à l’être…
– Tire-toi, va. Tu as bien rempli ton rôle. Maintenant, on ne veut plus de toi.
Elle redresse le visage. Casanova s’est figé juste devant elle. Clémence se prend à penser que son sang n’a pas encore eu le temps de remonter au cerveau, consciente, cependant, que n’importe qui serait pris au dépourvu par un tel accueil. Qu’est-ce qu’il attend, de toute façon ? Qu’ils partent en nuit de noces derrière ? Eh mec, tu as ramassé deux pétasses bourrées dans une boîte de nuit, hier. Tu crois que tu vas avoir une déclaration d’amour ?
– On te rappellera éventuellement à l’occasion.
Un rire sort de sa bouche. C’est mal, c’est méchant, c’est totalement stupide. Nathalie se met, elle aussi, à pouffer, rampant en serviette de bain sur le lit. Elles sont encore saoules, elles se sentent puissantes, elles ont envie d’être connes.
– Alors, qu’est-ce que tu attends ?
Puis, comme elle se rend compte qu’elle a encore son caleçon sur les fesses, elle se redresse et l’enlève rapidement, le jetant d’un geste imbécile vers lui. Nathalie s’étouffe à moitié de rire.
– Allez, tire-toi ! se mettent-elles soudain à crier, toutes deux. Va-t’en ! Barre-toi ! On n’a plus besoin de toi !
Et elles rigolent, et elles se noient dans leur hilarité. Il s’agit clairement d’une vengeance idiote de femme, d’une envie de penser qu’elles aussi peuvent être de vraies salopes, bien que ce ne soit pas réfléchi. Au moment où Apollon s’apprête à sortir, Clémence se sent prise d’un léger remords et court soudain pour lui tenir la porte, les yeux brillants et sa proximité la faisant se sentir plus taquine encore. Qu’il s’en aille, maintenant. Vite. Elle ne sait pas ce qu’elle pourrait ajouter comme connerie et elle se croit même capable de le sucer pour se faire pardonner.
Puis elle s’appuie de tout son poids sur la porte pour la refermer derrière lui, y restant quelques secondes, tandis que Nathalie écarte les pans de sa serviette et s’étale de tout son long sur les draps froissés.
En le remarquant, Clémence ironise :
– Pas encore rassasiée ?
Puis, comme Nathalie réagit par un sourire, Clémence prend une expression conquérante et balance, d’un geste négligent, le document qu’elle lisait en l’air, profitant du moment où les feuilles volent autour d’elle pour grimper, à quatre pattes, surplomber le corps de son amie sur le matelas. Lentement, elle appuie le bassin contre celui de cette dernière, savourant le contact de leurs peaux nues. Son ventre se tord cependant d’une inquiétude. Elle déglutit douloureusement.
– Ça te manque, parfois ?
Son ton est redevenu sérieux.
– Quoi ?
– La queue.
La petite tape que Nathalie lui assène sur les fesses la fait sourire.
– Mais que vous êtes vulgaire, madame…
– Horriblement…
– Parce qu’on a ramené ce mec ?
– Oui.
Nathalie prend quelques secondes avant de lui répondre.
– Non.
Puis elle enchaîne.
– Idiote.
L’expression de Nathalie est à croquer sur place, à immortaliser sur un tableau. Clémence fait une mine de petite fille coquine, essayant d’oublier le besoin qu’elle a de se convaincre qu’elles n’ont pas fait une bêtise. Elle se sent fragile.
Le regard de Nathalie sur elle n’est cependant empli que d’amour et de certitudes.
Alors, Clémence se penche sur ses lèvres, les frôlant de son souffle et, lorsque qu’elles s’embrassent de nouveau, elle oublie peu à peu leur nuit passée dont chaque trace se trouble, s’efface, se transforme en une brume pâle qui s’étiole lentement.