Un corps qui danse

Autrice : Valéry K. Baran.

Genres : Hétéro, érotique, romance, photo, capoeira.

Résumé : Liz est subjuguée. Au point d’en oublier de prendre les photos. Mais c’est plus fort qu’elle, dès que ce jeune danseur de capoeira est apparu, elle a été envoûtée. Par la puissance gracieuse de ses mouvements, par les perles de sueur sur sa peau dorée, par son corps ciselé…Il s’appelle Flávio, et il embrase ses sens comme aucun homme avant lui. Alors, quand elle demande une autre séance photo avec la troupe de danseurs et que le responsable lui annonce que seul Flávio est volontaire pour servir de modèle, le cœur de Liz se serre d’excitation et d’appréhension. Mais le danseur a posé une condition : qu’elle porte une jupe…

Nouvelle sortie en numérique aux éditions Harlequin et en papier dans le recueil « OMG that’s hot ! ». En accord avec Harlequin, toute la première partie (20%) est publiée ici. Profitez-en pour découvrir le si sexy Flávio et sa relation avec Liz !

Un corps qui danse

Les conversations avaient repris depuis une bonne minute, mais Elise était encore figée, l’index crispé sur le déclencheur de son appareil. La voix de Paul lui fit soudain reprendre contact avec la réalité.

– Alors, Liz, ces photos ?

Elle tourna vers lui un regard qu’elle savait perdu. Le berimbau et l’atabaque avaient beau s’être tus et les musiciens être en train de ranger leur matériel, il lui semblait entendre encore leurs sons résonner à ses oreilles.

– Tu as pu faire ce que tu voulais ? insista-t-il.

Hagarde, Elise baissa les yeux vers son appareil photo. Son doigt était toujours en alerte, prêt à appuyer sur le déclencheur.

– Euh…

Puis, comme elle n’en avait aucune idée, elle émit un simple « oui ». C’était faux. Elle ne parvenait même pas à se souvenir quand elle avait pris sa dernière photo. Elle reporta son attention sur le plus jeune danseur. Tourné vers les autres membres de la compagnie, il avait posé la main sur sa poitrine et était encore en train de reprendre son souffle. Sous les éclairages de la pièce, sa transpiration luisait, accentuant la multitude de reliefs de son torse d’une manière non moins fascinante que lorsqu’il avait bougé. Elle entendit d’une oreille distraite le chorégraphe poser une question :

– L’exposition sera prévue pour quand ?

– Pour l’ouverture de la biennale de la danse, répondit Paul. Liz a l’habitude de travailler avec nous. Ça fait… quoi ? Six ans que tu couvres l’événement ?

– Oui, confirma-t-elle, incapable de détacher son regard du danseur.

– Ses dernières expositions ont eu énormément de succès. Tu prendras aussi des photos du défilé, je pense ?

Cette fois, Elise se força à pivoter vers eux, consciente que son esprit restait ailleurs.

– Oui ?

Elle pinça les lèvres : la note interrogative qui s’était glissée dans sa voix montrait trop nettement ses difficultés à reprendre ses esprits. Elle regarda le chorégraphe :

– Vous… Vous venez de Rio, c’est ça ?

– Oui.

– La troupe de Mike fera l’ouverture de la biennale, expliqua Paul.

Elle acquiesça, rêveuse. Quel spectacle aurait pu être plus parfait pour l’introduction d’un événement aussi prestigieux ?

Elle essaya d’imprimer le prénom du chorégraphe : Mike. Paul le lui avait présenté comme un Franco-Américain avec qui il avait travaillé à l’époque où il ne dirigeait pas encore l’opéra de Lyon. Mike avait depuis émigré au Brésil où il s’était spécialisé dans l’exploration des liens entre danse et arts martiaux. La démonstration de capœira à laquelle elle venait d’assister lors de cette répétition toute en puissance et en fluidité en offrait un témoignage stupéfiant.

Pensive, elle reporta son attention sur les danseurs. Ils étaient cinq, tous aussi impressionnants les uns que les autres, d’un âge et d’une morphologie proches, mais l’un d’eux se distinguait clairement des autres. Il était différent. Elle ne voyait guère d’autre mot pour le décrire, si ce n’était l’amas de superlatifs qui se pressaient dans sa tête et qui lui semblaient tous inadaptés, trop banals, trop communs pour qualifier le jeune homme qu’elle avait devant elle. Alors qu’il s’étirait, elle observa le roulement des muscles de son dos.

– Il y a combien de représentations de prévues ?

– Quatre, répondit Paul.

Une misère pour un spectacle aussi extraordinaire.

– Et après, vous allez à Paris ? reprit-il à l’intention de Mike.

– Oui. Puis l’Allemagne, l’Angleterre… On fera aussi un passage à Vienne.

Songeuse, elle se laissa aller à penser à voix haute :

– Quatre jours…

C’était si court ! Elle sentit la main de Paul se poser sur son épaule.

– Il t’intéresse ?

Elle regarda le danseur. Il n’était pas nécessaire de préciser de qui ils parlaient.

– Oui.

L’affirmation était sincère, et elle se sentit presque mise à nu. Elle avait toujours été franche avec Paul.

– C’est de lui que je t’ai parlé, chuchota Mike en lançant un regard entendu à ce dernier. Tu sais ? Ce gamin…

Sa curiosité grandit. Il n’avait plus vraiment l’âge d’être qualifié ainsi. A vue d’œil, elle lui donnait plutôt dans les 18-20 ans, mais il était compréhensible que les deux quinquagénaires qui se trouvaient à côté d’elle le considèrent comme tel… Et, d’une certaine façon, il en était de même pour elle : elle ne devait pas être loin d’avoir dix ans de plus que lui.

– Flávio ! cria ensuite le chorégraphe à l’intention du danseur, lui faisant signe de venir.

Celui-ci tourna la tête vers eux. Il avait un de ces visages frondeurs qu’ont parfois les adolescents, sombre, docile et sauvage à la fois. Après avoir saisi une serviette, il se dirigea vers eux. Elise suivit du regard les mouvements du coton sur sa peau tandis qu’il épongeait la sueur de son torse. En se rendant compte qu’elle avait toujours le doigt bloqué sur le déclencheur de son appareil, elle secoua sa main pour la décrisper. Paul demanda :

– C’est le gosse que tu as trouvé dans une favela ?

– Oui, confirma Mike.

Paul ajouta un « il a grandi » qui intrigua particulièrement Elise. Puis, comme elle s’était tournée vers eux, Mike précisa :

– Il dansait.

Il reporta son attention sur Flávio.

– Les gamins dansent souvent, là-bas, poursuivit-il. Tous les gamins dansent, au Brésil, mais ceux des favelas plus encore. Mais lui le faisait différemment.

Après un temps de silence, il murmura « déjà » et Elise y décela la même fascination que la sienne. Une fascination qui l’avait laissée figée, incapable de continuer à prendre des photos ou même de trouver les mots pour qualifier ce qu’elle voyait.

– C’était il y a combien de temps ? lui demanda-t-elle.

– Quatre ans.

Lorsque Flávio s’arrêta devant eux, elle en profita pour détailler de plus près son corps. Grand et élancé, il avait cette musculature saillante qui est le propre des danseurs : façonnée par des années de travail, de régime et de sueur, et la peau d’une teinte caramel qui tranchait de manière saisissante avec le pantalon de lin blanc qu’il portait bas sur les hanches. En s’attardant sur son visage, elle remarqua ses yeux clairs, inhabituels par rapport à sa carnation.

– Tu voudrais faire d’autres photos ? l’interrogea Paul.

Elle mit quelques secondes à répondre.

– Oui.

Elle était restée vraiment longtemps sans faire de clichés. Elle ne savait même pas ce qu’elle avait pu prendre.

– Ça ne te dérange pas ? s’enquit-elle.

– Bien sûr que non.

Puis Paul prit le chorégraphe par l’épaule et l’attira à l’arrière de la salle, si bien qu’elle se trouva seule avec Flávio. Plus loin, les autres danseurs les observaient, curieux ou… peut-être pas, finalement. Elle ne savait pas. Peut-être n’était-ce pas la première fois qu’ils assistaient à ce spectacle.

Elise jeta un regard autour d’elle, cherchant où se placer pour faire ses photos. Elle était déjà venue dans cette pièce, mais cela n’atténuait en rien la manière dont elle l’éblouissait. Située au huitième étage de l’opéra, la salle de répétition offrait le double spectacle de la vision de la ville et de l’armature métallique soutenant le toit semi-cylindrique –  celui qu’on voyait de l’extérieur et qui rendait identifiable l’opéra depuis tout le quartier de l’Hôtel de ville et la berge opposée du Rhône. Les longues baies vitrées donnaient sur les toits des bâtiments et sur le fleuve, sur ses remous gris qui revêtaient si aisément la teinte des jours de pluie.

– You…, commença-t-elle, cherchant comment expliquer ce qu’elle voulait en anglais.

Mais Flávio l’interrompit :

– Je comprends…

Elle posa son regard sur lui, le voyant plisser les lèvres, comme s’il hésitait sur un mot, puis il précisa :

– Le langue français : je comprends.

Elle sourit. Son accent était délicieux – à couper au couteau mais là résidait tout son charme. Elle réprima l’amusement suscité par cette adorable découverte et posa la main sur le bras de Flávio, sentant sa peau frémir au contact de ses muscles. Elle l’emmena un peu plus loin dans la salle.

– Il faudrait faire quelques poses immobiles, tâcha-t-elle d’expliquer. Tout à l’heure, ça allait tellement vite que j’ai loupé des moments et…

Elle s’arrêta. Mentir était stupide. Après une brève expiration, elle fit quelques pas en arrière en levant son appareil photo.

– Le moment, là, quand tu es sur un bras et touches tes pieds de l’autre, émit-elle en mimant vaguement la position.

Pour toute réponse, il lui adressa un sourire en coin et recula. En un instant, il reproduisit la pose. Elle resta subjuguée par le fait qu’il pouvait non seulement effectuer un tel geste mais aussi tenir ainsi sur la seule force de son bras le temps qu’elle prenne la photo.

Elle régla son appareil à toute vitesse et prit cinq clichés. Il revint sur ses pieds.

– Et maintenant…

Elle se déplaça autour de lui. Elle avait quinze images en tête. Vingt. Cinquante. En particulier le moment où il s’était tendu en arrière pour un saut en arc de cercle parfait avant de se réceptionner sur les mains et de rebondir plus loin. Après l’avoir demandé, elle réclama un autre mouvement : un saut acrobatique qui l’avait sidérée la première fois, tant il était monté haut dans les airs, et ce, sans le moindre élan. Il s’agissait d’ailleurs probablement de l’instant où elle avait cessé de le photographier, tant elle avait été captivée. Pour elle, il le refit et elle prit une rafale de trois clichés. Elle en reprit encore deux, tandis qu’il se redressait, puis deux autres alors qu’il essuyait la sueur de son front, deux nouveaux au moment où il porta à ses lèvres une bouteille d’eau pour en boire quelques gorgées. Un autre au moment où il lui jeta un regard de côté assorti d’un sourire en coin.

Ce fut ce qui l’arrêta. Elle laissa redescendre son appareil vers sa poitrine, gênée.

– Ça ira, décida-t-elle.

Elle jeta un œil dans la direction de Paul. Celui-ci lui adressa un sourire et elle se dirigea vers lui en tâchant d’éviter de se retourner de nouveau vers Flávio.

– Alors ?

– Ça ira.

Elle n’en savait strictement rien.

– Bon, on va vous laisser ! annonça Paul à Mike. Vous avez encore du travail.

Celui-ci hocha la tête et Elise suivit Paul en direction de la sortie. Avant de passer la porte, elle s’arrêta cependant. Durant quelques minutes, elle resta à regarder les danseurs répéter encore et encore chaque mouvement, tourner, sauter et enchaîner les sauts acrobatiques avec une telle énergie qu’elle lui aurait paru invraisemblable si elle ne l’avait déjà observée dans ce milieu. Et Flávio brillait au milieu.

Pegging Zach

Autrice : Valéry K. Baran.

Genres : F/M/M, pegging, légère domination féminine

Résumé : Zach avait toujours été son préféré. De tous ceux que lui ramenait Théo, il était celui qui l’intriguait le plus, probablement à cause de sa façon de se plier aux volontés de ce dernier. Et peut-être que cette fois-ci, il pourrait se plier aux siennes…

Source image : thecheekydragon. Fandom Teen Wolf.

Pegging Zach

– Attends…

Quand elle souffla ces mots, elle était déjà au bord de l’étourdissement, le corps gavé d’endorphines, le bas-ventre douloureux des présences successives des sexes de Théo et de Zach en elle, la tête lourde, la mâchoire engourdie, les muscles las et l’esprit embrumé.

Elle n’en pouvait plus ; elle en voulait encore. Elle ne réfléchissait plus vraiment, en réalité. C’était son sexe qui s’exprimait, ce besoin irraisonné qui ne s’éveillait que lors de l’acte charnel. Cette pulsion.

Elle posa ses mains sur le torse de Zach, le faisant ôter les doigts qu’il venait de plonger dans son entrejambe, quitter la moiteur de sa chair. Elle était vraiment usée, désormais, de ce côté-là. D’un geste, elle poussa sur son buste pour l’allonger sous elle. Elle le surplomba, conquérante.

– Je veux essayer un truc avec toi.

Zach était son préféré. Après Théo, bien sûr. Théo qui était « partageur », comme il le disait. Théo qui aimait plus la voir se faire baiser par ses potes que la baiser lui-même, à force. Du moins, était-ce ce qu’elle finissait par se dire. Théo qui n’avait plus de relations sexuelles avec elle sans qu’un autre mec les accompagne. Théo qui emmenait des types divers, mais aucun aussi souvent que Zach.

Et Zach était un si formidable jouet…

– Je peux te sucer ? souffla-t-elle.

Zach acquiesça silencieusement. Taciturne. Toujours. Discret, même dans l’expression de ses orgasmes. Elle persistait à espérer l’entendre un jour émettre plus que ces infimes feulements retenus qu’il lâchait au moment où il se répandait en elle. Souvent, seuls ses gestes trahissaient sa jouissance. Sa façon de resserrer les mains sur ses hanches, ses coups de reins plus lourds, moins maitrisés… Jamais il ne l’embrassait, jamais il ne manifestait quoi que ce soit verbalement – dans le sexe, du moins ; il savait parler, tout de même –, jamais il ne prenait vraiment d’initiatives, sinon incité par Théo. Seulement suivait-il Théo comme, à ce que disait ce dernier, il l’avait toujours fait.

Là…

Elle ouvrit la bouche sur sa queue, l’engloutit profondément, appréciant la manière dont Zach haussa imperceptiblement les reins : un geste brusque qui témoignait de son plaisir. Il ne posa pour autant pas les mains sur elle, se contentant de crisper les doigts sur les draps humides de transpiration. Quand c’était elle qui prenait le dessus, il était toujours ainsi : docile… Si curieusement offert.

Théo, adossé à la tête de lit, les observait.

Elle releva la tête, lécha, titilla le méat du plat de la langue.

Est-ce que je pourrais…

La question la démangeait mais elle n’osait pas la poser. Théo aurait répondu « oui », elle en était sûre. Théo voudrait voir ça. Pas sur lui, bien sûr, mais sur Zach… Oui. Quant à Zach… elle ne savait pas. Probablement aurait-il eu une réaction d’outrage, alors elle préféra ne pas demander.

Plutôt, elle le reprit dans sa bouche et avança très doucement les doigts de son entrecuisse.

Elle caressa ses testicules, les serra doucement… Théo les regardait toujours avec cette attention et cette assurance qui lui étaient propre, et qu’elle aimait chez lui : qui laissaient la place à l’imprévu, à la curiosité, mais gardaient cet aspect inébranlable qui la faisait se sentir libre, forte, à ses côtés. Zach était tout autre. Un peu trop soumis pour son propre bien, peut-être. Surement. Soumis à Théo, même quand il la baisait, elle.

Quand elle approcha son doigt de l’orifice reclus derrière ses testicules, Zach se raidit. Bien sûr. Il n’avait jamais fait ça, elle s’en doutait. Elle si, mais il y avait longtemps, avec un amant qui aimait ça, mais cette période était lointaine, désormais. Théo, lui, ne l’aurait jamais laissé approcher de son cul. Peu de mecs étaient prêts à l’accepter, de toute façon, et elle ne cherchait pas spécialement à les inciter. Ce n’était pas un besoin qu’elle avait. Mais avec Zach…

– J’ai vraiment envie d’essayer, dit-elle.

Le ton de Zach trahit sa nervosité :

– Quoi ?

Les mots se dérobèrent à sa bouche.

J’ai envie de t’enculer, pensait-elle. J’ai envie de voir ce que ça te fait d’être enculé par moi.

Ça faisait quelque temps que l’idée lui était venue d’essayer ça avec lui. Zach éveillait ça en elle, surtout. Cette soumission face à Théo qu’il avait, cette façon de suivre les désirs de ce dernier lorsqu’il la baisait… Elle voulait, elle-aussi, le baiser. Elle savait faire… Même si les places étaient échangées, désormais. Elle savait ce que c’était de sentir quelque chose entrer dans son cul.

– Des mecs aiment ça, dit-elle.

Après quelques secondes, elle précisa :

– Pas forcément homos.

Elle n’était pas sûre de bien s’exprimer. Elle ajouta, troublée :

– J’irai doucement.

Théo intervint :

– Tu veux lui mettre un doigt ?

Quand elle tourna le visage vers lui, elle vit que son expression était un mélange d’amusement et d’étonnement.

Elle hocha la tête. Zach ne disait plus rien. Théo avait pris la parole alors il ne dirait plus rien, désormais. Elle se demanda même à quel point l’intervention de Théo pouvait participer à son excitation : le savoir là, curieux de les regarder…

– Tu dois prendre ça, alors.

Et Théo se pencha sur le bord du lit pour attraper le tube de lubrifiant qu’ils avaient laissé de côté.

Elle le saisit. Quand elle reporta son attention sur Zach, elle put voir la confusion sur son visage, bien sûr, mais pas seulement. L’attente… La crainte, mais sans qu’il se défile. Il ne resserrait pas les cuisses, il bandait toujours dur et, peut-être… plus encore, même. Elle n’était pas sûre d’elle, mais son méat luisait d’un liquide qu’elle crevait de désir de lécher.

– Je vais continuer à te sucer, souffla-t-elle.

Et, tandis qu’elle le prenait dans sa bouche, elle enduisit ses doigts de lubrifiant. Après quelques va-et-vient, elle poussa tout doucement une phalange en lui. Zach se crispa, alors elle n’alla pas plus loin. Elle laissa juste son doigt-là et le suça plus fort, plus profondément… Elle brulait d’envie de continuer.

Elle releva le visage, retira sa phalange, mit plus de lubrifiant dessus. Elle en étala même entre les fesses de Zach. Maintenant, elle voulait vraiment entrer en lui.

– Ça sera bon, tu verras…

Zach pourrait aimer. Zach allait aimer. Elle en était sûre. Elle le voulait.

Elle recommença à le sucer puis poussa en entier son doigt en lui. Elle continua ainsi un moment, appréciant de sentir son sexe dans sa bouche tandis qu’elle explorait cet endroit en lui. C’était transgresser une règle, s’aventurer en un territoire interdit. Et c’était diablement excitant.

Il lui sembla trouver un point sensible. Elle insista dessus.

– Tu aimes ? souffla-t-elle, haletante, tandis qu’elle relâchait sa queue pour scruter son visage.

Zach ne répondit pas, mais ses yeux ouverts sur le plafond étaient brillants, son corps tendu et… oui, elle fit de légères caresses en lui, et elle le vit : le plaisir. Elle s’en sentit galvanisée.

Elle retira son doigt pour étaler plus de lubrifiant sur son index et son majeur. Elle en voulait plus.

Théo souffla :

– Tu vas lui mettre les deux ?

Il y avait désormais une forme de fascination dans son regard : pas juste de la curiosité, pas juste de l’amusement ; quelque chose au-dessus de ça.

– Oui.

Elle reporta son attention sur Zach. Ça l’embêtait qu’il ne s’exprime pas plus, mais il avait toujours été ainsi. Elle ne le connaissait qu’ainsi.

Elle tenta quand même :

– Tu es prêt ?

Théo quitta brusquement son appui à la tête du lit pour descendre vers eux. Il s’allongea juste à leurs côtés, la tête près des fesses de Zach, et il sourit.

– Je veux voir ça.

Elle attendit néanmoins.

Zach devait répondre au moins à cette question. Elle insista du regard, ferme. Il hocha la tête.

– Je vais faire attention à ne pas te faire mal, dit-elle alors.

Puis elle poussa doucement ses deux doigts. Cette fois, elle ne le suça pas. Elle le pénétra, juste, et observa le panel d’expressions qui défila sur son visage. Gêne, trouble, quelque chose d’éminemment torturé… de la pudeur bafouée. Et de l’excitation. Yeux ouverts vers le ciel, lèvres se décollant, recherche d’air, nuque qui s’étire…

– Tu aimes ? re-demanda-t-elle.

Elle voulait vraiment qu’il le lui dise. Elle voulait qu’il affiche autre chose que cette retenue silencieuse, un relâchement… un cri. Quelque chose.

C’était bizarre parce que, pour une fois, ce n’était pas elle qui était entre eux deux, ou entre Théo et un autre mec rencontré à l’occasion, ou que Théo connaissait déjà. Elle voyait Zach, mais elle avait l’impression de s’observer, elle. De contempler ce que les hommes devaient voir d’elle. De le regarder de la manière dont eux la regardaient. Curieux changement de point de vue, passage de l’autre côté du miroir. Et Zach… Oui, elle le voyait, Zach aimait ça.

Elle utilisa ses doigts comme un sexe, allant et venant dans son cul, cherchant à le posséder, désormais. Et à le posséder plus fort, plus loin.

Elle voulut mettre un troisième doigt, mais Zach se raidit immédiatement sous la pression. Elle retira sa main pour remettre du lubrifiant. Zach se redressa légèrement sur ses coudes, pantelant. Elle écouta les mots qu’il haleta avec l’attention suscitée par ceux qui ne parlent que peu :

– Ça va faire trop gros.

– Je ne pense pas.

Il suffisait qu’elle mette assez de lubrifiant et qu’elle y aille doucement. Mais Zach ne paraissait pas convaincu.

– Peut-être qu’avec un gode, souffla-t-elle, pensive.

Son cœur battit à cette idée, et il battit encore plus fort quand celle-ci se précisa. Ils en avaient plusieurs, avec Théo, de tailles diverses, mais elle avait surtout cet objet qu’elle avait acheté des années auparavant, et jamais utilisé. Qui trainait, depuis… Avec un gode tout fin, dont le diamètre ne dépassait guère celui de ses deux doigts… parfait pour l’occasion. Parfait.

– Attends.

Elle se leva, tremblante d’excitation. Elle ouvrit l’armoire puis le placard en son bas, et fouilla. Là, l’objet recherché se trouvait, encore dans son carton. Elle l’ouvrit. Oui, il était vraiment de la bonne taille. Oui, elle voulait l’utiliser. Elle revint vers le lit.

Elle ne croisa que quelques secondes le regard de Théo, mais en fut encouragée. Il l’observait sans surprise, juste avec une ombre d’amusement et… pas seulement. D’amour. Du jour où ils s’étaient rencontrés, Théo l’avait observée comme une curiosité distrayante. Il l’aimait vraiment, elle le savait, mais elle était à des années-lumière de ce qu’il avait connu auparavant. Elle le savait aussi. Ça ne les empêchait pas d’être complémentaires.

Elle fixa Zach.

Son pouls battait à toute vitesse, maintenant. Lentement, elle enfila le gode-ceinture, l’ajusta sur ses hanches… sur son clitoris, aussi. Le positionna juste comme elle le voulait. Elle se sentait vibrer et ne pouvait plus parler, elle non plus. Peut-être pouvait-elle comprendre, soudain, le silence de Zach : pourquoi, parfois, aucuns mots ne pouvaient être prononcés.

Elle saisit le lubrifiant pour en enduire largement le gode, puis grimpa sur le lit et en remis entre les fesses de Zach. Beaucoup. Puis elle lui écarta plus franchement les cuisses.

Et enfin, enfin, elle le pénétra. Zach se tordit, se tendit, lui offrit l’image fascinante de la lutte interne qui se jouait en lui… Cette gêne, cette excitation, cette défense, ce désir… Elle sentit la main de Théo sur son crâne en même temps qu’elle perçut son sexe tendu à proximité de son visage.

– Pas maintenant, dit-elle juste.

– Je suis excité, souffla Théo en lui caressant les cheveux.

Et c’était perceptible à tous les niveaux. Elle releva le visage vers lui.

– Pas maintenant, répéta-t-elle.

Elle se demanda ce qui excitait le plus Théo. La voir, elle, baiser son pote, ou voir son pote se faire baiser par elle. Comme elle s’était demandé, déjà, ce qu’il aimait le plus dans le fait de lui emmener des mecs : les regarder eux ou la regarder elle ? Ce n’était pas toujours si évident, et ça l’était encore moins avec Zach. Si elle avait pu paraître curieuse à Théo, elle avait toujours trouvé la relation entre Théo et Zach bien plus singulière. Leur relation à tous les trois l’était, finalement.

Cette fois, elle se pencha sur le visage de Zach, frôla ses lèvres. Ce n’était plus lui qui contrôlait, et pas non plus Théo. C’était elle qui avait le pouvoir. Elle qui était sur lui, en lui, elle qui surplombait sa bouche en l’instant… Elle qui voulait le faire crier.

Elle avait envie de l’embrasser, mais elle ne le fit pas. Lui ne l’embrassait jamais. Il y avait peut-être des raisons.

– Dis-moi si tu aimes, murmura-t-elle à la place.

Ça, elle voulait vraiment l’entendre.

Zach mit quelques secondes à répondre. Elle ne bougea pas, profondément enfoncée dans son cul. Puis il murmura :

– Oui.

Alors, elle ferma les paupières, et elle le posséda. Vraiment. Et, du relâchement induit par son aveu verbal s’ensuivit celui des soupirs de Zach. Elle s’en gava. De tout. De l’entendre ahaner, de le voir se tordre, de sentir le gode presser contre son clitoris à chaque fois qu’elle poussait en lui, et son souffle contre ses lèvres, et ses gémissements qui apparaissaient discrètement, et montaient… A force de coups de reins, elle l’emmena la nuque ballante au bout du matelas et eut la sensation qu’elle aussi pourrait succomber tant l’acte était excitant. Et elle le fit pour de bon, au moins psychologiquement, au moment où Théo les surprit tous deux en saisissant le sexe de Zach pour finir de le projeter vers la jouissance en quelques coups de paume savamment assénés.

Cette fois, Zach cria, et elle gémit de concert.

Elle finit en nage, troublée à l’excès, tremblante dans cette conquête qui lui laissait une curieuse satisfaction… Et un besoin de plus, encore, de plus…

Encore.

Zach gisait, le torse parsemé de gouttes blanches, peinant à reprendre son souffle.

Théo bandait dur. Elle ne considérait toutefois pas qu’il ait été privé. Il l’avait bien baisée, déjà, au début de la nuit. Il avait eu son lot d’orgasmes.

– Tu veux que je te lèche ? lui proposa-t-il.

Elle sourit. Elle l’aimait, elle le savait, même dans leur relation atypique, même sans savoir ce que serait le devenir de leur relation, mais elle se dit qu’elle l’aimait plus encore, sur le moment. C’était comme une explosion.

– Oui.

Peut-être que, la fois suivante, elle demanderait elle-même à Théo de faire venir Zach. Peut-être qu’elle l’enculerait de nouveau. Elle aimerait, en tout cas. Peut-être que ce pourrait être Zach qui se trouverait à sa place : entre Théo et elle. Zach aimerait ça, elle en était sure. Et peut-être que Théo pourrait aimer aussi.

Elle se débarrassa du gode-ceinture et écarta les cuisses à l’approche du visage de Théo.

– Embrasse-moi, dit-elle en tendant la main vers Zach.

La langue de Théo était sur son sexe et le plaisir l’envahissait.

– Embrasse-moi.

Elle n’attendit pas de réponse, elle tira la tête de Zach à elle, et apprécia la manière dont sa bouche s’ouvrit à son contact, et celle dont sa langue rejoignit la sienne, l’enlaçant doucement, avant de sombrer enfin dans la jouissance.

Mariée, oui mais avec qui ? (5)

Chapitre 5

Mercredi

Collonges-au-Mont-d’Or est la ville la plus stupéfiante que l’on peut rencontrer dans le pourtour lyonnais. J’aime Lyon. J’y ai toujours vécu et je ne pourrais vivre nulle part ailleurs. Tout me plaît ici : les quais, la presqu’île, le merveilleux quartier de Saint-Jean, la cathédrale de Fourvières dominant le fleuve… Et puis, soyons honnêtes, j’adore aussi cette métropole pour ses bars, ses sorties, ses hauts lieux de vie étudiante et ses bas lieux de sorties sexuelles, pour sa diversité et ses rencontres. Mais il faut bien admettre une chose : Lyon et la verdure, ça fait deux. Des murs, il y en a beaucoup : des hauts, des gris, des longs… qui donnent parfois une sensation d’enfermement, comme s’ils empêchaient de percevoir le passage des saisons. À Collonges, en revanche, à quelques kilomètres de là seulement, on se sent déjà à la campagne. Enfin une campagne où tout transpire le fric, ce qui me donne une idée du genre de famille à laquelle doit appartenir Marc. Je sais déjà que son père dirige une entreprise et que sa mère est femme au foyer. Ça nous fait un point commun côté paternel. Côté maternel, par contre, je crains le choc, parce que si Chantal (oui, c’est le prénom de ma belle-mère) est du genre carré Hermès, Anémone (la mienne, on sent déjà l’écart de milieu) serait plutôt du style bab’ à pantalons fleuris.

Quand nous arrivons, je n’en crois pas mes yeux. C’est… spectaculaire. Passé le haut mur d’enceinte, une interminable allée bordée de platanes mène à une demeure qui s’apparente à un petit manoir, avec une cour immense côté entrée et, si je ne me trompe (mais il semble que non), un accès direct à la Saône un peu plus loin derrière. Tranquille, quoi.

Dans ma tête, ce qui était jusque-là une forte probabilité s’impose désormais comme une certitude : je ne vais jamais parvenir à faire illusion !

La voiture s’arrête dans l’allée, à côté d’une Audi TT et d’un Porsche Cayenne. Garée en retrait, une Twingo rouge qui a visiblement bien vécu fait tache. J’imagine qu’elle appartient au jardinier ou à je ne sais quel employé de maison. Vu la taille de la baraque, ils en ont forcément plus d’un.

– Tout va bien se passer, chérie, je te jure, tente de me rassurer Marc.

J’émets un coassement qui doit lui donner une idée de mon scepticisme.

– Tu crois qu’ils vont penser que j’en veux à ton argent ?

Il éclate de rire et, franchement, je ne vois pas ce qu’il y a de drôle. Après tout, ce serait plausible.

– Premièrement, c’est l’argent de mes parents. Et ils ont toujours insisté sur le fait que Jérém et moi devions apprendre à gagner le nôtre.

« Jérém », c’est Jérémy, son cadet de deux ans, dont je ne sais pas grand-chose de plus que les deux mots qu’il a bien voulu m’en dire.

– Deuxièmement, tu gagnes très bien ta vie toute seule.

Je hoche la tête. Je n’ai pas à me plaindre, c’est vrai.

– Troisièmement, je m’en fous royalement.

Sur quoi, il sort de la voiture et vient galamment ouvrir ma portière. OK, s’il s’en fout, alors je vais essayer d’en faire autant. Je lisse ma robe, que j’ai choisie volontairement passe-partout. Marc s’approche de moi et mêle ses doigts aux miens. Ça paraît idiot mais quand nous sommes comme ça tous les deux, j’ai l’impression que je pourrais conquérir le monde. Donc ses parents…

Il me guide sur le perron et ouvre la porte comme chez lui – ce qui est logique, en fait. Je suis presque surprise de ne pas voir un bichon foncer sur lui en jappant. Ça collerait bien avec la maison.

– C’est nous ! annonce-t-il joyeusement.

– Dans la cuisine ! répond une voix féminine.

Je suis Marc à travers cette demeure très claire, à la déco chic, classique et élégante, pas mon genre, mais de bon goût.

Nous slalomons entre les vases et les guéridons et, avant que je sois totalement prête, nous débarquons dans la cuisine. Chantal est là, avec son jean impeccable et son polo Ralph Lauren rose pâle.

– Mon chéri, lance-t-elle en contournant le plan de travail pour venir l’embrasser. Et Rose, je suppose.

Son sourire est éclatant et elle semble ravie de me voir.

– Enchantée.

– On s’embrasse.

Deux bises plus tard, elle me détaille de la tête aux pieds.

– Vous êtes magnifique !

– Merci.

Je me sens cruche et mal à l’aise. Il faut reconnaître que mes expériences en matière de belle-mère sont proches du néant. Je ne suis jamais vraiment restée assez longtemps avec un mec pour en arriver là. Une fois encore, je réalise à quel point tout ceci ne me ressemble pas, à quel point je me sens paumée dans cette aventure.

– Venez, Philippe est sur la terrasse. Marc, tu peux prendre le plateau avec la citronnade, s’il te plaît ?

Je dois être débile parce que rien que les mots « plateau » et « citronnade » me donnent envie de pouffer. Pourtant, ce n’est pas drôle, en soi (si ?).

– Bien sûr.

Chantal me prend le bras et m’entraîne par la porte-fenêtre grande ouverte.

– Alors, racontez-moi tout. Marc nous a parlé de vous, mais j’étais vraiment curieuse de vous rencontrer.

– J’imagine… Moi aussi, je suis ravie. À vrai dire, j’appréhendais un peu.

– Mais pourquoi, voyons ?

– Oh ! euh… la… situation.

– Ah ça, avec Marc, soupire-t-elle, nous avons l’habitude.

Je hausse un sourcil curieux sans oser rien dire. Dieu que je me sens mal à l’aise…

– Philippe !

Un peu plus loin, j’aperçois un homme à la carrure proche de celle de Marc, en version bedonnante. J’espère que ce n’est pas une vision de ce qui m’attend !

– Laisse ces rosiers tranquilles et viens donc rencontrer notre magnifique belle-fille.

On va dire que je suis parano si je trouve que tout se passe trop bien ? Philippe de Servigny s’approche de nous et me détaille à son tour. S’il se montre courtois et avenant, je constate aussitôt qu’il est moins enjoué que Chantal ce qui, paradoxalement, m’aide plutôt à me détendre. J’observe son visage marqué par les rides et aussi bronzé que celui de son épouse. Ils font peut-être du golf ? Cliché, certes, mais qui collerait bien avec l’ensemble.

Il me tend une main que je serre avec fermeté. Je sais que ça ne représente que la première étape dans son évaluation de sa future belle-fille et reste donc sur mes gardes. Je lui souris. Convaincre un interlocuteur, qui plus est de sexe masculin, ça, je sais faire. Et puis s’il a fait jouer ses relations pour nous faire passer devant tout le monde à la mairie, c’est bien qu’il n’est pas opposé à ce mariage.

– Allez, allez, asseyons-nous ! lance Chantal.

Nous prenons place tous les quatre autour d’une petite table d’extérieur appartenant à un salon de jardin moderne. Marc s’assied tout près de moi et pose une main sur ma jambe. C’est terrible, parce que ce n’est vraiment pas le lieu, mais ça m’échauffe un peu, comme chaque fois qu’il me touche. Oh ! gentiment, hein ? Je ne suis pas non plus (totalement) nymphomane, mais très légèrement quand même. Je tâche de ne rien laisser paraître et lui adresse un sourire qu’il me rend aussitôt. Il semble parfaitement détendu, comme s’il se fichait éperdument de l’issue de cette rencontre.

Chantal nous sert, je la remercie poliment et elle m’explique comment elle fabrique sa citronnade à base de citrons bio qu’elle achète au marché. Quelques instants, nous échangeons sur des petits riens, avant que Philippe ouvre enfin les hostilités.

– Alors Rose, racontez-nous un peu.

Je me prépare mentalement.

– Eh bien, par quoi voulez-vous que je commence ?

– Papa, tu ne vas pas lui faire passer un interrogatoire !

– Je n’ai jamais dit une chose pareille.

– Je te connais.

– Marc, laisse ton père parler, tempère sa mère d’une petite tape sur le bras. J’ai très envie d’en apprendre plus sur Rose également.

Et moi, j’ai très envie de m’enfuir à toutes jambes mais je n’en laisse, bien évidemment, rien paraître.

– Marc m’a dit que vous étiez manager de l’équipe commerciale dans la société de votre père.

– En effet. Je l’ai rejointe à la fin de mes études.

… Parce que je n’avais pas foutu grand-chose à l’IUT pour tout dire, et que mon père m’a catapultée là histoire de me garder à l’œil en me disant que je faisais assez de conneries comme ça dehors et qu’il voulait s’assurer que j’aie de quoi assurer ma pitance. Hum… Je vais peut-être éviter de dire ça. Je sens que ça ne colle pas trop à l’esprit « de Servigny ». D’autant qu’au final, je m’en suis très bien sortie !

– Ça ne doit pas être toujours évident d’être la fille du boss, relève Marc.

J’acquiesce d’un mouvement de tête.

– Il est certain que ça crée quelques jalousies.

– Ça, je veux bien le croire, commente Philippe avec un sourire plus sympathique.

– C’est pour ça que je n’ai jamais voulu travailler avec toi, papa.

– Et je le regrette. J’ai toujours été déçu que mes enfants ne marchent pas dans mes traces.

– Je comprends. Pour ma part, j’aime vraiment travailler avec mon père.

C’est la vérité. J’adore mon père et, professionnellement parlant, je l’admire. J’adore le voir mener son entreprise, sa manière de gérer ses affaires, ses employés. J’ajoute :

– Et puis, sans ça, je n’aurais pas rencontré Marc.

Je me tourne vers lui et lui souris. Mon Dieu, ai-je suffisamment remercié mon père pour cela ?

– Et j’en suis ravi, me souffle Marc avant de m’embrasser.

– Nous aussi, commente Chantal. Ce projet de mariage m’enchante !

– Un peu rapide, si je peux me permettre.

Je ne peux retenir une grimace.

– Philippe, arrête de jouer les rabat-joie.

– Non, je le comprends. J’avoue que je suis surprise que vous soyez aussi compréhensifs.

– Oh ! Marc est comme ça. Les dix premières années, ça surprend, les dix suivantes, on se dit que ça va se calmer et puis après, on se fait une raison et on essaye de suivre.

La phrase de Philippe me fait rire.

– C’est donc ça, le mode d’emploi ?

– Comme vous dites !

Nous nous sourions. Je l’aime bien !

– Et vos parents, qu’en disent-ils ? reprend mon futur beau-père.

– Ils sont contents. Papa connaît déjà Marc et l’apprécie autant pour ses qualités professionnelles que personnelles. Je crois qu’il n’en espérait pas moins pour moi.

– On veut toujours le bonheur de ses enfants, commente Chantal. Et je suis tellement heureuse que Marc ait trouvé quelqu’un avec qui il envisage enfin de se poser.

Elle me ferait limite peur, en fait. Elle semble absolument adorable, mais elle est si contente de caser son fils que j’en viendrais presque à me demander s’il n’y aurait pas un vice caché quelque part.

– Vous verrez, vous aussi, quand vous aurez des enfants… Vous voulez des enfants ?

Aleeeerrrttte ! ! ! La voilà, la raison : elle veut des petits-enfants ! Mon Dieu, est-ce qu’elle ne voit que la mère porteuse en moi ? Est-ce qu’elle ne se montre aussi aimable que parce qu’elle a été rassurée de constater que mes gènes n’endommageront pas les siens ?

– Heu…

Marc éclate de rire.

– Maman, on va peut-être commencer par le mariage et on verra après, non ? Je crois qu’on va déjà assez vite comme ça.

– Oui, bien sûr, je ne m’attends pas à ce que…

– Il ne m’épouse pas parce que je suis enceinte, rassurez-vous !

Je sursaute en entendant le rire de Philippe, si semblable à celui de Marc. Ces deux-là ne peuvent pas se renier, c’est certain.

– Et si vous n’êtes pas enceinte, pour quelles raisons vous épouse-t-il ?

– Papa !

J’avoue qu’un « parce que je suce comme une déesse » me vient en tête mais est-ce que je peux vraiment répondre ça ? Non.

– Parce que nous sommes sans doute un peu rêveurs tous les deux. Mais après tout, eh bien, pourquoi faudrait-il attendre des années avant de savoir si c’est ce que l’on veut ?

Philippe hoche la tête et m’offre un grand sourire, comme si j’avais dit pile-poil ce qu’il attendait, le mot de passe pour entrer dans cette famille.

– Je ne vous le fais pas dire. Quand j’ai rencontré Chantal, elle était fiancée à un autre mais j’ai su que c’était elle à l’instant où je l’ai vue. Et regardez-nous : des années plus tard, et toujours heureux.

OK, ça explique beaucoup de choses. À commencer par cette manière de garder leur calme devant notre mariage express.

– Mais contrairement à vous, elle m’a fait patienter deux longues années.

Ça, c’est parce que je suis une fille facile. Mais je vais aussi éviter de le leur dire. Oui, ce sera mieux.

– Je suis un homme chanceux !

– Alors, ce mariage ? Marc vous a-t-il dit que nous serions ravis de mettre la maison à votre disposition ? J’adore recevoir et j’ai déjà des tas d’idées. Mais attention, je ne veux pas être la belle-mère qu’on déteste alors je vous propose et vous avez obligation de dire non si quelque chose ne vous plaît pas.

Un peu gênée (non, franchement horrifiée), j’écoute Chantal dérouler son programme. Repas, invitations, décoration, invités, vin d’honneur, champagne, animations… Waouh ! Chantal a dû être wedding planner dans une autre vie, parce qu’elle semble avoir déjà pensé à des millions de choses. Ou alors elle attendait décidément d’avoir une belle-fille comme le Messie. Redevrais-je me poser des questions à ce sujet ? En tout cas, avant que j’aie pu comprendre l’ampleur de ce guêpier, elle réussit à m’extorquer le numéro de ma mère et me farcit la tête à la faire déborder. D’ailleurs, ça marche : alors que Marc semble suivre la conversation et donne régulièrement son avis, moi je capitule. Il a visiblement déjà bien réfléchi à tout, sa mère aussi, et je me fais l’impression d’être le vilain petit canard du groupe – pas que ce soit un sentiment qui me soit inhabituel, remarque. Voyant Philippe m’observer du coin de l’œil, je suis certaine qu’il a compris à quel point je suis paumée. Bientôt, il va réaliser que son fils fait la plus grosse connerie de sa vie.

Quand Chantal me propose d’aller voir l’une de ses amies couturière pour confectionner ma robe, j’ai beau être terrifiée, je me retrouve quand même une carte de visite pleine de dentelle à la main. Je la fixe, confuse.

– Rose, les toilettes sont juste à côté de la cuisine.

Je fronce les sourcils. Philippe m’adresse un clin d’œil et je comprends qu’il m’offre une échappatoire. Je crois que je tombe amoureuse du deuxième de Servigny de ma vie.

– Merci, Philippe.

Je me lève et m’éclipse un instant pour regagner la maison. La pause est bienvenue et puis Marc et Chantal sont tellement à fond que je me sens limite de trop. Enfin… j’ai aussi besoin d’encaisser un peu avant de me lancer dans ces préparatifs de folie. Si ça continue, je vais finir par paniquer ! Comme si j’avais une raison de le faire, ha, ha.

Puisque je suis là, j’en profite pour faire la fameuse pause pipi qui m’a servi d’excuse pour m’absenter. Lorsque je reviens dans la cuisine, un jeune homme me tourne le dos. Ça doit être l’employé de maison. Comme je suis une fille polie, je ne vais pas sortir en catimini rejoindre les autres sans saluer le personnel.

– Bonjour.

Il se retourne et, après un instant de surprise, son expression se fait plus méfiante. Booon… J’ai fait quelque chose qui n’allait pas ? Je recommence.

– Bonjour…

– J’avais entendu la première fois.

Bon, bis. Je rétorque, par réflexe :

– Et la politesse est une notion qui vous échappe ?

– Ça dépend. Vous êtes ma future belle-sœur express, je présume ?

Drôle d’appellation mais pourquoi pas ? Ce n’est donc pas l’employé de maison mais le fameux Jérémy, alias futur beau-frère express, lui aussi. Il a l’air sympa, le frangin… Un instant, j’hésite à le planter là et rejoindre Marc et ses parents dans le jardin, mais ça ne le ferait sans doute pas. Allez, va pour le faisage de connaissance.

– On dirait bien que c’est moi.

Il hoche la tête et s’approche tout en me détaillant des pieds à la tête. Limite grossier, quand même ! Mais puisqu’il ne se prive pas, eh bien, j’en fais autant.

Une chose est claire, les deux frères ne se ressemblent pas. Jérémy est un peu plus petit, plus fluet aussi, sans être catastrophique. En tout cas pour ce que je peux deviner sous son immonde jogging. Non, mais sérieusement, de quand date cette horreur ? 1986 ? 1989 ? Pourquoi se faire du mal comme ça ? Je relève les yeux pour tomber sur les siens.

– Alors, lui dis-je, je passe le test ?

Un léger sourire en coin s’affiche sur son visage et le rend plutôt mignon. Il faut juste éviter de regarder plus bas.

– Et moi ?

Il croise les bras sur le torse. J’esquive :

– J’ai posé la question la première.

Ses lèvres s’étirent avec un peu plus de malice et il s’avance pour me tourner autour. Je me raidis. Mon futur beau-frère est-il réellement en train de me reluquer le cul ? Mais dans quelle famille ai-je atterri ?

– Beau cul.

Ben, alors ça ! Je n’en reviens pas mais je me reprends bien vite. S’il croit que je vais me laisser démonter, il est mal tombé.

– On me le dit souvent.

– J’imagine.

– Et vous ?

– Je n’ai pas à me plaindre.

Je hoche la tête et, puisque c’est lui qui a commencé, je l’imite et en profite pour le mater ouvertement, même si je ne peux décidément pas voir grand-chose avec le sac à patates qu’il porte. Quand je reviens devant lui, je me contente d’un :

– Ah oui…

– Ça veut dire quoi ?

Je fais une petite moue.

– Rien, rien. Joli jogging.

Sa bouche affiche un pli de contrariété et je ne retiens pas mon sourire.

– C’est… C’est une longue histoire, je ne…

– Pas la peine de vous défendre. Ça a le mérite d’être confortable, je suppose.

– Je ne… Ce n’est pas à moi.

– D’accord.

– Vraiment !

On dirait bien que j’ai touché un point sensible.

– Je vous crois, il ne faut pas être sur la défensive comme ça.

– Je ne le suis pas.

– Si vous le dites.

Nos regards s’affrontent un moment et, s’il croit que je vais baisser les yeux la première, il rêve.

À travers la porte-fenêtre, j’entends Marc m’appeler depuis le jardin :

– Rose, ça va ?

– Oui, très bien. Je fais connaissance avec ton frère.

Pas un instant, je ne dévie de notre petit duel oculaire, et lui non plus. Enfin, jusqu’à ce que Marc arrive et l’attrape. Je souris, heureuse qu’il me rejoigne.

– Ah, dit-il, mon petit frère.

Puis il le coince sous son bras avant de lui ébouriffer les cheveux en un geste dont je devine tout de suite le caractère rituel.

– Putain, Marc, arrête.

– Jérémy, ton langage, lui reproche sa mère qui arrive, elle aussi.

Je ne peux m’empêcher de rire doucement. Je crois que j’aime beaucoup Chantal aussi.

Jérémy se recoiffe.

– C’est sa faute, se plaint-il.

– Arrête d’agir comme un gamin, dit Marc.

– Commence par grandir et on en reparlera. Et c’était de la triche, ça ne compte pas ! lance-t-il à mon intention.

Je vais répondre mais Marc, qui n’a rien suivi de notre petit duel, reprend :

– J’y travaille. Je vais bientôt devenir un homme marié, s’amuse-t-il en venant passer son bras autour de ma taille.

Une douce chaleur se répand en moi au contact de sa peau et je lèverais presque les yeux au ciel en sentant une pointe d’excitation me gagner.

– C’est ce que j’ai entendu dire.

– Et alors ? Et nos félicitations ? lance Marc.

– C’est vrai ça. Et nos félicitations ?

Je ne sais pas pourquoi mais j’ai, moi aussi, envie de me montrer taquine. Peut-être est-ce la manière dont le petit frère m’a accueillie ou sa façon de me regarder avec défi, ou encore la relation entre eux deux… Encore que là, le Jérémy, il me fusillerait plutôt du regard.

– Félicitations, Marc.

– Et pas moi ?

– Je le félicite d’avoir déniché un aussi joli lot que vous. Par contre, vous, franchement, vous auriez pu faire mieux.

Estomaquée, j’ouvre des yeux ronds comme des soucoupes. En même temps, il me fait rire… Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est désarçonnant. Mais, entre nous soit dit, s’il avait la moindre idée du genre de fille que je suis, il ne tiendrait pas de tels propos. Marc le traite d’imbécile, leur mère claque dans ses mains pour les faire taire et, à la porte de la cuisine, leur père sourit. Je réalise qu’aussi étonnante que soit la famille de Marc, j’ai une chance incroyable d’y être tombée. Et je me demande à quel moment elle va tourner.

L’heure qui suit file à une vitesse folle et, lorsque Marc me propose de faire le tour du jardin, je prends plaisir à parcourir les allées à ses côtés. L’herbe me chatouille les pieds et la sensation de sa main sur ma taille est douce et rassurante.

– Viens, dit-il enfin en m’entraînant plus au fond de la propriété.

Nous passons à côté d’une haie d’arbustes, continuons dans un verger puis, après un petit parcours dans les massifs de fleurs, nous parvenons à un endroit où le grondement de la Saône se fait entendre derrière une rangée d’arbres. Je peux même deviner les maisons de l’autre côté de l’eau, à travers les feuillages.

– En allant de ce côté, il y a une petite chapelle qui se trouvait sur le terrain bien avant que la maison ne soit construite, m’indique-t-il.

Je suis la direction qu’il me montre du doigt.

– Quand j’étais môme, j’y ai élevé des crapauds.

J’éclate de rire.

– Sérieux ?

– Oui, je leur donnais des croquettes pour chatons. En cachette de mes parents, bien sûr.

Je souris. Depuis le début, je trouve Marc étonnant, mais j’ai l’impression que toute la famille l’est aussi.

Mon attention est attirée par le fleuve dont je me rapproche, avant de m’arrêter.

Là, le haut mur des de Servigny s’efface pour laisser une barrière métallique qui, seule, nous isole encore de la Saône. Le soleil dépose des flaques d’or sur les eaux et quel que soit l’endroit où je pose mon regard, tout est superbe : les bâtiments anciens sur la rive opposée, le ciel qui luit d’un bleu serein, les plantes qui descendent sur les berges ou le fleuve en lui-même.

– Il y a une ouverture un peu plus loin pour accéder directement à la Saône, me dit Marc.

Je me retourne pour lui sourire.

Quand il m’embrasse, je savoure de toutes mes forces ce moment de bonheur, cet instant hors de tout, où le reste du monde semble loin et l’avenir radieux.

Puis nous retournons vers la maison.

À peine arrivés, Philippe intercepte Marc et part en grande conversation avec lui. Je me retrouve donc inoccupée et, comme il est question de préparer un petit quelque chose à grignoter, je propose de donner un coup de main. Chantal, elle, a filé à l’étage pour faire je ne sais quoi que font les belles-mères, et je rejoins donc Jérémy en cuisine. Il y a quelque chose de très amusant chez lui, qui me donne envie de profiter plus de sa présence.

– Marc m’a appris que tu étais chef.

– En effet. Et toi ? À vrai dire il n’a pas dit grand-chose te concernant.

J’imagine. Un instant, j’observe mon futur époux dehors, incapable d’éviter de me demander à nouveau si je ne fais pas n’importe quoi, mais je tâche d’éluder la question. En fait, je me demande surtout pourquoi personne dans cette maison ne semble le penser.

– Tu ne sembles pas très choqué par notre mariage, dis-je.

Jérémy hausse les épaules.

– Marc nous a habitués à ses coups de tête.

La tournure de phrase est drôle.

– J’aime l’idée d’être un coup de tête.

Cela le fait sourire. Il est mignon, finalement. Totalement différent de Marc, mais craquant.

– Je dois reconnaître que tu es le plus joli lot qu’il ait ramené à la maison. Pas très loin devant sa Harley Davidson.

– Question de carrosserie, je suppose.

– Ça va les chevilles ? me balance-t-il.

– Quoi ?

– Rien, rends-toi utile et passe-moi le couteau.

– Oui, chef !

– Voilà une belle-sœur comme je les aime.

– Dans tes rêves.

C’est si facile de jouer au chat et à la souris avec lui, de lui balancer des vannes et d’en encaisser en retour… Cela m’amuse follement. Au bout d’un moment, alors que nous sommes toujours en train de nous envoyer des piques en riant, Marc nous rejoint. Lorsqu’il vient se coller contre moi et que ses bras entourent ma taille, je pousse un long soupir de bien-être.

– Eh bien, je vois que vous vous entendez bien, tous les deux, dit-il.

– À merveille, répond Jérémy.

– N’essaye pas de me la voler, petit frère, poursuit Marc. Tu n’as aucune chance cette fois-ci.

– Ça reste à prouver.

– Elle m’aime trop !

D’un geste de la main, Jérémy balaye l’objection de son frère.

– Elle te connaît à peine, elle n’a pas eu le temps de vraiment s’attacher.

Qu’il est gonflé ! J’éclate de rire.

– En plus, je la fais rire, reprend-il.

– Mais moi aussi, se défend Marc. N’est-ce pas, chérie ?

– Tout à fait.

Encore qu’en réalité, maintenant qu’on en parle, nous avons échangé des petits rires oui, mais… Bon, en même temps, on ne peut pas baiser comme des lapins et se taper des barres de rire non plus.

– Ne te sens pas obligée d’acquiescer pour lui faire plaisir. On sait à quoi s’en tenir dans la famille. Marc a hérité de la beauté éclatante, moi, de l’humour et du talent en cuisine. Je dis ça, je ne dis rien, mais la beauté se fane, l’humour et la bouffe restent.

– Et l’intelligence, dans tout ça ?

– Je lui accorde que nous en avons hérité à parts égales.

– Quelle magnanimité, se moque Marc.

Mais il sourit, preuve une fois de plus que ce genre d’échanges est habituel ente eux. Ils m’amusent. D’ailleurs, finalement, tout m’amuse cet après-midi : l’humour des conversations, la tolérance surprenante de la famille de Marc, l’aspect décalé de cet univers à la fois bourgeois et un peu foufou, jusqu’à la perspective de ce mariage vers lequel je me dirige mais qui me paraît encore très abstrait. C’est comme si je m’étais embarquée dans un bateau aux couleurs séduisantes et que je suivais le cours de la rivière mais en touriste, sans parvenir à me rendre compte de la destination vers laquelle ce voyage va me mener. Pinocchio en route vers l’Île des plaisirs, dans l’espoir de devenir un « vrai » garçon… Finirai-je moi aussi avec des oreilles et une queue d’âne, pour me punir de ma légèreté ?

#

Quand je rentre chez moi, le soir, je me sens bien. J’ai passé après-midi, la famille de Marc est formidable, je dois rencontrer demain sa bande d’amis (ce qui, après l’épreuve du jour remportée haut la main, me parait un jeu d’enfant) et je commencerais presque à me sentir moins angoissée. Je fais comme dans les sitcoms américaines : je balance mes chaussures à talons de deux longs coups de pieds, je me prends une douche chaude avant de m’enrouler dans un adorable déshabillé tout confort, et je passe la tête dans mon bar pour faire mon choix. Enfin, je me prépare une tequila sunrise avec des glaçons, parce que je le vaux bien, et je m’affale dans mon canapé.

Et là, je me rappelle que je suis une femme moderne et que poser mes pieds nus sur ma table basse où trône un rabbit rose, avec un cocktail dans la main, n’a rien d’inhabituel dans ma vie…

Me marier, en revanche, si.

Le rabbit lui-même a l’air de me sermonner. Quoi, lui aussi, il trouve que je fais n’importe quoi ? Pourquoi les doutes reviennent-ils dès lors que je me retrouve seule ? Et pourquoi toujours plus fort ?

Mon portable sonne.

Je hausse un sourcil. Je commence à me méfier des appels téléphoniques, mais vu la mélodie, je sais au moins qu’il ne s’agit pas de Geoffroy. Ce doit être Jo ou… bingo : Fée. Je décroche et laisse tomber ma tête en arrière sur le dossier du canapé, lasse.

– Bureau des célibataires perdues, j’écoute ?

J’entends la voix familière dans le téléphone.

– Ici l’office des mariages arrangés… Madame, vous ne vous seriez pas trompée dans vos rendez-vous ?

Je souris.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’on vous avait programmé une rencontre torride avec trois de nos meilleurs clients : Rocco alias Marteau-pilon infernal, Samouel le stripteaseur le plus sexy de l’Ouest et Paulo-dégaine-plus-vite-que-son-ombre, et qu’il semble que vous ayez finalement eu un rencard avec le père Santo di Marco la vertu de la chapelle… Or je ne suis pas sûre qu’il soit bien adapté à votre cas.

– Si ça peut vous rassurer, je vous jure qu’il n’a pas eu l’air malheureux, madame.

– Non, mais vous êtes-vous bien présentée sous votre pseudo ? Parce que, d’après nos sources, il semble qu’il ne se soit pas rendu compte que c’était avec Diabolessa, la nymphomane démoniaque au fouet de feu, qu’il avait passé la journée. Vous ne lui auriez pas caché votre queue fourchue, j’espère ?

Fée est toujours très forte pour me faire marrer.

– Allez, arrête, dis-je.

Sous l’éclat de rire, mon soupir ne lui échappe pas.

– Tout va bien ?

– Je ne sais plus où j’en suis.

– État des lieux ?

Je prends un moment pour réfléchir.

– Marc est toujours aussi charmant, sa famille est adorable, accueillante, compréhensive, son frère est, en dehors de ses goûts vestimentaires pour le moins discutables, tout à fait craquant, beaucoup trop craquant pour mon bien, son bien, le bien de la famille, tout le monde, et… (Il me faut un temps pour le reconnaître. Je m’envoie une grande rasade de ma tequila sunrise.) Et je crois que j’ai échoué à oublier Geoffroy.

Pas que « je crois », d’ailleurs. Échec est mon deuxième prénom.

– Tu parles ! confirme Fée, sans pitié.

– Moque-toi.

– Tu avais déjà échoué avant de partir à Venise.

– Mais Venise m’a propulsée dans une merveilleuse pause hors de la réalité…

– Rebienvenue dans la vraie vie.

Je ne réponds rien, parfaitement consciente qu’elle a raison. Je bois une nouvelle gorgée de mon cocktail.

– Tu en as parlé à ton futur époux, au moins ?

– Tu plaisantes ?

– Pourquoi ?

– Qu’est-ce que tu voudrais que je lui dise ? Que mon ex a rappelé et puis… et puis quoi ? Je ne suis pas la seule fille que son ex rappelle.

– Non, mais…

Elle marque une pause. Elle sait qu’elle s’aventure sur un terrain glissant.

– Qu’est-ce que t’a dit Geoffroy ?

– Qu’il n’était pas d’accord et qu’il arrivait.

J’étouffe un rire nerveux et change ostensiblement de sujet.

– Et de ton côté, état des lieux ?

Fée prend une seconde pour répondre.

– Mon cul dit merci à monsieur ibuprofène, mon crâne aussi. Quant à Jo…

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Oh ben, je crois qu’elle est jalouse, ou inquiète, ou je ne sais pas mais elle m’a fait une telle crise à propos de ce mariage, une fois que tu es partie, que je songe à faire appel à l’antenne psychiatrique.

– Tant que ça ?

– Non, j’exagère un peu mais bon… tu imagines bien comment elle peut le prendre.

Sans difficulté. Jo et Fée ont toujours compté autant l’une que l’autre pour moi, mais ça a toujours été particulier avec Jo. Cependant, si je comprends qu’elle puisse être désorientée par ma décision brutale, je préférerais qu’elle me soutienne plutôt qu’avoir un séisme supplémentaire à gérer. Mais je ne me sens pas d’attaque pour ça ce soir.

– Je crois que je vais me noyer dans la tequila.

– Réserve-moi une place…

– Et que je vais brûler tous mes sex-toys…

Parce que partout où je regarde… non mais sérieusement, partout, j’ai l’impression de ne voir que ça, en fait… Il y a une paire de menottes encore accrochée au tuyau de mon radiateur, le copain rabbit posé sur la table basse, un string suspendu à la poignée de la fenêtre, une guêpière par terre, mon ventilateur accueille un superbe tissu noir qui m’a servi à bander les yeux d’un charmant jeune homme récemment, et les photos de bondage accrochées à mes murs sont certes très belles mais super osées. Je crois que si Marc pose le pied ici, je pourrais me tatouer le mot « débauchée » sur le front que ce serait pareil. Je veux bien qu’il soit ouvert et prompt aux coups de tête mais je suis certaine que mes habitudes sexuelles feraient fuir pas mal de mecs « non habitués ». Manquerait plus que Chantal débarque aussi pour préparer le mariage. J’ai des sueurs froides, soudain.

– Et ce beau-frère, alors ? Si tu m’en disais plus ?

– Bon, allez, Fée, on se rappelle.

J’ai à peine le temps de l’entendre protester dans le combiné avant de lui raccrocher au nez. Je reste à fixer le bazar qui m’entoure…

Mon appartement est une catastrophe ! Je ne peux pas le laisser comme ça, ce n’est pas possible. Je me lève d’un coup, hagarde, m’envoie le reste de mon cocktail au fond du gosier et jette un regard circulaire à la recherche de… trouvé ! Un carton pour m’aider à ranger tout ça. Vive le shopping en ligne !

Je me lance, prise d’une frénésie de rangement. Tout ce qui me semble afficher un gros « warning! Je ne suis pas la femme que vous croyez » finit dans le carton, le reste dans la machine à laver, dans les placards, sous le lit… Je déniche un nombre de sex-toys et de godes que c’en est une honte ! Enfin presque. Il faut dire que j’ai tenu pendant un certain temps un blog sexe, et que ce qui était à l’origine un jeu est devenu une activité franchement lucrative quand certains fabricants de lingerie ou d’accessoires se sont mis à me proposer leurs produits en échange d’une petite chronique. Autant dire que j’ai fait le plein et que mon appart a désormais des faux airs de sex-shop. Comment ne l’avais-je pas réalisé avant ? C’est comme si j’ouvrais tout à coup les yeux sur ma façon de vivre. Et ça va changer !

Enfin, après avoir passé en revue chaque mètre carré de l’appart, je vais m’échouer sur le canapé et contemple le résultat de mon heure de frénésie. Les cartons débordent (oui, « les » : ils sont désormais trois), ma bouteille de tequila a vu son niveau descendre méchamment, et la tête me tourne… Pour parfaire le tout, mon téléphone m’informe de l’arrivée d’un nouveau SMS. Nouveau tour de manège dans mon crâne : Geoffroy m’a renvoyé un message.

Qui dit :

Demain. Chez toi.

Et merde.

 

Qu’est-ce que je fais ?

 

Je lui réponds pour l’envoyer bouler ? (Chapitre 6)

Ou j’efface sans me manifester ? (Chapitre 7)

Note des autrices : Pour les choix à la fin des chapitres, attention, s’ils ont été relativement simples jusque-là, ils vont ensuite grandement se complexifier !

Mariée, oui mais avec qui ? (4)

Les préparatifs

Chapitre 4

Pour être honnête, j’appréhendais depuis un moment l’arrivée à la mairie. Non, en réalité, ça me terrifie depuis le début : j’avais beau faire la maligne devant les filles, je me voyais déjà prendre mes jambes à mon cou une fois devant le bâtiment. Alors, avec mes fichus doutes qui ont pris de l’ampleur entre-temps… Bien sûr, déposer la demande, faire les paperasses ne scellent pas définitivement mon destin mais cela donne un côté concret à notre décision assez effrayante. J’ai la sensation d’être montée dans un TGV dont je ne peux plus descendre. Et puis, en fin de compte, Marc ne me laisse pas l’occasion de stresser plus longtemps : il me prend la main et nous emmène jusqu’au bureau de l’état civil comme s’il y était venu des dizaines de fois. Nous prenons place et c’est parti.

L’employée qui s’occupe de nous est charmante, et la paperasserie a l’avantage de me permettre d’oublier un instant mes angoisses.

On sort tous les papiers, on prend rendez-vous, et soudain la vie est simple. On est déjà au printemps et le maire n’a pas de créneau avant une éternité ? Qu’à cela ne tienne, beau-papa, alias figure locale de Collonges-au-Mont-d’Or, a fait jouer ses contacts. (Collonges, si on ne connaît pas, c’est facile à repérer : c’est la région située juste au-dessus de Lyon, en amont sur la Saône, qui regorge de maisons bourgeoises, de promenades en bord de fleuve et de superbes espaces arborés. Si on a encore du mal à se représenter le coin, il suffit de se rappeler que c’est là que Bocuse a son resto : ça aide, généralement.) Et quand Philippe de Servigny (oh, mon Dieu, je vais m’appeler « de Servigny » !) demande quelque chose, on l’écoute. Enfin, c’est ce que m’a raconté Marc : en vrai, il faut encore que je rencontre ses parents demain, mais je le crois volontiers, parce qu’il lui a suffi de décliner son identité pour que l’employée du service d’état civil affiche un grand sourire en mode « Oui, mais bien sûr, on vous a trouvé un créneau samedi en huit, on est désolé, c’est à 17 heures ! ». Donc pas ce samedi, mais le suivant, ce qui me laisse quand même un peu de temps encore pour aborder l’événement avec (à peine) moins de précipitation et tout préparer.

Au moment d’inscrire mon nom sur le papier, je grimace intérieurement, parce que, déjà que mes parents n’ont rien trouvé de mieux que me prénommer Rosemonde, me retrouver avec un « Rosemonde de Servigny » c’est me tuer une seconde fois. À ce rythme, je vais finir en tailleur Chanel et carré Hermès à servir des petits fours à l’heure du thé les mercredis après-midi…

Cette histoire de prénoms, c’est d’ailleurs ce qui nous a rapprochées à l’IUT, Fée, Jo et moi. Il faut dire que se retrouver entre Rosemonde, Félicie et Joséphine, ça avait quelque chose de magique. On était un peu comme des rescapées du siècle dernier, perdues dans un monde où nos prénoms étaient devenus le summum de la ringardise. Avouez que donner des prénoms pareils à sa progéniture, c’est de la maltraitance, non ? À ça s’est ajouté, avec Jo et Fée, un goût commun pour la boisson, pour les mecs, puis pour tout ce qui pouvait se regrouper sous le label « Cindy “Girls Just Want to Have Fun” Lauper ». Bref, nos prénoms dignes de figurer devant des noms à particule ne nous ont jamais sauvées de la débauche, au contraire.

Quand nous sortons de la mairie, je teste ce nouveau patronyme à voix haute : Rosemonde de Servigny… L’effet est immédiat : nous éclatons de rire. Puis Marc me dépose devant mon immeuble et je sens, dans son baiser, son désir de monter chez moi. Mais il a des engagements à tenir et des copains à prévenir. Il me propose de le retrouver plus tard mais franchement… après ce véritable marathon émotionnel, la seule chose à laquelle j’aspire est m’échouer sur mon lit comme un zombie. D’autant que demain, je dois rencontrer la famille de mon futur mari. Or, allez savoir pourquoi, j’ai comme le pressentiment que je ne parviendrai jamais à jouer la belle-fille bien sous tous rapports. Mais Marc m’a assuré, à ma grande surprise, qu’ils se réjouissaient d’avance de me connaître. Moi qui pensais qu’il n’y avait que mes parents pour ne pas paniquer en apprenant que leur enfant allait se marier avec un presque inconnu dans moins de quinze jours… Visiblement, je me trompais. Sur quel genre de famille est-ce que je suis tombée ? Je dois dire que ça pique ma curiosité (en plus de me stresser au dernier degré, mais je ne suis plus à ça près).

Comme si ça ne suffisait pas, en sortant de ma douche, je m’aperçois que Geoffroy m’a envoyé un nouveau message. Je ne sais plus quoi faire… Alors pour éviter d’avoir à décider, j’efface tout. Je reste un instant face à mon téléphone. La banane enveloppée dans un préservatif avec écrit « safe sex » sur fond rose qui fait office de fond d’écran ne me fait plus rire comme avant. Je me sens écartelée entre ce que je suis et ce que je veux. Ce que j’ai été et ce vers quoi je vais. Je ferme les paupières, sans pouvoir ignorer la question qui revient, insidieuse et persistante, dans mon esprit :

Mais qu’est-ce que je fous ?

Mariée, oui mais avec qui ? (3)

 Chapitre 3

J’envoie tout balader : mon téléphone, qui vient s’échouer à mes pieds, mes doutes, mes hésitations (du moins, je fais tout pour)… et je lui saute dessus. J’ai besoin de ça, profondément. C’était si simple, à Venise, si bon de ne plus penser qu’à cet homme en face de moi quand je l’observais discourir, qu’à ses lèvres quand nous nous sommes embrassés, qu’à son poids sur mon corps et la sensation de son sexe m’ouvrant… On avait décroché de nos vies, et c’était comme s’il n’y avait plus eu de lendemain, et c’était bien ainsi. Je veux retrouver ça.

Je dois lui faire l’effet d’une nympho en manque, mais qu’importe : ce n’est pas la première fois, et pour autant que je  sache, il ne s’en est pas plaint jusqu’ici. Il a même voulu m’épouser ! Et puis de toute façon, je m’en moque. La dernière chose que je veux, là, c’est réfléchir. J’ai juste besoin de savoir si l’alchimie qui a explosé entre Marc et moi durant cette semaine de folie à Venise est toujours présente, si elle n’était pas juste passagère, si elle peut vraiment durer face à la réalité de nos vies, surtout la mienne, si elle peut résister à la réapparition de Geoffroy…

Allez, Marc, dis-moi que tu es le bon.

Le bon, merde… je n’ai jamais eu de telles pensées auparavant. Mais après tout, n’est-ce pas lui ? Celui qu’on épouse ? Qu’on attend ? Le bon.

– Qu’est-ce qui t’arrive ?

En guise de réponse, je tire sur ma ceinture pour me coller à lui. La posture, avec le levier de vitesse au milieu, est tout sauf confortable et on aurait eu du mal à trouver plus blindé de voitures et de passants autour de nous mais ce n’est pas grave. On roule assez vite, de toute façon, et je pourrais être sur un tas de cailloux que je me tortillerais encore pour me rapprocher de lui. Je plonge mes lèvres dans son cou tandis que mes doigts glissent entre les boutons de sa chemise pour chercher son torse. Son odeur me grise, la nacre de sa peau, sa sensation contre moi… Je veux qu’il me baise comme il l’a fait à Venise…

Comme le faisait Geoffroy.

Cette pensée involontaire me fait serrer les dents de frustration et je me venge en mordillant doucement la gorge de Marc.

Un petit rire me répond. Il a très bien compris où je veux en venir et, si j’en crois son sourire, il n’est pas contre. Je parcours son torse du plat de la main et descends lentement jusqu’à atteindre son bas-ventre. Le sentir légèrement gonflé attise la chaleur entre mes cuisses, qui enfle encore en le sentant qui se tend plus durement sous mon contact. C’est terrible : je me fais l’effet d’être une ado prépubère, incapable de me retenir… Non que ç’ait été bien différent à Venise, remarquez : de vrais lapins en rut. Si vous cherchez un jour la définition d’« insatiable », tapez « Marc + Rose + Venise » dans un dico en ligne, vous devriez nous trouver sans difficulté.

– Rose, grogne Marc.

Je masse sa verge sans cesser de mordiller son cou. Je le veux entre mes jambes.

– Rose, il y a des gens partout.

Mais ce ne sont pas des reproches que je perçois dans sa voix.

– Je m’en fous.

Et c’est vrai. Grave comme je suis, je serais prête à lui avouer qu’avoir des spectateurs à mes ébats ne m’a jamais bien traumatisée, mais ce n’est peut-être pas le moment de faire ce genre de révélations sur ma vie sexuelle. On a dit ouverte pas débauchée (alors, cerveau, merci de te mettre en veille). Pour couronner le tout, des images de Geoffroy dans l’une de ces séances sexuelles où d’autres corps se mêlaient autour de nous me reviennent en mémoire (cerveau !). Pour me venger, je déboutonne le pantalon de Marc et glisse la main dans sa braguette. Son sexe bondit dans ma paume tandis qu’il passe plus nerveusement ses doigts dans mes cheveux. Mon entrejambe est en feu. Alors qu’il s’engage dans une voie rapide, je le caresse avec force, suçant la peau de son cou et me collant autant que je le peux contre lui. Quand ses doigts quittent mes cheveux pour changer de vitesse et que sa main effleure ma peau, je pousse un petit grognement de frustration. Je veux qu’il me touche. Si je m’écoutais, je déferais ces ceintures encombrantes pour lui grimper dessus et m’empaler sur son membre. Je souffle contre sa peau.

– Tu ne peux pas t’arrêter ?

– Non. Pas là. Malgré l’envie.

Effectivement, la circulation est dense autour de nous et ne permet aucune échappatoire vers un endroit tranquille. Heureusement, les autres automobilistes ont bien d’autres centres d’intérêt que nous. De désir, je relève ma jupe… Je veux qu’il me cède. Je veux me rappeler pourquoi j’ai succombé ainsi avec lui, je veux qu’il balaye tout souvenir d’une peau qui n’est pas la sienne, d’un corps autre que le sien, d’un sexe différent de celui que je tiens dans ma main. Je me gave de son odeur, de son contact, du désir que j’ai pour lui.

Les bâtiments défilent, se font plus épars, pour laisser la place à des maisons bourgeoises. Sur l’autre rive du fleuve, des arbres s’étendent, longue rangée de verdure rappelant que nous nous écartons de plus en plus du centre vivant de Lyon pour nous diriger vers l’une des villes les plus prisées de son pourtour. Moi, je caresse doucement sa verge, juste assez pour lui faire pousser de longs soupirs, pour lui faire tourner la tête et le rendre complètement réceptif à mon désir. Et mon désir, c’est que cette main, posée sur le pommeau de vitesse, juste à côté de mon entrejambe, se plaque sur mon sexe, que ces doigts s’enfoncent en moi.

– Touche-moi…

Je lui susurre ces mots de ma voix la plus enjôleuse, celle qui m’a toujours permis d’obtenir ce que je voulais. Mon sourire s’élargit lorsqu’il se rabat sur la voie la plus lente et que sa main lâche enfin le levier de vitesse pour venir effleurer ma culotte. Ses doigts sont impatients et je me tends contre lui, le souffle court. Il me caresse comme si mon sous-vêtement n’était pas là, pressant le tissu pour agacer mon clitoris gonflé. Je tremble d’excitation, sentant mon entrejambe pulser et des éclairs de plaisir se répandre dans tout mon corps. La voiture roule encore, mais de plus en plus doucement.

– Rose, grogne-t-il.

J’adore quand il prononce mon prénom comme ça. Combien de fois l’a-t-il fait à Venise ? Chaque fois, une nouvelle décharge de désir explosait en moi. La magie est là, aujourd’hui encore.

N’y tenant plus, je dégage la portion de ceinture qui empêche encore mon torse de se pencher et fonds sur son sexe, que j’embouche aussitôt. Marc se raidit.

– Rose, gémit-il, cette fois.

J’aime les intonations de sa voix. J’accélère mes mouvements. Sa verge contre mes lèvres, sa peau fine sur ma langue, ses hanches qui frémissent à chacun de mes mouvements de succion, tout m’excite au plus haut point. Je le veux en moi… Quand peut-on se garer, dans ce fichu coin ? Je relève le visage. Le regard de Marc ne traduit plus que son désir, et il opère une brusque sortie de voie pour se garer sur le bas-côté, devant le long mur de briques d’une propriété anonyme, sous les branches d’un arbre qui nous couvre de son ombre et nous donne une illusion d’intimité.

En un instant, nos ceintures claquent et son corps se retrouve penché sur moi, sa bouche sur la mienne, dont je me sépare un instant pour laisser un « oui » lascif s’échapper de mes lèvres. Sa main sur mon entrejambe en exacerbe la moiteur et fait croître mon lancinant besoin de lui. Dans un réflexe, j’enlace son cou et l’attire plus encore contre moi. Nos bouches se reprennent de plus belle, nos corps se repaissent l’un de l’autre, et je ne suis plus que sensation et désir… Quand enfin il écarte la dentelle de mon sous-vêtement pour plonger les doigts dans mon vagin, je tremble de soulagement. En quelques va-et-vient, il me rend liquide, soumise à sa caresse, le moindre de mes muscles tendu à sa rencontre et un feulement m’échappe quand son visage fond sur mon cou pour l’embrasser avec fougue. C’était ça que je voulais. Exactement ça.

– Marc…

Je halète contre sa peau. À tâtons, mes doigts partent à la recherche de son membre, que j’enserre avec délice tandis que ses doigts me pénètrent plus profondément et que son pouce s’active sur mon clitoris. Mes cuisses s’écartent plus encore, comme pour l’inviter à poursuivre cette merveilleuse partition.

Le besoin de délivrance me brûle et je peux sentir que Marc est dans le même état. Nos poignets s’activent plus vivement, sa chair dans ma paume, la sienne en et sur moi. Nos souffles courts se mêlent, mon corps se contracte autour de ses doigts comme pour appeler l’orgasme qui se trouve là, juste là, et, sous une dernière pression de son pouce, la jouissance me frappe. Je gémis fortement contre son cou, me tords, serre plus vivement son sexe et le caresse plus vite… Enfin, je le sens qui se tend à son tour, et des gouttes chaudes se répandent sur mon avant-bras…

Parfait.

Quand je rouvre les yeux, Marc me regarde, ébouriffé et beau à ne plus en pouvoir, et je pourrais vivre l’instant de grâce le plus fabuleux au monde si là, derrière lui, un peu plus loin dans mon champ de vision, ne se trouvait une petite vieille figée avec son caniche en laisse et des yeux au moins aussi écarquillés que ceux de Jo et Fée quand je leur ai annoncé mon mariage.

Au-se-cours.

Je me laisse volontairement glisser sur mon siège, cherchant à m’enfoncer sous la ligne du pare-brise, quitte à finir sous le tableau de bord s’il le faut.

– Qu’est-ce qu’il y a ? souffle Marc.

– Ne te retourne surtout pas.

Je garde son visage contre moi. Je l’agrippe, même, des fois qu’il puisse cacher le mien à la petite vieille.

Il se met à pouffer.

– Ne me dis pas que…

– Si.

– Merde.

Mes épaules sont spontanément prises de soubresauts et je me trouve incapable de retenir le fou rire qui monte malgré le plaisir dont pulse encore mon entrejambe.

On reste comme ça encore un moment, hilares, incapables d’éloigner nos visages l’un de l’autre, puis Marc se redresse, passe une main dans ses cheveux avec une classe et un aplomb incroyable. Il enclenche la première et me lance, avec un sourire terriblement sexy :

– Allez, on s’en va.

Comme si de rien n’était. J’ignore d’ailleurs si la petite vieille est toujours là car je m’évertue avec tant de force à me tasser sur mon siège et à regarder partout sauf dans sa direction que je ne peux pas le savoir.

Nous reprenons la route.

C’est au premier panneau indiquant la mairie que je réalise que mes doutes sont déjà revenus.

Mariée, oui mais avec qui ? (2)

 Chapitre 2

Je cède à la tentation et je jette un coup d’œil rapide à mon téléphone. Comme je le supposais, il s’agit bien d’un message de Geoffroy.

Tu es où ?

Court et direct, comme il l’a toujours fait. Geoff n’a jamais été un homme de discours. Son type de communication, c’est plutôt « viens » (que je te saute, que je t’enlève ta culotte, que je te plaque contre un mur et que je te baise comme tu l’attends – je n’ai jamais prétendu être réticente). Pendant un certain temps, je m’en suis satisfaite. Jusqu’à ce que j’aie besoin de plus de sa part. Mais ça, je savais que c’était perdu d’avance.

Que dois-je répondre ? Je finis par opter pour un message aussi lapidaire que le sien :

Nulle part.

D’une part parce que je suis en voiture avec Marc et que je ne vais peut-être pas lui faire un message de quinze lignes. D’autre part parce que si ça le dissuade d’insister, eh bien… ça simplifierait les choses, pour moi.

Enfin, pour tout dire, je ne peux m’empêcher de me sentir coupable, mais je me colle quelques baffes mentales qui me remettent efficacement les idées en place. Après avoir reposé mon téléphone sur les genoux, je relève les yeux vers Marc. Il m’adresse un sourire. C’est sur lui que je dois me concentrer, on est bien d’accord, hein ?

– Un petit coup de stress avant d’aller à la mairie ? me dit Marc, comme s’il avait senti la tension en moi.

– Non, ça va.

– Toujours prête à m’épouser, alors ?

– Oui.

Et je le sens de tout mon cœur, ce « oui » qui me relie à lui, celui que je suis prête à prononcer le jour J, même si je sais que c’est une folie. Je lui souris en retour. Pourtant, lorsque mes yeux tombent à nouveau sur le téléphone, je ne peux ignorer la sensation qui me déchire en deux la poitrine. Je tente de me raisonner : si j’ai quitté Geoffroy, c’est parce que je ne peux rien espérer de lui, hormis des étreintes torrides dans un club/un jacuzzi/un ascenseur, ou tout ce qui comporte une surface horizontale ou verticale (ça fait beaucoup, je sais). Alors pas question qu’il revienne dans l’équation, pas maintenant.

En entendant le court avertissement sonore m’informant de sa réponse, je me retiens de me taper, de dépit, le crâne contre l’appui-tête de mon siège. Ça ne pouvait pas être si simple, forcément. Et si je l’effaçais sans le regarder, tout simplement ? Incapable de me retenir, je profite d’un moment où Marc double une voiture pour saisir mon portable. Sûrement un de ses habituels : « Chez toi/à tel endroit dans trente minutes ». Dommage que j’aie toujours su qu’il n’y aurait rien de plus de sa part, et sûrement pas quelque chose du genre…

Je sais de quoi tu voulais qu’on parle.

Du genre de cette phrase qu’il vient de m’écrire.

Pardon ?

Je n’ai que le temps de lire son message, confuse, avant de recevoir le suivant :

Je sais ce que tu ressens.

Mais qu’est-ce qu’il dit ? Toutes les interprétations possibles de cette phrase se mettent à tournoyer dans ma tête.

Ce que je ressens…

Je ne lui ai jamais confié les sentiments que j’éprouvais pour lui, tout simplement parce qu’il a toujours été un mec avec qui il ne fallait s’attendre à rien de ce côté-là : un mec qui ne s’attache pas, qui passe de bras à d’autres, et ne laisse personne pénétrer son intimité au-delà de celle de son slip. Je l’ai su du jour où j’ai commencé à fréquenter les sex-clubs lyonnais. Je l’ai su en le laissant glisser la main dans ma culotte, la première fois. Je l’ai su à chaque fois que j’ai couché avec lui. Je n’ai jamais été naïve, je n’ai jamais été crédule, rien ne m’a jamais surprise, tout n’a toujours fait que confirmer ce que j’avais déjà compris, quand bien même ces confirmations ont fini par avoir un goût amer, bien malgré moi. Le truc, c’est que je n’aurais pas dû tomber amoureuse de lui, voilà tout. Sans ça on aurait continué à avoir des relations sexuelles incendiaires qui se suffisaient à elles-mêmes, et ç’aurait été parfait. Je n’avais même pas imaginé que ça pourrait m’arriver. Un bon gros raté, oui.

Pour autant que je sache, on s’est justement quittés avant que je lui en parle. Enfin, « quittés »… J’ai surtout fait le fantôme en attendant qu’il se lasse de me relancer dans le vide, ce qui a fini par arriver.

Je ne réponds pas. Je ne sais pas quoi dire, de toute façon. Je ne suis même pas sûre de ne pas surinterpréter ses mots.

À côté de moi, Marc se concentre sur la route, sans me poser la moindre question. Sa discrétion me touche. Il est vraiment l’homme parfait, sur tous les points. Je l’ai déjà dit ? Je devrais ne penser qu’à lui et effacer Geoffroy de ma vie, mais le retour de ce dernier ne fait que mettre en lumière la fragilité de mes dernières résolutions. Je me sens soudain horrible de douter à ce point.

– Rose ?

Je lève le visage vers Marc.

Il me regarde d’un air soucieux.

– Tu es sûre que ça va ?

– Oui.

Je lui mens encore, j’en suis consciente, mais qu’est-ce que je pourrais bien faire d’autre ? Quand il pose sa main sur ma cuisse en un geste tendre et réconfortant, je sens cependant ce contact m’attiser légèrement et je me laisserais bien accaparer entièrement par cette sensation. Je ne sais plus si je dois écouter ma tête ou bien mon corps. La première m’incite à garder l’esprit froid jusqu’à la mairie, et le deuxième me crie de laisser parler mon envie de Marc. Après tout, c’est peut-être ce dont j’ai besoin : de voir s’il est bien celui avec lequel je veux finir ma vie… Si le retour en France n’a rien gâché, si la magie est encore là.

 

Qui dois-je écouter des deux ?

Mariée, oui mais avec qui ? (1)

Autrices : Hope Tiefenbrunner & Valéry K. Baran.

Genre : MF, livre dont vous êtes le héros, chick-lit.

Résumé : Rose et Marc ont eu le coup de foudre à Venise et ils vont se marier. Classique ? Disons que de la part d’une collectionneuse de sex-toys et de rencontres furtives dans les clubs libertins de Lyon, l’annonce a de quoi surprendre  !
Et si vous décidiez vous-même de la suite de cette histoire  ? Rose va-t-elle vraiment épouser le beau Marc  ? Succombera-t-elle au charme de Geoffroy, son ex ténébreux  ? Ou bien se laissera-t-elle séduire par Jérémy, son futur beau-frère particulièrement craquant  ? À vous de choisir.

Lien vers les différents chapitres

Chapitre 1Chapitre 2Chapitre 3Chapitre 4Chapitre 5

Roman original puisque c’est un roman dont vous êtes l’héroïne une chick-lit dans laquelle vous pouvez décider du destin de l’héroïne !, sorti aux éditions Harlequin.

Toute la première partie de ce roman(20%) est publiée ici, en accord avec l’éditeur, alors foncez ! C’est une histoire totalement fun, faite pour se marrer. Jouez à pousser Rose vers les choix de la raison ou à vous laisser tenter par les pires possibles !

L’annonce

Chapitre 1

Mardi

 

Dans la vie, on a beau déployer tous nos talents pour tenter de se persuader que tout va bien, que l’on ne fait pas n’importe quoi et que si, si, on maîtrise, il se trouve toujours quelqu’un en face de soi pour nous renvoyer le contraire en pleine tronche d’un simple regard. Et, pour le coup, des regards sidérés, j’en ai deux très beaux spécimens juste devant moi : deux paires d’yeux parfaitement ronds — enfin autant qu’ils puissent l’être quand leurs propriétaires ont du mal à les garder ouverts à la base. En l’occurrence, ce sont ceux de mes deux meilleures amies, avec qui je suis installée en terrasse. Félicie, alias ma Fée préférée, tortille son postérieur endolori sur sa chaise en sirotant son mojito, tandis que Joséphine, alias mon deuxième Ange gardien (oui, comme dans la série, c’est d’ailleurs ce qui a valu à Félicie son surnom : la Fée et l’Ange), lâche une aspirine effervescente dans le verre d’eau qui accompagne l’expresso qu’elle a commandé très serré dans l’espoir qu’il la ramène parmi les vivants. Quant à moi, je me dis que je n’ai vraiment pas choisi mon jour mais bon, si j’étais plus douée, ça se saurait, et on n’en serait peut-être pas là. Autant dire qu’on a beau être attablées à l’une des terrasses les plus chics de la place des Terreaux, au centre de Lyon, un lieu certes magique mais où le moindre café coûte un bras, on n’est probablement pas la clientèle la plus glorieuse dont le patron puisse rêver aujourd’hui.

Je les observe, en attendant leur verdict. Fée aspire désespérément son mojito avec des airs d’avoir au moins besoin de ça pour se remettre de sa nuit de débauche, et Jo regarde fixement son cachet se dissoudre dans l’eau comme si ça pouvait l’aider à réagir à mon annonce. Et pendant qu’elles digèrent, analysent, dessoûlent, ou les trois à la fois, j’allume ma cinquante-douzième cigarette depuis ma descente de l’avion, parce que toute aide, toxique ou non, est bonne à prendre pour affronter mon retour à la réalité. Quand je pense que je n’ai pratiquement rien fumé pendant ce séjour à Venise… Mais où es-tu passé, voyage idyllique ?

– Et donc c’est pour ça que tu as loupé la super soirée d’hier ? lance soudain Fée d’une voix rauque trahissant un mélange d’alcoolisation, de manque de sommeil et d’usure, à force d’avoir trop crié.

J’ai une petite idée de la nature des cris en question mais je préfère en préserver vos chastes oreilles.

– Oui.

Je tire une latte sur ma clope puis m’envoie une gorgée de mojito, ou l’inverse, je ne sais déjà plus très bien, et précise :

– On aurait dû rentrer samedi, normalement. Le séminaire s’est fini vendredi soir, après une semaine de…

Je cherche le terme. « Ennui profond » correspond bien à l’aspect professionnel mais « galipettes sous la couette » serait tout aussi véridique… Je laisse tomber et reprends :

– Bref, tous les autres sont revenus direct, mais nous on a décidé de rester deux jours de plus.

– À Venise ? insiste Fée, les yeux toujours écarquillés.

La pauvre, elle me fait tellement peur que j’envisage d’aller lui chercher du collyre : à ce rythme, elle risque la sécheresse oculaire. Elle tortille distraitement les mèches plus longues qui tombent devant ses oreilles. Fée est la seule fille que je connaisse qui se coupe les cheveux toute seule, ce qui m’impressionne d’autant plus qu’elle arbore une coupe à la garçonne à la fois spontanée et sophistiquée, du genre qu’on voit plutôt dans les vitrines des coiffeurs renommés. C’est aussi la seule qui assume une couleur bleue foncée parfaitement assortie à ses yeux, ce qui fait d’elle un bon point de repère dans les soirées.

Je hausse une épaule.

– Ben oui.

Venise… ou le dernier lieu auquel on penserait pour organiser un séminaire d’entreprise consacré à la « synergie et coopération des équipes », mais le premier pour succomber à un coup de foudre. Et pour succomber, on peut dire j’ai succombé. De toute la force de mon cœur, de toute mon âme de romantique, enfouie au fond de moi, qui a fini par en avoir assez des mecs interchangeables et des plans cul auxquels on s’adonne depuis l’IUT avec Jo et Fée. À croire qu’une relation plus conventionnelle me manquait ou que… je ne sais pas… Venise, le voyage, le fait d’être loin de Lyon, de ces soirées, de mon milieu, de mon quotidien… Là-bas, , dans ce cadre idyllique, avec ce parfait prince charmant, l’idée de me poser ne m’a soudain plus semblé si incongrue.

Bien sûr, cette histoire de mariage était peut-être un chouille too much, je le réalise maintenant, mais sur le coup, dans la folie du moment, ça paraissait tellement logique et naturel… Marc est fou d’amour et moi, folle tout court — même si ça, ce n’est pas une révélation. Tout ça pour dire que, sous le regard éberlué de mes deux copines, j’ai comme l’impression que le retour à la réalité va être rude.

Concentrée sur son verre, les sourcils froncés, Jo touille son aspirine qui n’a pas encore fini de se dissoudre tout en massant ses tempes avec le pouce et le majeur. La pauvre, elle a vraiment l’air d’être au trente-sixième dessous ! Il faut dire qu’on a toujours eu une relation très fusionnelle, toutes les deux, pour ne pas dire « particulière », et je comprends qu’elle ait du mal à encaisser.

– Attends, lance-t-elle enfin, en relevant les yeux vers moi. Tu veux bien nous réexpliquer l’affaire, là ? Parce que je crois que je n’ai rien compris.

Puis elle se penche en avant au dessus de la table avec sa plus belle expression d’incrédulité. J’acquiesce et reprends en articulant, très lentement, pour être bien sûre que ça pénètre dans leurs cervelles embrumées.

– Je me marie avec Marc, que j’ai rencontré à mon séminaire à Venise.

S’ensuit un silence de quelques secondes, rompu par Jo.

– Tu vas te marier ? Sérieusement ?

Elle dit cela avec cette intonation que j’ai toujours adorée, cette voix sexy et désabusée à la fois, à la Fanny Ardant, où je perçois néanmoins aujourd’hui en plus une nuance de sidération.

– Voilà.

Mais bon, j’ai beau faire la maligne, essayer de paraitre assurée, à l’intérieur de moi, tous les warnings clignotent frénétiquement. Je crois qu’en dépit de tous mes efforts, le mot « mariage » continue à déclencher mes alarmes internes, qui ne se sont d’ailleurs plus tues depuis le jour où je suis passée de « je m’envoie l’intervenant de ce séminaire chiant comme la mort : normal » à « oh mon Dieu, mais c’est en train de devenir sérieux : anormal ». Mais je refuse de me laisser abattre. Après tout, c’est une décision que j’ai prise : à moi de l’assumer et à Jo de l’accepter.

– Non mais… grimace cette dernière avant d’être interrompue par Fée.

– Non mais sérieusement !  Tu déconnes, Rose !

Puis elle absorbe son mojito à grandes goulées, comme un plongeur en apnée en manque d’oxygène.

– Tu ne peux pas te marier, c’est… c’est…

– Mais pourquoi pas ? je m’insurge. Je peux bien avoir envie de me poser, moi aussi, un jour ! Ce n’est pas un truc qui n’est réservé qu’aux… qu’aux… qu’aux…

On les appelle comment, au fait, déjà, les gens qui ne passent pas leurs soirées dans les sex-clubs à fricoter avec les mecs les plus craignos du coin, et qui peuvent envisager l’idée de se construire un avenir ?

– Non mais… Non non non, insiste Fée en balayant le reste de ma tirade d’une main. Il t’a fait quoi, ce mec ? Je veux dire… il t’a sautée, c’est ça ? C’est un super bon coup, il t’a fait voir Disneyland et la grande parade de Mickey avec ?

– Ben…

Sur le coup, je ne sais pas quoi répondre, parce que je n’ai pas d’explication et que si je réfléchis trop… Non, ne surtout pas faire ça. Alors je me venge sur ma cigarette, que je consume avec vigueur avant de l’écraser rageusement.

– Oui, bien sûr.

– Et après ?

– Et après, ben…

Je songe à mon père, et au fait que ce soit lui qui ait organisé ce fameux séminaire (oui, je travaille dans l’entreprise qu’il dirige). Forcément, il connait Marc. Pour une fois que je m’étais promis de jouer les employées modèles, je me suis envoyée en l’air avec le dernier type avec qui je l’aurais dû. Mais en même temps, j’ai craqué sur sa verve et son charme magnétique (ne vous moquez pas, je vous assure que l’expression est de rigueur)… Et puis je ne suis pas quelqu’un de bien sous tous rapports, ce n’est pas nouveau. Ma libido est ma meilleure copine comme ma pire ennemie, et elle a la fâcheuse tendance à toujours gagner la guerre contre ma raison.

– Eh bien, il est intelligent, il est beau, il est gentil, il est… (Je me penche en avant pour poursuivre, façon grandes confidences.) C’est un parfait gentleman !

Fée lève plus encore les yeux au ciel, comme si je venais de dire la dernière des conneries.

– Parce que tu aimes les gentlemen, maintenant ?

Je me rassieds au fond de ma chaise et sirote mon mojito.

– Et pourquoi pas ?

Jo et Fée arborent une moue dubitative en parfait miroir. J’hésite à sortir mon smartphone pour immortaliser l’image, décide de m’abstenir et reprends.

– Je veux dire, qu’est-ce que je fais de ma vie ? On va continuer combien de temps comme ça, les filles ? Eh, Jo, Fée, on a 29 ans ! Vingt-neuf ! (Je dis ça comme si on avait déjà un pied dans la tombe.) On va passer combien d’années, encore, à se coltiner les mecs les plus relous de la planète en passant de coup d’un soir en… euh… coup d’un soir ?

Bon, d’accord, la verve, ce n’est pas pour moi, aujourd’hui. Mais ce qui compte c’est que le message passe, et il me semble que c’est à peu près le cas.

Perdue dans ses pensées, Jo contemple ses ongles manucurés. Avec ses traits fins et sa longue chevelure blonde retenue en une queue-de-cheval haute, elle n’a rien perdu de ses airs de poupée slave qui mettaient tous les hommes à ses pieds à l’IUT. Lorsqu’elle reprend la parole, elle a toutefois plutôt l’air d’avoir avalé un chat, façon Jeanne Moreau shootée au whisky.

– Et il est comment ce mec ? Parce qu’à la limite (rire nerveux), que tu aies envie de te poser, je veux bien, mais (raclement de gorge) pourquoi avec lui ? Je veux dire, vous n’avez même pas eu le temps de vous connaitre. Il a quoi de particulier, celui-là ?

– Il est dingue…

C’est la seule réponse qui me vient. J’éclate de rire en repensant à son air de défi quand il m’a proposé le mariage pour me prouver qu’il n’était pas disposé à retourner à sa vie d’avant — et à me laisser retourner à la mienne.

– Il est dingue, et moi avec, et puis… je ne sais pas. C’est allé tellement vite…

– Justement ! rétorque Jo.

Bon, j’ai compris. Elle est jalouse, là.

– Et pourquoi pas ? Ça arrive dans la vraie vie.

– Parce que nous, on n’est pas dans la vraie vie ?

– Tu sais très bien ce que je veux dire, Jo !

Fée, qui a l’air d’avoir du mal à tout encaisser à la fois (les suites de sa soirée, ma déclaration, l’engueulade avec Jo…), lance des mains vers nous pour essayer de nous calmer. Je me cale à nouveau contre mon dossier.

À vrai dire, je ne suis pas tellement surprise de leur réaction. Enfin, surtout pour Jo. Fée, je savais qu’elle serait cool et que ça l’amuserait plus qu’autre chose, mais je me doutais bien que ce ne serait pas si simple avec Jo.

– Et vous êtes rentrés quand ? demande Fée.

– Cette nuit.

– Vous êtes complètement malades, dit Jo.

– Sûr.

Je peux difficilement prétendre le contraire. Pourtant, j’ai envie d’y croire, malgré tout : de prolonger la magie de ces journées vénitiennes.

Fée se tortille encore sur sa chaise et Jo avale sa dernière gorgée d’aspirine.

– Je ne peux pas rester assise, gémit Fée en se penchant sur le côté pour ne garder qu’une fesse en contact avec son siège dur.

Elle me fait pouffer.

– Mais vous n’êtes pas vraiment engagés, encore ? insiste Jo.

– Ben… On a quand même profité des derniers jours à l’hôtel pour demander nos extraits d’acte de naissance. Je dois le retrouver tout à l’heure pour passer à la mairie déposer les bans et fixer une date pour le mariage…

Alerte warning ! Oui, ça va vite. Oui ! Oui ! Je le sais !

À ce rythme, Jo et Fée vont bientôt avoir les yeux hors de leurs orbites. Je décide de ne pas m’arrêter pour autant. De toute façon, il va bien falloir que je parvienne à leur extorquer leurs pièces d’identité.

– Et je voudrais que vous soyez mes témoins.

– Quoi ?!

Elles ont crié en chœur. Encore un coup comme ça et les malheureuses s’étouffent avec leurs boissons.

– Mais… mais mais mais…

Fée ne semble plus capable de prononcer un mot et Jo a l’air proche de la syncope. Je décide de calmer le jeu, parce que bon, je me marie, OK, mais ce n’est pas la fin du monde, que je sache.

– Eh, les copines, je ne vous ai pas annoncé mon entrée dans les ordres, hein ?

– Non mais… intervient Fée en me regardant comme si j’étais Alice, revenue du Pays des merveilles, et que je venais de leur annoncer mon union imminente avec la chenille. Quand même ! Et il… il sait pour toi ? Je veux dire, tu lui as dit quoi, de toi ?

– Eh bien… (Ouch ! Elle a tapé juste, là.) L’essentiel.

Mais Jo me connait trop bien et capte tout de suite que quelque chose cloche. Maudite soit-elle. Elle insiste :

– Mais encore ?

– Que je suis la fille de mon père… Ils se connaissent, oui. Que je suis une employée modèle de l’entreprise et que je… fais de merveilleuses pipes ?

Je tente un sourire charmeur. Raté ! Jo et Fée me regardent comme si j’étais l’Ultime Désespérance à moi toute seule, majuscules comprises.

– Tu ne lui as rien dit, quoi.

– Ben…

– Il ne sait pas pour tes soirées, il ne sait pas pour tes conquêtes, il ne sait pas pour ta collection de sex-toys…

– Non, mais qu’est-ce que vous vouliez que je lui dise ? Que j’aime le sexe, ça, ça va, il a eu l’occasion de s’en apercevoir ! Et il ne s’en est pas plaint. Le reste… ma vie sexuelle dissolue, mes aventures ou mésaventures diverses… On était à Venise, c’était romantique à l’extrême… Ce n’était pas trop le lieu pour ce genre de confidences.

– Enfin sans vouloir faire la morale, ça m’aurait paru un minimum avant de te marier, insiste Jo.

Une fois de plus, je ne peux pas dire le contraire. Et c’est bien ce qui me dépite, mais bon : pourquoi serait-on obligé de dire toute la vérité, aussi ?

– En même temps, c’est sûr que ce n’est pas vendeur, s’amuse Fée avec sa légèreté habituelle et cette franchise qui font son charme.

– Peu importe, insiste Jo, tu ne peux pas… (Elle secoue la tête.) Je ne sais même pas par quoi commencer, Rose. Cette histoire, c’est juste du grand n’importe quoi. Tu pars en séminaire une semaine et tu reviens en nous disant que tu vas épouser un gars que tu connais à peine, ce qui, à mon avis, est déjà synonyme d’échec, alors en ajoutant à ça que tu ne lui as rien raconté de ta vie… Autrement dit, il ne te connait pas. Et je parie que tu n’en sais pas plus sur lui.

– C’est vrai, Jo, mais voilà, j’en ai envie. Ça fait longtemps que je me dis que j’ai passé l’âge des conneries, que je ne peux pas continuer comme ça indéfiniment…

– Mais tu ne peux pas…

– Si, je peux. Maintenant la question est de savoir si vous me suivez ou pas.

Le visage de Jo s’est fermé et je sais parfaitement qu’elle prend mon annonce comme une trahison. Fée bascule sur son autre fesse pour soulager la pression et finit son mojito.

– Moi, s’il y a des mecs, à boire et à manger, tu me connais je ne sais pas dire non.

– Fée, grogne Jo.

– Quoi ? Tu connais Rose ? Quand elle a une idée en tête, rien ne peut la faire changer d’avis. Je te rappelle que c’est la fille qui a réussi à se faire sauter dans une partouze gay, et contrairement à toi, sans essayer de se faire passer pour un mec !

Je pouffe parce que c’est Fée, parce que c’est vrai et que ça reste un moment épique et délirant. Et parce que c’est Fée, les lèvres de Jo esquissent un vague sourire.

– Il me faut de l’alcool, finalement.

Elle hèle le serveur pour commander un verre. Après une longue expiration, elle reporte son attention vers moi.

– De quoi as-tu besoin ?

Sa question m’enlève instantanément un poids des épaules.

– De vos pièces d’identité pour tout à l’heure, enfin, une copie. Et que vous ne disiez rien à Marc.

Mes sirènes internes retentissent toujours mais je fais ce qu’il faut pour les étouffer de toutes mes forces. Le visage de Jo se renfrogne et, avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit, je termine ma phrase en jetant un œil à mon smartphone.

– Et que vous vous teniez bien quand il arrivera. Dans moins de dix minutes.

– Rose, me sermonne Jo sans desserrer les dents.

Fée intervient, pragmatique :

– En gros, je peux dire que j’ai juste une horrible gueule de bois mais j’évite d’expliquer que mon vagin est un vaste champ de bataille ?

– Et moi, grogne Jo, quand il va me demander ce que je fais dans la vie, je lui réponds quoi ? Vendeuse de chaussures ?

– Il sait que tu travailles dans un sex-shop.

– Ah tiens ? Tu as été honnête sur ce point ?

Je m’insurge :

– Ce n’est pas parce que tu bosses dans ce genre de magasin que ça fait de toi une accro au sexe et une libertine !

– Sauf que c’est le cas !

– Je sais !

Ça m’agace qu’elle réagisse comme ça. J’ai juste envie qu’elles me suivent dans ce délire comme on l’a toujours fait. Et puis il y aura du cul et de l’alcool, comme dans tout bon mariage qui se respecte ! Enfin… je crois, non ?

Mais comme je m’apprête à leur répondre exactement ça, le serveur pose notre commande sur la table et Jo s’empare de son verre. Un bon tiers de son mojito disparait en une seule et longue gorgée. Fée et moi restons admiratives. Jo s’essuie les lèvres du revers de la main puis repose lourdement son verre.

Fée hoche la tête avec conviction et appelle le serveur à son tour.

– Un autre aussi !

Puis elle commente :

– Soigner le mal par le mal, il n’y a que ça de vrai ! Je devrais peut-être tenter le vibro pour les douleurs de mon cul, d’ailleurs.

Jo lève les yeux au ciel avec un petit sourire amusé et moi je réalise à quel point c’est mort pour que je continue à passer pour la fille bien sous tous rapports (même si ouverte sexuellement) auprès de Marc. Alcooliques, délurées et accros au sexe : par quel miracle va-t-il passer à côté de ça en les rencontrant ? Je grimace intérieurement, et probablement pas seulement, puisque Fée pose soudain sa main sur la mienne.

– T’inquiète, j’en profite tant qu’il n’est pas là.

Je sais que je devrais lui faire confiance… enfin j’espère, quoi !

– D’acc.

Je regarde mon paquet de clopes avec envie mais me dis qu’il faut que je me calme sur le goudron et le range dans mon sac.

– Tu sais qu’il faudra arrêter si tu veux faire des bébés avec monsieur, hein ?

Grands dieux, des bébés ?

– Ben quoi ? poursuit Fée. Je suis sûre que tu serais très bien en maman.

Je suis stupéfaite.

– Tu me vois… maman, mais pas mariée ?

– Ah ben ça…

Jo l’interrompt.

– Ce n’est pas tant le mariage en soi que le fait que tu t’engages avec un inconnu. Sans parler de la précipitation et du mensonge, bien sûr.

– Je n’ai pas menti !

Je sais très bien que Jo a raison mais je proteste par réflexe.

– Par omission, ce n’est pas vraiment mieux.

– Oh, lâche-la un peu, Jo. Après tout, nous ne sommes plus toutes jeunes. Tu ne l’entends pas, toi, ton horloge biologique qui fait tic tac, tic tac, tic tac ? lance Fée avec une expression diabolique.

– Non, ce que j’entends, c’est plutôt le marteau piqueur de ma cuite.

Tandis que Fée éclate de rire, je m’interroge. Serait-ce une envie inconsciente de mouflets qui m’aurait poussée à accepter la proposition de Marc ? Faire des enfants n’a jamais vraiment fait partie de mon plan de vie mais, à vrai dire, je n’ai jamais vraiment eu de plan de vie, alors… Je crois que là, réfléchir est ce qui peut m’arriver de pire : mon stress est monté en flèche et je ne suis pas sûre de pouvoir gérer si on continue dans cette voie.

– Eh bien moi, siffle Fée en relevant le menton, quitte à faire des bébés, je choisirai un bel apollon comme celui-là. Il est bandant.

Je me retourne et mon cœur se met à battre la chamade tandis que mon ventre se contracte délicieusement. Comme quoi, il y a quand même des éléments tangibles sur lesquels je peux me reposer pour apaiser mes craintes. Je me lève.

– Marc !

Le sourire qu’il m’offre aussitôt me fait fondre. Bon Dieu, je l’ai quitté il y a quelques heures seulement et je me sens devenir une vraie guimauve en le voyant. Je sais que ça me donne l’air d’avoir douze ans mais il est tellement beau et bien foutu et sexy et… bon, du calme.

Il avance jusqu’à notre table d’une démarche énergique tandis que je jauge d’un œil discret les réactions des filles : Jo l’observe attentivement et Fée est déjà en train de baver. Il faut dire qu’avec son mètre quatre-vingt-dix de sex appeal, son sourire enjôleur qui donne envie de boire sans réfléchir la la moindre de ses paroles, ses courts cheveux châtains et la plus jolie barbe de trois jours qui puisse exister après un weekend de sexe sous la couette (le nôtre qui plus est), il y a effectivement de quoi baver.

– Bonjour ! lance Marc quand il est à côté de nous.

Et puis il se penche vers moi et m’embrasse, et je jure que mes doigts de pieds se tordent et que mes ovaires explosent de joie anticipée.

– Salut, toi, souffle-t-il.

– Salut.

Je ne sais plus parler. Je lui souris. Je suis folle de lui, c’est clair et net. Mais je me reprends quand même pour faire les présentations. Il faut croire qu’il me reste un minimum de dignité.

– Marc : les filles. Fée, Jo : Marc.

– Enchanté, dit-il.

Il attrape une chaise libre à la table d’à côté et vient s’installer tout contre moi. Je ne manque pas le regard de Fée qui mate ouvertement son arrière-train, mais je ne peux pas lui en vouloir : au séminaire, chaque fois qu’il se tournait pour montrer un truc au rétroprojecteur, je fondais lentement en mode loukoum abandonné au soleil.

– Alors, pas trop choquées par l’annonce de Rose ? lance-t-il.

– Un peu, si, répond Fée.

– Complètement, approuve Jo.

Marc leur offre le sourire qui m’a fait dire qu’il finirait dans mon lit avant la fin du séminaire, et je vois que le charme opère. Good boy !

– Je comprends. Les amis à qui je l’ai annoncé ont eu l’air totalement choqué, mais en même temps, ils sont habitués à mes coups de tête. Et franchement, là… (Il se retourne vers moi, les yeux brillants.) C’est le plus beau coup de tête de ma vie.

Je souris, comme une cruche j’en suis certaine, mais je m’en fous. Je crois que je perds un neurone chaque fois que ce type m’adresse un regard. Il est tout ce que j’ai toujours voulu, que j’ai imaginé dans mes rêves les plus fous. Le prince charmant de Disney version rock’n roll. Je me retourne vers les filles. Fée me sourit.

– OK, il est très beau, dit-elle.

– J’espère que ce n’est pas que pour ça qu’elle m’épouse.

– En même temps, vous n’avez pas eu vraiment le temps d’aller tellement au-delà, non ?

– Jo !

Mais au lieu de se vexer, Marc éclate de rire.

– C’est exactement ce que m’a dit mon meilleur ami, Paul. Enfin dans l’idée.

– Il a accepté d’être témoin ? demande Fée.

– Oui, il m’a dit que j’étais timbré, qu’il voulait rencontrer Rose et je crois qu’après ça, il a commencé à organiser mon enterrement de vie de garçon.

Je vois une lueur de sadisme dans les yeux de Fée. Jo, elle, continue de détailler Marc, et je le trouve très à l’aise sous son regard.

– N’envisage même pas d’organiser quoi que ce soit, dis-je à l’attention de Fée. Et toi, arrête de le fixer comme s’il était le Diable incarné.

Jo détourne le regard vers moi et je ne sais pas trop quoi penser. Que mes amies soient perturbées par mon annonce subite, surtout quand on a été habituées, comme nous, à faire les quatre-cents coups, je peux le comprendre. Mais Jo a l’air d’avoir vraiment du mal à l’avaler. Notre échange se poursuit, et je suis consciente que la bière que commande Marc jure au milieu de tous nos verres vides de mojito parce qu’on a l’air de pochtronnes à côté de lui, mais je fais comme si de rien était.

– Alors, les filles, reprend-il finalement, je suppose que vous avez des questions.

Il se recule légèrement dans son siège.

– Je suis tout à vous.

– Au sens figuré ? demande Fée.

Le rire de Marc me rassure.

– Bien, commence Jo.

Elle fait craquer ses doigts, et je me dis que, si elle se lance dans un interrogatoire façon Gestapo, ça va être gai !

À cet instant-là, mon téléphone sonne — fort heureusement, me dis-je dans un premier temps. Ou pas, rectifié-je aussitôt après. Parce qu’il ne me faut qu’une seconde pour identifier la mélodie, que je ne connais que trop bien. Et le fait que cette mélodie se fasse entendre juste à ce moment-là, et que je sache précisément depuis combien de semaines (sept, exactement) ça ne s’était plus produit, me donne la sensation soudaine que certains éléments du destin s’entrechoquent dans le seul but de me faire tomber dans un trou noir.

J’observe Jo et Fée, qui savent aussi bien que moi qui appelle. Son nom est d’ailleurs écrit en gros sur l’écran : Geoffroy. Le type qui aurait pu être à la place de Marc s’il n’avait pas été aussi inaccessible et incapable de sentiments amoureux. Celui qui incarne avec la plus grande force le milieu que j’ai pris la décision de quitter. Celui dont j’aurais mille fois dû supprimer le numéro au lieu d’hésiter au moment d’appuyer sur la touche fatidique, parce qu’une partie de moi voulait encore et toujours croire que quelque chose était possible entre nous (ce qui est complètement débile et ridicule, que cela soit dit). Celui à qui je m’étais promis de cesser de répondre, pour prendre mes distances, décision à laquelle je m’étais d’ailleurs tenue, et lui aussi, ce qui m’avait laissé penser que ma décision était la bonne…

Il ne peut pas trouver pire moment pour refaire surface. Et c’est sûrement pour cette raison que je me sens totalement indécise, incapable de savoir si je dois décrocher ou non. La réponse devrait être évidente : c’est le moment où jamais de tourner définitivement la page « Geoffroy » ! Dans ma main, le vibreur me fait l’effet d’un quitte ou double : prendre ? Ne pas prendre ? Et merde, je suis une grande fille et je vais me marier. Je me lève brusquement et saisis mon smartphone en m’éloignant de quelques pas.

– Eh, Rose.

Un frisson me parcourt. Je me flanquerais des baffes. Sa voix ne devrait pas me faire un tel effet. Elle devrait m’énerver, plutôt, me mettre hors de moi.

Je jette un œil à Marc, assis plus loin avec Jo et Fée, et remarque que ces dernières semblent avoir commencé à lui poser des questions. Par réflexe, ma main plonge dans mon sac et en sort un briquet et une cigarette, que j’allume d’une main tremblante. Autant pour les bonnes résolutions.

– Ça fait longtemps, reprend Geoffroy.

– En effet.

Je ne sais pas ce que Geoff a fait durant ces deux derniers mois, parce que je n’ai pas voulu le savoir, et je ne m’en porte pas plus mal. Il a vécu sa vie, moi la mienne, et c’est exactement ce dont j’avais besoin : une pause. J’inspire une longue latte en tournant la tête vers Marc, qui me regarde.

– Tu es libre ce soir ? poursuit Geoff d’un ton curieusement mal assuré.

Je ne sais ce que je dois en penser. Pourquoi ce retour maintenant ?

– J’ai… dit-il avant de s’interrompre un instant, comme s’il était gêné. J’ai besoin de te voir.

– Je vais me marier.

C’est sorti d’un coup. Je dois calmer toute velléité de sa part de reprendre contact avec moi, parce que je sais très bien comment je réagis quand je le vois : je craque (« comme une merde », diraient les filles). Et c’est justement pour ça que j’avais besoin de prendre mes distances. Parce qu’à un moment donné, il faut cesser de craquer et avancer.

Il y a un blanc à l’autre bout de la ligne. Puis, au bout d’un moment qui me parait une éternité :

– Tu plaisantes ?

– Non.

Plus loin, mon futur mari continue de répondre à mes copines sans se formaliser. Au contraire, je le vois sourire et j’entends même l’éclat de rire de Fée. J’aimerais être aussi à l’aise que lui dans la vie. J’inspire une longue bouffée.

– Mais… Mais quand ? reprend Geoff.

– On passe tout à l’heure prendre rendez-vous à la mairie.

Mon Dieu, que ça va vite ! Et ça me parait encore plus absurde à cet instant, avec Geoffroy au bout du fil. En fait, je ne sais pas si je voudrais que ça se précipite encore plus, façon de me sauver de moi-même (et j’en ai besoin !), ou que ça s’arrête d’un coup, parce que je mesure à quel point je suis loin d’avoir tourné cette page de mon existence.

Après un nouveau silence, Geoff déclare :

– Non, c’est hors de question, tu… nous… Bon. J’arrive.

Et il raccroche.

Quoi ?

Je fixe l’écran de mon smartphone, en pleine hallucination. Je ne parviens pas à croire ce qu’il vient de dire. Ce n’est pas possible ! Comment ça, il arrive ? Mais non ! Je ne suis pas d’accord !

J’ai au moins atteint les tréfonds du Désespoir Ultime (toujours avec des majuscules) quand je reviens à notre table. Hé, ho, je vais me marier ! Geoffroy ne peut pas revenir maintenant ! C’est rigoureusement impossible. Marc m’observe, interrogatif, tandis que les filles ont l’air franchement soucieuses.

– C’était quoi ? me demande-t-il.

– Oh ! Mon père : il me file des jours de congé pour qu’on puisse préparer le mariage. C’est cool.

Jo et Fée me fixent avec inquiétude, teintée, pour la première, d’une pointe d’agacement. Je sais très bien ce qu’elle pense : non seulement elle n’a jamais pu supporter Geoffroy (je vous ai dit qu’elle était possessive comme pas deux ?), mais dans son esprit, je viens de grimper un nouveau palier dans le mensonge avec Marc. Enfin… j’ai quand même bien eu mon père au téléphone, et il m’a bien donné des jours de congé, mais c’était dans la matinée. Enfin bon, à la fois qu’est-ce qu’elle voulait que je dise ? Je ne sais déjà pas quoi penser de l’appel de Geoff, alors en parler… Tout ce que je sais, c’est que les doutes que j’avais sur ce mariage (oui, j’en avais quand même un peu) me semblent soudain beaucoup plus conséquents, et que je suis paumée. Du coup, le seul truc que je trouve à faire, c’est me pencher vers Marc pour l’embrasser, pour chercher dans la sensation de ses lèvres la confirmation que je ne fais pas une bêtise, et m’enivrer du contact de nos bouches. Quand nos visages se séparent, Fée nous observe, et je décèle dans son regard une lueur d’amusement :

– Et alors, vous avez vraiment couché ensemble dans une gondole ?

Heureusement qu’elle est là pour me faire rire. Ben oui, on a vraiment fait ça, une idée de Marc, qui ne plaisante pas quand il dit qu’il fonctionne aux coups de tête. Déjà, j’étais sciée qu’il parvienne à convaincre un gondolier de lui louer, même à prix d’or, son outil de travail, mais quand en plus il lui a emprunté son canotier pour me chanter la sérénade dans un italien approximatif, ça m’a complètement vrillé la tête : je lui ai sauté dessus dès qu’on s’est retrouvé dans un petit canal isolé.

Il esquive avec un rire charmant, puis se lève et pose la main sur ma taille pour me serrer contre lui. Me voilà donc avec la tête retournée, pleine de doutes, le cœur mi-exalté mi-souffrant, et un brasier s’allumant dans ma culotte. Ma vie est formidable.

– On y va ? me souffle-t-il.

– Ça marche. Les filles, vous me passez vos cartes d’identité, je vous les rends le plus vite possible.

Fée se penche vers son sac avec une grimace discrète.

– Tout va bien ? s’inquiète Marc.

– Ce n’est rien, j’ai repris l’aérobic hier. Après des mois sans faire de sport, je le sens passer.

Je la remercie silencieusement d’avoir mis tant de conviction dans sa voix. Même moi, je pourrais la croire, si je ne savais pas qu’elle était irrémédiablement allergique au sport et que… Bref, passons. Jo me tend ses papiers à son tour et je me promets de leur faire un super cadeau à toutes les deux. Des bises plus tard, je me pelotonne contre Marc, comme si sa présence pouvait me protéger de moi, mon inconstance et mes doutes.

Nous traversons la place des Terreaux en traçant directement par le parterre des petits jets d’eau : ils sont si légers que c’est à peine si quelques gouttes nous atteignent. Je suis en train de grimper dans sa voiture quand mon téléphone émet le son caractéristique signalant l’arrivée d’un nouveau message. Geoffroy, forcément. Mais pourquoi est-il revenu ? Il ne lâchera plus l’affaire, maintenant, et c’est pourtant tout, mais alors tout sauf le moment.

J’observe Marc qui s’installe au volant, sans savoir que penser. Peut-être devrais-je lui en parler, en fin de compte. Après tout, c’est vrai qu’il ne sait pas grand-chose de ma vie, et parler de ses ex, ça doit bien se faire entre futurs époux, non ? Mais je ne le sens pas et je ne saurais même pas comment mettre le sujet sur le tapis. Non. Je ne vais pas commencer à me reposer sur lui. Je vais gérer ça comme une grande.

Marc démarre la voiture et rejoint le trafic des quais de Saône, tandis que mon téléphone me semble pulser dans mes mains.

 

Alors ? Qu’est-ce que je fais pour ce SMS ?

La révélation de Claire – saison 2 de L’initiation de Claire (4)

Troisième partie

Mathieu sentait son pouls battre dans ses tempes, pulser jusqu’à l’intérieur de sa tête, l’étourdissant.

Putain ! Il s’était attendu à ce que sa confrontation avec la maîtresse soit difficile mais pas autant, pas chargée d’une telle tension…

Il gravit rapidement l’escalier menant au donjon et claqua la porte derrière lui, avant de progresser dans le couloir. À peine vit-il Isa, adossée au mur juste avant la salle des dominateurs, qu’il sut qu’elle s’était postée là pour l’attendre. Elle se tenait dans une posture moins provocante que d’habitude, parée d’une tenue qui n’aurait pas déplu à Emma Peel dans Chapeau melon et bottes de cuir : des bottes épaisses et un ensemble pantalon-bretelles qui aurait pu être sage, si ses seins n’avaient été visibles sous son chemisier transparent. Deux traits d’eye-liner complétaient la ressemblance avec l’actrice de cette série culte. Elle avait une cravache à la main. Il décela de l’inquiétude sur son visage, malgré ses abords froids.

Dès qu’il fut à son niveau, elle lui dit :

– Je t’ai vu parler avec Catherine.

Le sujet qu’il ne voulait justement pas aborder. Il ne s’arrêta pas.

– Qu’est-ce qu’elle te voulait ?

Cette fois, il marqua une pause et tourna la tête vers elle. Que lui dire ? Que Catherine avait voulu le provoquer, le déstabiliser et qu’elle était forte, à ce jeu ? Plus forte que quiconque. Si lui-même aimait jouer, elle était une adversaire contre laquelle jamais personne ne sortait gagnant. La maîtresse ne jouait pas pour se faire voler la victoire. Elle n’abattait jamais que des cartes gagnantes et elle en avait trouvé une, bien puissante, dont se servir.

– Catherine joue, dit-il.

Et elle se jouait de lui, en particulier.

– Et toi, tu ne joues plus, devina Isabelle.

Non.

Plus maintenant, en tout cas.

Et il venait d’appeler la maîtresse par son prénom.

Il dévisagea Isa, se demandant jusqu’où allait sa perspicacité, ce qu’elle comprenait de la situation et de ce qu’il éprouvait…

– Tu n’aurais pas dû laisser passer tout ce temps avant d’aller la voir, lui fit-elle remarquer.

Il ne la contredit pas.

Elle ajouta :

– Tu lui as déjà fait ce coup-là.

– Je sais.

Il avait cessé brusquement de donner signe de vie, pour disparaître à la recherche d’un ailleurs qu’il n’avait pas trouvé. Pour tenter d’avoir une relation normale avec une fille… Pour essayer de se persuader qu’il le pouvait. Il avait perdu. Tout le monde avait perdu. Il n’était revenu que deux ans plus tard vers la maîtresse. Il aurait dû se douter que réitérer entraînerait des problèmes. Cette fois-ci, pourtant, il ne s’était pas réellement barré. Du moins, pas aussi longtemps : il n’avait fait le mort que pendant un mois.

– Elle t’a parlé de ta punition ? reprit Isa.

– Oui.

Il ne voulut pas en dire plus.

Il examina le rideau les séparant de l’aile réservée aux dominants.

– Elles sont là ? demanda-t-il.

– Je crois. Je ne suis pas encore entrée dans la salle.

Deux secondes plus tard, il dégageait le lourd tissu rouge avant d’avancer jusqu’à la porte. Il la poussa d’un geste impulsif.

Immédiatement, son regard fut attiré par Claire.

Hissée sur des chaussures à hauts talons surmontées de lanières croisées sur ses chevilles, elle se tenait face au miroir fixé à l’un des murs, Véronique était en train de comprimer son buste dans un corset qu’elle laçait étroitement. Un minishort achevait d’offrir une vision vertigineuse de ses jambes, le noir de sa tenue respectant parfaitement non seulement le code de couleur mais le thème fétichiste de la soirée. Seul le rouge vif de ses lèvres tranchait, attirant le regard sur l’effet bombé de sa bouche, qu’il exposait tel un objet de convoitise. Il s’en laissa remuer un instant. Ce qui attira le plus fortement son regard fut toutefois les longues stries qui marquaient l’arrière de ses cuisses, témoignant de son travail et traçant des lignes sombres qui s’accordaient parfaitement à la carnation de sa peau et criaient plus que n’importe quel autre élément quelle relation était la leur… Et ce que Claire avait accepté de lui offrir, en venant en ce lieu, ce soir.

Il resta la main sur la poignée de la porte, hypnotisé. Lorsque leurs regards se croisèrent dans le reflet du miroir, il sut qu’ils partageaient la même perte de repères. Les mots de la maîtresse planaient encore dans son esprit et il éprouvait un mélange de désir, d’attraction qui prenait source dans des profondeurs inhabituelles de son être. De doutes, aussi, de craintes que les grains de sable nommés « hésitations de Claire » et « manipulations de la maîtresse » ne viennent faire exploser une situation déjà sous tension.

Discrètement, il soupira.

Il devait reprendre en main les événements.

Il adressa un sourire espiègle à Véronique.

– Je ne vais jamais résister à ruiner ce rouge à lèvres !

Véronique eut une mimique amusée.

– Je ne vais jamais résister à arracher ce short non plus, ajouta-t-il, mais, cette fois à l’intention de Claire, plongeant dans son regard pour appuyer ses propos.

Elle ne répondit pas, le fixant juste, témoignant de l’offrande qu’elle lui faisait avec ce regard curieux qu’elle portait sur les choses, en toutes circonstances, cette façon de tout penser, tout analyser, tout peser… La pousser à l’abandon lui paraissait à chaque fois une gageure.

Elle se retourna vers lui, et il parcourut des yeux ses autres marques, celles qui barraient le devant de ses cuisses.

Il vit à peine Isabelle entrer derrière lui et se poster à l’entrée de la pièce. Il ne lâchait pas Claire des yeux.

Isabelle prit la parole, s’adressant à Véronique.

– Vous êtes prêtes ?

– On a bien travaillé…

Lorsqu’il tourna le visage pour les observer toutes deux, Mathieu remarqua que toute leur attention se portait sur Claire, dans l’examen du travail accompli.

Véronique finit par lui demander :

– Qu’est-ce que tu en dis ?

Il eut un petit sourire.

– Ce corset ne va pas.

– Pourquoi ?

– Parce que ça l’empêche de respirer.

– Tu exagères.

C’était vrai. Il adressa un regard amusé à Claire pour lui avouer qu’il trichait. Bien sûr, Véronique avait serré trop fort, mais c’était une contrainte comme une autre. Des contraintes, il comptait lui en imposer d’autres, de toute façon.

– Tu n’as marqué que ses cuisses ? l’interrogea Isabelle.

– Non.

Contrairement à Véronique, Isa avait compris tout de suite pourquoi il ne voulait pas de ce corset.

Parce qu’il voulait voir la marque sur ses seins.

– Enlève-le, c’est tout, dit-il. Elle n’en a pas besoin.

Claire restait silencieuse, mais il put voir que la demande la gênait.

– En bas, tu verras des membres bien plus exposés, lui dit-il.

Il indiqua Isabelle du regard, dont la poitrine était plus que visible sous la transparence de son chemisier.

– Et toi ? lança Claire avec son impertinence coutumière.

Il sourit largement.

– Je vais me préparer aussi.

Il la fixa ensuite avec suffisamment d’insistance pour lui rappeler dans quel rapport ils se trouvaient. Et que, si lui s’amusait de son attitude, ce n’était pas le cas des autres autour d’elle. Claire resta coite.

Si elle pouvait se montrer dans la réserve, parfois, et plus particulièrement quand elle ne s’attendait pas à ses exigences, elle était loin d’être une oie blanche. Lors de leur première rencontre, elle l’avait sucé devant l’ensemble des dominants présents dans la salle ; de ses aventures sexuelles précédentes, il savait qu’elle avait eu l’occasion de se montrer plus encore en spectacle. Il n’y avait aucune raison qu’elle refuse d’exposer ses seins.

Véronique intervint :

– Elle ne va pas être à l’aise.

– Je ne veux pas qu’elle le soit.

Il laissa fleurir un sourire provocant sur ses lèvres.

– Tu devrais au moins lui couvrir les mamelons, reprit Véronique.

Il acquiesça.

– File-moi de quoi le faire.

Il ne précisa pas quoi. L’intensité avec laquelle Claire le fixait, insolente et fragile à la fois, le remuait. Il se retint de se rapprocher d’elle pour l’embrasser. Distraitement, il se passa la main dans les cheveux. Leur humidité lui rappela qu’il avait eu à peine le temps de se doucher, après le travail, et qu’il devait encore se préparer.

Il tourna le visage vers Véronique.

– Tu as des affaires pour moi ?

– Ce sac, là.

– Parfait, dit-il en s’accroupissant devant.

Il se frotta les yeux. La fatigue de la journée se faisait sentir, ajoutée à l’épuisement nerveux de son altercation avec la maîtresse.

Isabelle lança brutalement, à l’intention de Claire :

– Qu’est-ce que tu sais de cette soirée ?

Mathieu leva les yeux sur elles.

– Que ce sera une soirée fétichiste, répondit Claire.

– C’est le cas.

Isabelle la sondait, ne cachant rien de sa curiosité. Véronique ne bougeait pas, plantée dans un coin de la salle, observatrice.

Claire lui jeta un bref regard, puis ajouta :

– Que les autres dominants voudront m’éprouver.

Son culot le fit sourire. Isabelle, de son côté, ne réagit pas, mais il put voir à son attitude que la singularité de Claire l’intéressait. Le mépris qu’elle avait manifesté à son égard semblait s’être dissous dans la curiosité. Il attendit de voir ce qu’elle répondrait.

– C’est vrai aussi, affirma Isabelle sans afficher la moindre gêne.

Elle opéra enfin un demi-tour durant lequel elle resta du début à la fin le regard plongé dans celui de Mathieu. Puis elle se dirigea vers la porte.

Au moment où elle allait la passer, elle se tourna vers eux en une posture indolente, mais elle ne l’observait plus. Du début à la fin, elle resta fixée sur Claire.

Puis elle quitta la pièce. Ses bottes claquèrent dans le couloir, comme autant de pointillés venant ponctuer ses derniers mots.

Mathieu reporta alors son attention sur Claire. Elle fixait l’endroit où Isabelle avait disparu, la confusion visible sur son visage.

Quand Véronique se déplaça pour refermer la porte, Claire pivota vers elle, comme rappelée à la réalité.

– Tourne-toi, lui dit Véronique.

Il la vit réagir imperceptiblement à cet ordre. À ce monde de règles et de hiérarchie auquel elle avait accepté de se plier. À son monde à lui… Une fois encore, l’idée qu’il lui en demandait trop le titilla. Trop, et trop vite. Et pourtant tellement moins rapidement que ne le voulait la maîtresse…

Il refusa de s’attarder à cette pensée et se concentra sur le sac devant lequel il s’était accroupi, tandis que Véronique s’occupait de délacer le corset de Claire. Le premier vêtement qu’il trouva était un pantalon fait de différentes pièces de cuir piquées les unes aux autres qu’il connaissait déjà. Il était confortable et avait le mérite d’en imposer visuellement, tout en restant à la limite entre le costume et le vêtement qu’il pourrait porter dans la rue. Il ôta son propre jean et l’enfila, avant de relever les yeux sur Claire, tandis qu’il le boutonnait.

Les mains sur la nuque, retenant de ses doigts sa chevelure, elle respirait lentement, tandis que le vêtement qui lui couvrait la poitrine se relâchait de plus en plus autour de son buste. L’image dégageait une sensualité douce.

Après le rapport à trois qu’ils avaient eu avec Olivier, Claire lui avait confié son trouble de voir sa volonté accomplie par un autre. Troublantes aussi, les mains d’Olivier sur elle, qu’elle avait perçues différentes et en même temps comme un prolongement de lui-même. Les mots qu’elle était parvenue à poser sur l’expérience l’avaient stupéfait.

Sur l’instant, Véronique agissait de la même manière, avec des gestes empreints d’une autorité sans faille, quand lui avait tendance à être plus brusque, mais c’était toujours lui qui tirait les ficelles, lui qui décidait des mouvements. Lui qui touchait Claire, d’une certaine manière, bien qu’indirectement. Aucune des personnes dans la pièce ne l’ignorait.

La distance entre leurs corps le frustrait et l’électrisait en même temps, lui donnait envie de la maintenir, de la prolonger. C’était comme une brûlure : celle du besoin de sa chair, qui le rendait plus sensible, même à l’espace les séparant.

Lentement, le corset s’écarta, offrant les seins de Claire à l’air de la pièce. Lorsque Véronique finit de défaire les attaches dans son dos, il observa le vêtement se détacher, sa poitrine exposée. Il enfila rapidement un T-shirt de résille.

– Approche, dit-il dans un mélange d’ordre et de tendresse, les deux d’égale importance.

Elle s’approcha.

Une fois devant lui elle le fixa, de cette manière provocante dont elle ne semblait pas avoir conscience, la plupart du temps.

– Mathieu…

Il la saisit par la main pour la faire pivoter. Elle expira de surprise, tandis qu’il la plaquait dos contre son torse. Ses lèvres trouvèrent son cou, cette peau brûlante dont il voulait se gaver, et s’y posèrent un instant.

Les propos de la maîtresse ne cessaient de tourner dans sa tête. Si elle avait été dans la provocation du début à la fin, elle n’en avait pas été moins sérieuse. Il la connaissait assez pour savoir ce qu’elle cherchait. Elle voyait son jouet – lui – lui échapper. Alors, elle en avait repéré un autre, grâce auquel elle pouvait l’atteindre… Un jouet qui se trouvait en cet instant dans ses bras. Jamais il n’avait ignoré l’intérêt que susciterait Claire auprès de ses amis comme auprès de la maîtresse. Il était évident que tous voudraient la mettre à l’essai, mais la maîtresse en était déjà au stade supérieur. Il ne lui suffisait pas de s’amuser avec Claire ; elle voulait se servir d’elle pour jouer avec lui. Elle voulait les tester tous deux. Et il était hors de question qu’il la laisse la manipuler.

Il avait juste été con…

La vérité, c’est qu’il aurait dû venir chercher sa punition avant et ne pas envisager que Claire puisse être présente. Il en avait voulu trop et ça lui retombait dessus, entraînant Claire au passage.

Il inspira longuement, s’enivrant de l’odeur de sa peau.

– Je suis heureux que tu sois là, chuchota-t-il à son oreille, conscient que l’intimité avec laquelle il lui parlait contrastait avec la façon dont il l’avait attirée à lui.

Claire renversa le visage vers lui, lascive et frémissante. Il pencha la tête sur le côté pour observer ses lèvres.

La révélation de Claire – saison 2 de L’initiation de Claire (3)

Deuxième partie

L’endroit revêtait un aspect connu, sans atteindre celui de la familiarité.

Claire fit claquer son briquet, allumant sa cigarette dont l’extrémité crépita dans le silence de la campagne.

Deux mois s’étaient écoulés depuis sa première venue dans ce lieu. La seule et unique. Depuis qu’elle avait décidé de plonger tête la première dans ce qui représentait l’incarnation de ses désirs les plus obscurs et les plus refoulés : le monde dans lequel lui avait demandé de le suivre Mathieu. Deux mois de troubles, de peurs et d’envies. Deux mois de bilan sur elle-même, et elle n’en avait pas encore fini.

Debout au centre du parking en terre sèche où elle s’était garée, elle contempla le paysage alentour, s’imprégnant de son atmosphère. Une infinité de détails lui donnaient une image différente des lieux : la quasi-absence de voitures et de clients, déjà, une moto garée un peu plus loin, deux véhicules qui venaient d’arriver, mais aussi le fait qu’il était plus tard dans la saison, et que la nuit tombait plus vite. C’était comme si un filtre de couleur avait été posé sur ce qui s’offrait à son regard, en changeant très légèrement les nuances. La canicule s’était calmée et l’air plus frais de la journée n’offrait plus la température propice aux cigales, dont le chant s’était tu ; les feuilles des arbres avaient séché, présentant une teinte d’un vert passé et, sur les collines adjacentes, les genêts avaient perdu leurs fleurs. Enfin, la luminosité ambiante accusait elle-même le décompte des jours : les fins de journée affichaient un ciel plus pâle, aux nuages qu’ourlait de violet le soleil fraîchement couché. Il faisait encore bon, cependant. L’été restait nettement perceptible.

Elle observa le mas. Le club. Les murs derrière lesquels se romprait la trêve que lui avait offerte Mathieu. Du moins… si on ne comptait pas la séance de flagellation quatre jours plus tôt, bien sûr.

Elle jeta un coup d’œil à son portable pour consulter l’heure. Le club était sur le point d’ouvrir ses portes. Lorsque les premiers clients traversèrent la cour, elle contempla leurs tenues. L’alliance de cuir, de résille et de dentelle la captiva. Ils ne lui adressèrent que des regards furtifs. Avec son jean retroussé sous les genoux, ses sandales plates et son débardeur un peu lâche, elle ne devait pas avoir l’air de grand-chose, à côté d’eux. Peut-être donnait-elle l’impression de s’être perdue dans le coin, de ne s’être arrêtée que pour fumer et de ne pas tarder à repartir. Ils ne devaient pas s’attendre à ce qu’elle entre à son tour.

Mathieu lui avait dit de venir telle qu’elle était, sans tenue particulière, aussi avait-elle gardé celle de la journée, des vêtements légèrement usés mais agréables, de ceux qu’elle pouvait enfiler comme une seconde peau. Au fond, se présenter ainsi était une bravade, une tentative de se raccorder jusqu’au dernier moment au monde d’où elle venait, avant de plonger dans celui, mouvant et sombre, où elle avait accepté de suivre Mathieu.

Elle aurait aimé qu’il l’accompagne pour son arrivée, mais il travaillait et ignorait s’il pourrait être présent à l’heure. En outre, il lui avait donné des consignes : arriver pour l’ouverture du club, et faire tout ce que Véronique lui dirait de faire. Simple. Extrême. Il ne lui avait pas donné plus d’explications. Elle ne lui en avait pas demandé. Elle aurait pu… Elle ne savait absolument pas ce que ce « tout » pourrait signifier, elle avait simplement compris que ce ne serait pas celui de Véronique mais de Mathieu. Ce « tout » qu’il voulait d’elle. Cet abandon entier à ses désirs, auquel elle avait accepté de se livrer, à titre d’essai. D’essai, seulement. Un essai qui suscitait dans son ventre des torsions de curiosité et de crainte, d’excitation et de peur, dans une dualité qui confinait à l’absurde, mais faisait pourtant partie de ce qu’elle vivait avec lui.

Elle inspira lentement une bouffée de sa cigarette, compagne de papier, de toxiques et de fumée, dont le soutien symbolique lui paraissait de plus en plus vain, bien que sa consommation soit restée ponctuelle. Elle avait tendance à la forcer aux mêmes moments : quand le stress la prenait et qu’elle pouvait ainsi faire semblant de reculer l’échéance, de repousser ce qui finirait par advenir de toute façon, de marquer une pause imaginaire.

La première fois, aussi, elle était restée à attendre des mirages… des éléments insignifiants, qui pouvaient avoir du sens pour elle. Que l’impulsion de se diriger vers la porte d’entrée se fasse. Que l’observation des premiers arrivants lui permette de prendre suffisamment ses marques pour faire le premier pas. Elle était venue sans savoir, et ça lui avait été plus facile. Cette fois-ci était différente. Il ne s’agissait plus d’une plongée dans l’inconnu, mais dans des profondeurs auxquelles elle se livrait en toute connaissance. Du moins, en sachant parfaitement à quel point elle risquait d’en être ébranlée. À quel point elle en était ébranlée déjà, à quel point le sol, sous ses pieds, était mouvant, prêt à se défiler. À quel point elle pourrait sombrer.

« Ne te pose pas de questions. »

Elle repensa à ces mots de Mathieu. Jamais conseil n’avait été plus juste que celui-ci, plus vérifiable à chacune des étapes qu’il lui faisait franchir.

L’intimité qu’elle éprouvait avec lui persistait à la surprendre. Le mois précédent le lui avait fait éprouver avec vigueur. Tout pouvait être si simple, entre eux… Si simple… Si naturel. Si déstabilisant, à d’autres moments. Si puissant, dans tous les cas. Mathieu avait essentiellement travaillé. L’oncle d’Olivier avait sollicité son aide dans son entreprise agricole, et il s’était crevé à bosser pour gagner un maximum d’argent avant sa prochaine année de faculté. Elle savait que mener de front ses études et une activité professionnelle l’usait. Chaque fois qu’elle était passée chez lui, elle l’avait trouvé en train de dormir, ou venant de se lever, plus ou moins hagard. Chaque fois qu’ils s’étaient vus, il l’avait prise, en un désir langoureux qui lui avait fait posséder son corps, sans l’ombre d’un rapport de domination. Juste comme ça. Ce « faire l’amour » dont il lui avait parlé…

Enfin, ils avaient échangé les résultats de leurs tests de sérologie.

Ce n’était pas anodin.

C’était un engagement, d’une certaine façon, un pari sur l’avenir… Pas quelque chose à quoi elle s’était préparée.

Ce dernier mois, elle s’était beaucoup demandé si elle pourrait s’épanouir avec lui, dans une relation dénuée de rapport de domination et de soumission. Oublier le BDSM, oublier les cordes, les fessées, vivre simplement de cette proximité troublante, du frémissement qu’elle éprouvait au moindre contact de sa peau, au moindre frôlement, de l’envie de se noyer dans chacun de ses sourires. Elle savait que la réponse était « oui », mais Mathieu possédait bien plus d’obscurités en lui. Il s’était juste contenté de rentrer les griffes pour elle. Pas un seul instant, elle ne l’avait ignoré. S’il avait semblé s’accommoder sans difficulté d’une telle relation, elle avait toutefois perçu ce qui couvait en lui, silencieux mais présent. Ce qui grondait en lui. Ce qui réclamait libération et s’échapperait, à un moment donné. Elle en avait eu un premier aperçu lors de leur dernière séance.

« Il y a quelque chose à faire sortir », lui avait-il dit.

Elle, possédait-elle un besoin parallèle ?

Il aurait été difficile de répondre à cette question. Elle savait néanmoins ce qu’avait suscité en elle la morsure du cuir sur sa chair. Jamais elle n’avait éprouvé de besoin aussi vif de fuir et en même temps de rester, de tenir, de s’offrir plus encore aux mains de Mathieu… Pourquoi ? Elle n’avait su le déterminer. Elle avait même oublié à quel point cette pensée pouvait être tordue, tant elle avait été submergée par l’émotion. Ça n’avait été toutefois que ponctuel. Plus tard, elle avait dû l’affronter.

Ce n’était pas facile… Ce ne le serait jamais, elle commençait à le comprendre. Non qu’elle ait aimé ça : les coups lui avaient fait mal et elle en avait été bouleversée. C’était… Elle ne savait pas. Tout avait disparu : la conscience d’Olivier, présent dans la pièce, le fait que ses poignets n’aient pas été entravés – elle avait eu du mal à croire, en rouvrant les mains, que c’était elle qui s’était accrochée aux cordes si fortement – excepté la conscience de ce qui se produisait entre eux, à un niveau plus élevé que celui de la chair. Celui du don. Et puis, Mathieu l’avait prise… Et ce qu’elle avait éprouvé, elle ne savait pas le nommer. Un besoin d’être à lui, à ses mains, à sa chair, à son souffle… De cesser de se tenir à distance du monde, capable seulement de l’observer, spectatrice plus qu’actrice la plupart du temps. De parvenir à lâcher prise, enfin.

De s’ouvrir, comme le disait si bien Mathieu.

D’être là, à l’instant même, sensible et vivante.

Elle n’en avait pas reparlé avec lui. Elle avait eu besoin de se retrouver face à elle-même, de faire le point sur ce qu’elle avait vécu, de l’encaisser, d’endiguer le flux de questions, de le contenir, à défaut de l’empêcher de s’écouler, de peser pour de bon les raisons pour lesquelles elle allait retourner au club, malgré ses incertitudes concernant ce qu’elle y vivrait. Mais le temps avait été si court…

Dans une longue inspiration, elle huma l’air, parfumé d’une odeur d’herbes sèches et du parfum, spécifique, de la nuit.

À la différence de sa première venue ici, elle ne se collait plus contre la carrosserie de sa voiture pour se protéger. Le sentiment de liberté qu’elle éprouvait dans cette fragilité nouvelle lui semblait curieux… tordu, mais elle commençait à s’y accoutumer.

La question restait présente : jusqu’où, Claire ? C’était comme si une voix lui chuchotait à l’oreille. Jusqu’où ? Poursuivrait-elle son entrée dans le BDSM comme une plongée immersive et troublante, dont elle se retirerait avant d’en être trop impactée, ou s’y installerait-elle pour de bon ? Suivrait-elle Mathieu partout où il voudrait l’emmener ? Lui abandonnerait-elle tout ce qui avait fait sa survie, jusque-là, ce qui lui avait permis de ne pas s’effondrer ? Ferait-elle du vertige son quotidien ?

Songeuse, elle tira sur sa cigarette. Les interrogations persistaient. Elle avait posé la question à Mathieu, une fois : est-ce qu’elles s’arrêteraient ? « Jamais », lui avait-il répondu en la regardant dans les yeux.

Jamais.

Quand le papier crépitant lui chauffa le bout des doigts, elle parcourut la distance qui la séparait de l’allée menant à l’entrée et écrasa sa cigarette dans le sable d’un bac à disposition. Ses gestes étaient calmes. Son cœur ne battait pas trop vite. Elle-même en était surprise.

De nouveaux regards de stupéfaction l’accueillirent, tandis qu’elle approchait, lui rappelant à quel point elle était à des années-lumière du dress code. À peine plus loin, la porte se dressait, entièrement noire, tranchant avec la pierre claire du mas. À l’endroit où un cœur molletonné était accroché, la dernière fois, un masque vénitien, surmonté d’une coiffe de plumes blanches et grises, la guettait à présent, sombre, sa surface anthracite sillonnée d’arabesques pâles. Seul le centre des lèvres arborait une teinte rouge, à la manière du maquillage des geishas. Rouge sang. Loin d’être une invite, il semblait plutôt un avertissement, les trous noirs de ses orbites paraissant la défier de passer la porte d’entrée.

« Fétichiste », avait dit Mathieu.

Une fois les clients qui la précédaient entrés, elle se présenta à son tour. Par chance, personne ne la suivait. Elle posa la main sur la porte, curieuse de voir ses doigts blancs se détacher sur le noir de la peinture. Le masque vénitien, juste à côté, la provoquait. Comme une grimace.

La porte s’ouvrit.

Le portier considéra sa tenue avec un haussement de sourcils, avant de reporter son attention sur son visage, un léger sourire sur les lèvres. Comme la première fois, Claire se retrouva absorbée par le bleu si clair de ses yeux.

Il ne lui demanda pas de se présenter. D’un geste lent, il ouvrit la porte un peu plus grand et dit :

– Véronique t’attend au bar.

Elle hocha la tête. Soit il se souvenait de son visage – mais cela semblait peu probable, étant donné tous ceux qu’il devait voir passer –, soit Mathieu l’avait prévenu qu’elle serait celle qui se présenterait sans respecter le code vestimentaire. Elle le dépassa pour entrer. Lorsqu’elle se retrouva dans le vide de l’entrée, elle regretta d’avoir voulu braver les règles du lieu en arrivant en jean. Elle se sentait vraiment ridicule, ainsi décalée par rapport au thème de la soirée.

Elle prit une longue inspiration et avança. Depuis la salle s’élevait une musique douce et rythmée, des notes comme de petites gouttes de pluie éparses, un chant envoûtant aux airs de murmures venus d’outre-tombe ou de contrées inconnues, magiques… L’attirant. Le couloir, vide, défila devant elle, ses parois de pierre brute râpant la main qu’elle y fit glisser pour chercher un contact avec la sensualité des lieux, un rappel de sa mémoire, un éveil de ses sens…

Elle parvint à l’ouverture sur la cour. Là, exposé au ciel d’un gris violine, l’endroit attendait que le public l’investisse, propre et bien rangé, les chaises à leur place, les podiums érigés au centre de la piscine, et les cages sans les corps à demi nus qui y avaient ondulé, la fois précédente. Comme une pause entre deux nuits de débauche. Comme une respiration.

Le noir et le blanc se déclinaient partout, en de longues tentures claires, en des voilages corbeau suspendus en hauteur, agités par le vent, conférant aux lieux une ambiance bien plus sombre que lorsqu’elle y était entrée la première fois. Ce thème fétichiste l’intriguait aussi fortement qu’il la rebutait, chacun de ses sentiments ne faisant que renforcer l’autre.

Les marques qu’elle savait présentes sur ses cuisses lui rappelaient qu’elle n’était plus étrangère à ces lieux, désormais. Qu’elle en partageait les excès.

Plus loin, assise sur un tabouret haut du bar, une femme la regardait. Ses longues jambes étaient dénudées de ses hanches au cuir noir de ses escarpins, et elle portait un justaucorps de la même matière, parfaitement adapté aux courbes prononcées de sa silhouette et serti de plusieurs incrustations de métal. Un blouson de motarde couvrait ses épaules, sur lesquelles sa chevelure violette retombait en ondulations légères.

Claire jeta un regard rapide dans la cour, cherchant Mathieu. Elle ne l’aperçut pas.

Elle approcha de la femme, peu à l’aise, mais refusant de le montrer. Celle-ci sirotait tranquillement un cocktail, pressant ses lèvres peintes sur l’extrémité de sa paille.

Lorsqu’elles furent à côté l’une de l’autre, Claire tâcha de raccorder les souvenirs qu’elle avait de cette femme à son apparence présente. Elle l’avait trouvée si impressionnante, la première fois, dans sa longue tenue de cuir rouge, alors qu’elle se dressait dans le couloir du donjon pour lui commander de la suivre. Il n’y avait pas que la tenue qui avait changé, la chevelure aussi.

Véronique lui coula un regard par en dessous.

– Tu te souviens de moi ?

– Oui, répondit Claire.

Mais pas exactement telle qu’elle se présentait. Ainsi, elle lui était encore étrangère.

Véronique lui tendit une main paresseuse, qu’elle serra.

– Tu te faisais appeler Clara, lui rappela-t-elle.

– Dans le donjon, oui.

Claire retrouvait certains de ses traits. Le pli hautain de sa bouche, la manière dont ses yeux en amande semblaient la toiser…

– C’est la différence de couleur de cheveux qui te dérange, constata Véronique en secouant sa chevelure, mais ne t’inquiète pas, j’en change sans arrêt.

Elle but une nouvelle gorgée de sa boisson, puis posa le verre sur le comptoir.

– C’est une manie, ajouta-t-elle en se levant. Tu verras qu’on s’amuse tous beaucoup avec notre apparence.

Claire songea qu’elle en avait eu un aperçu avec les premiers visiteurs. Ce code-là lui était étranger. Elle n’interrogea cependant pas Véronique ; à Mathieu, elle aurait posé la question.

Elle remarqua simplement :

– C’est un jeu, alors.

– Bien sûr ! Mais c’est réducteur de ne le voir qu’ainsi ; c’est surtout du pouvoir.

La curiosité de Claire était piquée. Elle se demanda ce que Véronique avait voulu dire. Elle ne trouva pas.

– C’est-à-dire ? l’interrogea-t-elle alors.

Véronique la fixa avec attention. Elle semblait l’analyser ou peut-être chercher à retrouver chez elle des éléments dont lui aurait parlé Mathieu.

Elle finit par répondre :

– Séduis un homme en tant que dominatrice et il te mangera dans la main. Tourne-lui les sens en tant que soumise, et c’est toi qui auras les rênes en main… Quelle que soit la place que tu occupes, le BDSM consiste toujours en un rapport de force. Celui qui manipule l’autre n’est pas forcément celui qu’on croit.

La manière dont Véronique la fixa, en se levant de sa chaise, fit songer à Claire qu’elle ne devait pas être le genre de femmes qu’on dirige facilement. Il y avait de l’acier dans son regard, du fer dans son port de tête. Si elle participait ce soir-là en tant que dominatrice, Mathieu lui avait appris que Véronique avait aussi un maître et agissait en tant que soumise. Il lui avait confié ce détail pour la mettre à l’aise, mais ça ne l’aidait pas. Ce principe du switch, qui faisait passer certains membres du club d’un extrême à un autre, avait plus tendance à l’embrouiller qu’autre chose. Elle peinait déjà à assimiler les codes de ce milieu. Elle ne pourrait pas se sentir au même niveau que cette femme, surtout quand la consigne était de s’en remettre entièrement à elle.

Véronique fit quelques pas en arrière, détaillant son corps.

– Il faudra que tu apprennes à en jouer, commenta-t-elle.

Claire accueillit sa remarque avec compréhension. Elle n’avait pas fait d’effort vestimentaire pour la soirée, mais elle en faisait relativement rarement. Elle plaisait ainsi. Elle pouvait s’habiller n’importe comment, elle avait toujours son lot d’intéressés. Mais Véronique avait raison : elle n’avait jamais cherché à cultiver un quelconque pouvoir, subissant l’attrait qu’elle exerçait sur les autres comme un élément totalement indépendant d’elle-même, voire embarrassant. Elle ne l’avait jamais vu comme un atout dont elle pouvait se servir. Ce sujet du pouvoir l’interrogeait. Elle s’était sentie libérée en l’offrant pleinement à Mathieu, mais pourrait-elle en user également ?

– Allez, suis-moi, dit Véronique en s’écartant de l’espace bar.

En la voyant repousser ses cheveux d’un geste ample, puis avancer, Claire songea qu’elle ne pourrait jamais aborder ainsi le monde, en conquérante. Elle lui emboîta le pas, longeant les grands voilages sombres qui voletaient depuis les murs, intruse dans cet univers fantasque mais aux couleurs desquelles elle s’apprêtait pourtant à se grimer.

En quelle Claire renaîtrait-elle, après cette soirée ? Se glisserait-elle dans une peau inconnue, étrange, qui ne lui ressemblerait pas, ou se déferait-elle de celle derrière laquelle elle se retranchait si aisément ? Finirait-elle à vif, psychologiquement, comme elle avait fini à vif, physiquement, lors de cette séance de marquage, avec Mathieu ?

Elle observa Véronique, si assurée, devant elle.

Autant qu’elle se souvienne, celle-ci l’avait vouvoyée, lors de leur première rencontre, tout en la considérant de haut. Cette fois-ci, elle se comportait différemment. Son abord tranchant restait toutefois loin de la nonchalance d’Olivier ou de l’amusement marqué de Mathieu.

Elle soupira.

À chaque instant, la conscience de l’état de ses cuisses restait vibrante, la perturbant.

La musique résonnait dans la salle, son rythme lent emportant les sens et donnant à Claire la sensation de s’écarter un peu plus de la réalité à chaque élévation du chant, à chaque envolée des voilures, à chaque regard sur les créatures stupéfiantes qui envahissaient les lieux…

Elles passèrent à côté d’un immense mur d’écrans. Des corps en gros plan s’y succédaient, occupant toute la surface, ou répartis en une mosaïque d’images : courbe d’un cou dénudé, bouche silencieuse sur un cri d’extase, musculature d’une épaule masculine, geste d’une main remontant sur une cuisse, arrondi d’un bras sur lequel résidaient des traces de corde… Sur l’un d’eux, une image tranchait avec les autres, issue d’une pochette d’album, probablement celui qui passait. Claire put y lire : « Paper Dollhouse – Swans ». Elle reporta son attention sur les autres images. Toutes semblaient issues non pas de séances de pose avec des modèles professionnels, mais saisies dans l’intimité des lieux, probablement lors d’autres soirées. Inconsciemment, elle y chercha Mathieu, mais ne le trouva pas.

Un peu plus loin, Véronique poussa un rideau anthracite et Claire reconnut sans difficulté la porte qu’il masquait. C’était celle de l’escalier de service qu’ils avaient emprunté, avec Mathieu, lorsqu’ils étaient redescendus de leur première session. Le souvenir de cette expérience résonnait en elle comme si elle venait à peine de se terminer, charriant son lot de troubles et de sens en émoi.

Quand Véronique tourna le visage et se figea brusquement au lieu de la regarder, obnubilée par quelque chose qui se trouvait dans son dos, Claire sentit sa poitrine s’agiter vivement.

Elle pivota à son tour.

Là, le long du mur longeant la piscine extérieure, elle l’aperçut, au fond de la cour. La manière dont il passait la main dans sa crinière blonde et indisciplinée, sa tenue simple et son aspect fauve… tout le montrait en rupture avec le monde ambiant. Tout marquait sa singularité.

Mathieu.

Ce fut comme si l’espace l’aspirait pour les rapprocher l’un de l’autre. En elle, le besoin d’annihiler cette distance se fit criant, associé à un sentiment bizarre d’intimité, de lien avec lui qu’elle ne parvenait pas encore à intégrer totalement, tant elle avait œuvré auparavant pour se protéger de ce type d’émotion. Ce qui se dégageait le plus fortement de Mathieu était tout sauf de la légèreté. De chacun de ses gestes suait une rébellion qu’elle ne lui avait jamais vue, comme une colère rentrée…

Troublée, elle l’observa discuter avec une femme dont, malgré la distance, l’identité ne faisait pour elle aucun doute. L’autorité froide qu’elle dégageait en témoignait. La puissance de sa présence. Plantée sur une paire de talons hauts, dans une mise impeccable et une tenue qui n’aurait pas dépareillé dans une grande réception parisienne, elle se tenait aussi impassible que Mathieu se montrait nerveux, mur de pierre auquel il semblait se heurter.

La maîtresse.

Tous deux ne parlaient pas ; ils s’affrontaient. Du moins, ce fut l’impression qu’elle eut. Elle adressa un regard à Véronique, mais celle-ci fixait la scène, silencieuse, ne lui offrant pas le moindre accès à ses pensées. Claire n’aurait pas su dire s’il s’agissait d’un spectacle inédit pour elle, ou si elle avait déjà assisté à une scène comparable entre Mathieu et la maîtresse.

Véronique finit par l’attraper par l’épaule et la pousser vers l’escalier.

– Monte, dit-elle avec une intonation différente, celle de l’ordre.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Je ne sais pas. Monte, répéta Véronique.

Claire ne bougea pas.

– Mathieu nous rejoindra.

Elle tira la porte derrière elle.

– Il t’a confiée à moi, lui rappela-t-elle, et son ton était aussi calme et assuré que son regard perçant.

Claire chercha à deviner ce qui se trouvait derrière les silences…

Véronique répéta :

– Ne t’en occupe pas.

Claire dut prendre sur elle. Elle ignorait la raison pour laquelle Mathieu se heurtait ainsi avec la maîtresse, mais elle n’avait jamais été aveugle sur le fait qu’il avait ses propres ombres à combattre, bien qu’il soit peu enclin à en parler. Olivier l’avait prévenue : la maîtresse représentait certainement l’une des plus importantes. Elle ne pouvait néanmoins intervenir dans leur échange…

Elle tâcha de se remémorer ce qu’elle avait décidé, en venant ici. Ce « oui » qu’elle avait offert à Mathieu. Ce choix de se plier à ses volontés et, par extension, à celles des personnes qu’il avait chargées de le représenter. Cette confiance qu’elle avait accepté de lui donner, sans réserve.

Après un discret soupir, elle monta à la suite de Véronique. Elle ne cessa de penser à Mathieu et à la maîtresse pour autant.

À peine étaient-elles arrivées dans le petit vestibule qui servait de salle de réunion aux dominateurs que Véronique ôta son blouson pour le jeter sur une tablette à proximité. Un casque de moto l’y attendait. La musique leur parvenait toujours, en sourdine. Claire se demanda si Véronique était venue dans la tenue qu’elle portait ou si elle s’était changée. Les différents sacs qui occupaient le centre de la pièce, dont certains ouverts, lui semblèrent offrir une réponse à cette question.

En la voyant tapoter de ses ongles longs sur le bois de la tablette, puis se retourner en rejetant ses cheveux colorés en arrière, Claire songea qu’elle avait un aspect conquérant qui collait impeccablement à l’image de la motarde dévalant les routes de campagne à pleine vitesse.

– Mathieu t’a expliqué ce qui allait se passer ?

– Non.

– Ça ne m’étonne pas de lui.

Claire n’avait rien à en dire. Elle observa les lieux, cherchant à raviver les souvenirs qu’elle en avait.

De façon incongrue – ou non –, ce fut l’image de la soumise qu’elle y avait vue, agenouillée sur le sol, qui lui apparut d’abord. La vision de ses fesses striées de rouge l’avait choquée. Aujourd’hui, c’était elle qui en offrirait une identique.

Elle songea à la deuxième fois où elle avait croisé cette fille, chez Olivier. Sa soumise. Vanessa. Sa docilité à s’agenouiller et à ouvrir la bouche pour son maître l’avait stupéfiée. Elle ne pensait pas pouvoir faire de même.

En ramenant le regard sur Véronique, elle put remarquer que celle-ci l’observait avec une curiosité manifeste.

– Montre-moi ce qu’a fait Mathieu.

– Quoi ? grimaça Claire.

– Ton corps. Ces marques dont il m’a parlé.

– Pourquoi ?

Bien sûr, elle se doutait que Véronique lui donnerait de quoi se changer, mais pas qu’elle se déshabillerait devant elle, et puis… elle ne se sentait pas prête, tout simplement. Ou, du moins, pas sans la présence de Mathieu. Pas pour cette femme qu’elle ne connaissait pas. Pas après le malaise que lui avait causé la vision de cette altercation entre la maîtresse et lui. Elle avait déjà du mal à savoir que penser des traces qu’il avait laissées sur sa peau, alors, les offrir en spectacle lui semblait au-dessus de ses forces.

– Mathieu m’a expliqué comment tu étais, commenta Véronique avec une expression pensive.

– C’est-à-dire ?

Véronique faisait manifestement référence à son comportement. Au fait qu’elle n’obéisse pas ou à sa façon de la fixer. Mathieu lui avait appris que, la première fois, elle avait choqué tout le monde par son attitude, dans le donjon.

– Il a dit que tu étais « comme lui ».

– Irrévérencieuse ? suggéra Claire.

Le terme correspondait sans doute à Mathieu, pas forcément à elle.

Véronique afficha une moue hésitante.

– Il a dit aussi que tu avais besoin de comprendre.

Comment prendre cette déclaration, sinon constater des éléments dont ils avaient déjà parlé, avec Mathieu ? Elle soupira et serra les bras sur sa poitrine. Elle était en train de se refermer – elle le constatait malgré elle –, mais était incapable de s’en empêcher.

– Il viendra bientôt ? demanda-t-elle.

Elle voulait le voir.

– Quand il le voudra. À quoi est-ce que tu t’attends, pour cette soirée ?

– Je ne sais pas, avoua Claire.

– Ne t’attends à rien, alors. Surtout pas ce soir…

Véronique laissa planer ces mots, comme une porte s’ouvrant lentement sur des étendues trop vastes pour être embrassées du regard.

Elle ajouta :

– Je dois te préparer, maintenant.

Claire remarqua alors les marques qui s’affichaient sur l’épaule de Véronique : une série de cœurs, certains entrelacés. Mais il ne s’agissait pas d’un tatouage, plutôt de scarifications. L’ensemble offrait une vision déstabilisante entre la connotation apportée par les cœurs et l’acte inquiétant qui avait abouti à une telle réalisation. Elle en fut troublée, y voyant malgré tout une forme de connivence, quelque chose qui liait son propre corps et celui de Véronique. Elle desserra les bras.

Véronique resta silencieuse, se contentant de la fixer.

Claire se décida alors à ôter ses vêtements.

Elle fit passer son débardeur au-dessus de sa tête puis délaça ses sandales et déboutonna son jean. Lorsqu’elle descendit ce dernier le long de ses cuisses, Véronique commenta :

– Joli.

Claire regarda les stries sombres sur sa peau. Elles avaient d’abord été rouges, puis violacées, et s’étaient suffisamment atténuées pour laisser désormais deux longues traces. Deux traces qui exprimaient toutefois avec limpidité leur origine.

– Tu t’es regardée ?

– Oui.

Elle ajouta :

– Beaucoup.

Elle n’aurait pas su dire combien de fois elle était revenue devant le miroir. Combien de temps elle avait passé à scruter ses marques. La douleur avait été si intense, lorsque Mathieu les lui avait faites, qu’elle avait été proche de prononcer son safeword. Pourtant, ses sens en avaient été tout remués. Elle ne s’expliquait pas encore pourquoi, mais elle tâchait de ne pas trop se torturer à ce sujet. Pas trop.

Elle ôta son jean, puis dégrafa son soutien-gorge.

C’était cette dernière trace, sur ses seins, qui était restée la plus visible.

Elle repensa au dernier regard de Mathieu, quand il avait détourné le visage pour la confier à Olivier. Ses yeux possédaient toujours cette noirceur insondable, mais elle y décelait de plus en plus comme un creux à l’intérieur… L’humanité dans l’obscurité. Une forme de souffrance, peut-être. Elle ne savait qu’en penser.

Elle se dressa, entièrement nue, face à Véronique. Celle-ci n’avait d’yeux que pour les marques qui lui surlignaient la peau.

– Magnifique, commenta-t-elle.

Claire leva les yeux sur elle, ne sachant comment prendre le compliment. Véronique se rapprocha et posa une main sur sa hanche.

– Allez, on va te préparer.

Sa voix avait pris un ton plus intime. Plus proche.

La révélation de Claire – saison 2 de L’initiation de Claire (2)

Il laissa dériver son nez sur sa peau, la humant, avant de lui souffler à l’oreille :

– Ne lâche pas la corde.

Puis il défit les boutons de son pantalon et libéra son sexe, si tendu, si dur, si plein de désir… Presque douloureux dans le besoin qu’il éprouvait. Il positionna les mains sous les fesses de Claire, suscitant un tremblement quand il appuya sur la ligne rouge, mais il n’arrêta pas son geste pour autant. Il en écarta les deux globes. Le contact immédiat de son sexe avec sa moiteur le troubla, cette intimité profonde que plus aucune protection n’isolait, cette proximité cérébrale, en plus de la proximité physique.

Il serra plus fort.

Un temps encore, il colla la joue contre sa tempe, se gavant de la sensation de sa peau contre la sienne, et du rythme erratique de son souffle.

Puis il poussa.

La respiration de Claire cessa un instant quand il s’enfonça dans son corps, et le plaisir se répandit en lui, irradiant de son sexe jusqu’à son ventre. Il continua à entrer lentement. Il ne fit une pause qu’une fois arrivé au fond d’elle. Elle frémissait. Quant à lui, ses pensées tournaient avec tant de force dans son esprit qu’il ne savait plus où il en était, et son corps entier pulsait du besoin de délivrance.

– Tiens-toi bien, souffla-t-il d’une voix qui lui fut comme étrangère, tant elle était chargée de langueur.

Il commença alors à se mouvoir en elle, doucement d’abord, et prenant son temps. À chaque instant, il savourait la sensation de leurs chairs, non isolées l’une de l’autre par une paroi artificielle, aussi fine soit-elle. C’était comme un pacte scellé. Comme s’il y avait quelque chose à marquer ainsi également. Le nu de la peau comme le nu de l’âme. Leurs corps s’affrontaient, se liaient, se stimulaient réciproquement, s’emportaient…

Pas une fois, depuis qu’il avait demandé à Claire de faire un test de sérologie, trois semaines auparavant, et qu’il avait fait de même, ils n’avaient couché ensemble. Ils avaient juste échangé leurs résultats. Ils n’en avaient pas parlé davantage : le faire aurait donné trop de sens à leur rapport. Cette fois non plus, il ne mettrait pas de mots dessus, bien qu’il ne puisse ignorer la signification d’un tel acte.

Il finit par s’immobiliser et serrer avec force les hanches de Claire. Son souffle était rapide et il crevait du besoin de claquer en elle.

Il lui embrassa le cou. Avidement.

– Tu tiens toujours ? murmura-t-il.

Elle tourna des yeux embués vers lui, puis, après un temps, hocha doucement la tête.

– Je vais te baiser.

Il ne précisa pas avec quelle intensité. L’information était déjà contenue dans ses mots.

Claire ne protesta ni n’acquiesça. Elle continua juste à le fixer avec, il put le voir, une envie plus lancinante dans le regard. Comme une supplication.

Alors, il la fit se cambrer plus encore. Puis il recommença à bouger en elle, comme il le voulait. Comme il en avait besoin. Pour prendre… et posséder. La posséder, elle. L’excitation l’avait gagné entièrement et chaque coup de reins, chaque frottement dans son corps humide et dans cette chair qui l’enserrait faisaient naître des éclairs de plaisir qui lui montaient à la tête, lui retournant l’esprit. Quant aux sons qu’il arrachait à Claire, ces expirations de pure luxure, aussi brûlantes que l’étaient ses propres nerfs, elles le conduisaient plus encore vers la jouissance.

Le plaisir montait, envahissant, lourd, puissant, comme une vague avance en s’apprêtant à tout emporter. Ses mains s’enfoncèrent dans les hanches de Claire, la soutenant, et chacun des gémissements qu’elle poussait, chacun de ses soupirs l’allumait et le retournait, emportant avec lui une partie de sa conscience. Il voulait la voir jouir. Il voulait la sentir se tordre. Il la martela plus fort, lui heurtant les fesses, la possédant plus intensément encore, et il fut ébloui en la sentant se contorsionner soudain, sa voix s’envolant vers le plafond, et les parois de sa chair pulsant contre son sexe, l’enserrant en de longues contractions, le projetant vers la jouissance… Alors, il posa le front sur sa nuque et donna les derniers coups de reins qui accompagnèrent son propre orgasme. Son corps entier fut parcouru de piques d’extase pure, comme brûlé, et tout en lui se vida, le besoin, qui l’avait tant torturé les jours précédents, la moindre de ses pensées. Le monde devint blanc, lointain, impalpable.

Plus tard, seule la conscience de son anormalité lui revint, persistante, impossible à enterrer totalement et inhabituelle dans de telles circonstances. Il ne sut pas pourquoi elle le tenaillait autant.

#

Plus jeune, tandis qu’il passait devant le pont d’Avignon, ou plutôt ses vestiges brisés, Mathieu s’était plusieurs fois demandé où « on » avait bien pu y danser, selon la chanson. Le Rhône passait dessous, balayant de ses flots impétueux toute idée de s’y baigner : l’immense pan manquant de l’édifice offrait une bonne image du pouvoir de destruction du fleuve. Des vingt-deux arches initiales, il n’en restait plus que quatre.

Allongé sur l’herbe en compagnie d’Olivier, à regarder le soleil d’été couvrir d’argent les eaux fluviales et le pont historique braver les remous dans lesquels il se reflétait, Mathieu songeait que les gens de l’époque avaient dû s’amuser à l’endroit où il se trouvait. Tout simplement au bord du fleuve. Probablement avaient-ils partagé le même plaisir à sentir les brins d’herbe sous leurs pieds et à observer la petite chapelle, située à l’entrée du pont, qui se détachait sur le bleu du ciel. Plus loin, de l’autre côté de l’eau, se dressait l’île de la Barthelasse, frontière naturelle entre ce qui avait été, des siècles auparavant, deux pays différents.

Il essaya de compter depuis combien d’années il vivait dans cette ville, alors qu’Olivier, lui, y était né. Il avait quatorze ans quand sa mère l’avait abandonné à son père – inconnu jusque-là – et qu’il avait dû s’installer ici. Il en avait vingt-trois, aujourd’hui. Presque dix ans. Autant d’années à faire le con, à braver sans arrêt les interdits. Sept ans à vivre seul, ou presque, à galérer dans l’attente d’une situation professionnelle qui le sortirait de la merde financière, cinq à valser entre son besoin de domination, ses hésitations du début, et la coupe persistante de la maîtresse, deux mois à voir le fragile équilibre auquel il croyait être parvenu bousculé par Claire…

Il entendit soudain la voix d’Isabelle. Il tourna la tête vers elle, amusé de la voir arrêtée au sommet de la petite pente de verdure qui les séparait : avec ses talons hauts, elle ne risquait pas de s’y aventurer. Pas plus que d’y danser, d’ailleurs : elle aurait été plus à son aise sur le parterre d’un donjon, à imposer son autorité de la pointe de ses talons aiguilles. Véronique la suivait, sa chevelure colorée détonnant dans ce paysage naturel, marqué par l’histoire. Elles faisaient un joli duo de , ainsi, sur les berges du fleuve.

Isabelle finit par ôter ses chaussures et traverser l’herbe pieds nus. Une fois à leurs côtés, elle posa ses sacs, d’où dépassaient des vêtements et des emballages d’accessoires, et elle se planta devant eux. La manière dont elle posa les mains sur les hanches lui donna l’allure d’un sergent-chef.

– Un jour, Catherine nous tuera, commenta-t-elle.

Mathieu sourit. Isabelle ne considérait pas la maîtresse avec la même déférence que lui et ne se gênait pas pour l’appeler par son prénom, mais elle accomplissait toute une foule de tâches pour elle. Lui faire quelques courses, s’occuper de menues responsabilités… Elle jouait aisément les bras droits, se considérant comme une égale ou presque, même si elle agissait le plus souvent comme un petit soldat, plus captive que lui, finalement, de l’autorité de la propriétaire du club. Désobéir à la maîtresse était une gageure, y compris pour quelqu’un comme Isa. Lui était le vilain garçon du groupe. Il subissait les punitions. S’en amusait.

– Vous êtes prêts pour demain ? reprit Isabelle.

Mathieu acquiesça, tandis qu’Olivier penchait nonchalamment la tête en arrière, sous le vent qui venait du fleuve. Véronique finit elle aussi de déposer son butin.

– Je n’en peux plus ! se lamenta-t-elle.

Elle pressa ses paupières de ses doigts aux ongles manucurés. L’été se prolongeant, elle était retournée chez le coiffeur pour refaire sa couleur et elle arborait un violet pétant, façon Crazy-Horse, qui épargnait ses racines brunes et teintait les longues ondulations de sa chevelure. Ses cheveux étaient son premier terrain de jeu. Les corps de ses soumis, le second. Depuis deux mois, elle avait toutefois tendance à switcher de plus en plus souvent. Ses bras portaient d’ailleurs encore les marques de sa dernière séance avec son maître : de jolis cœurs de tailles différentes, inscrits en pointillé dans sa chair, et qui resteraient visibles suffisamment longtemps pour qu’on en apprécie le tracé. La savoir soumise était surprenant et presque en dehors de l’ordre, pour quelqu’un qui se montrait si implacable en tant que dominatrice. De nombreux switchaient mais, jusque-là, Mathieu avait été le seul à le faire dans leur petit groupe. Et encore, il ne le faisait qu’avec la maîtresse et de moins en moins souvent. Il n’y avait guère que les punitions qu’elle lui donnait encore parfois qui l’exposaient à son fouet.

Véronique s’y était mise, dernièrement. À voir le bien-être qu’elle affichait et la splendeur plus flamboyante encore de sa beauté, il était évident que s’offrir ainsi lui réussissait. Avec son nez aquilin et ses yeux en amande, elle avait l’air d’un modèle prêt à poser pour des photos de charme, et c’était peut-être ce qui plaisait tant au photographe à qui elle avait succombé. Les clichés de leurs séances qu’il postait sur son site internet le laissaient deviner.

– Mathieu, plus jamais je ne te rends service ! maugréa-t-elle en s’affalant dans l’herbe entre eux. Entre Isabelle qui veut qu’on fasse tous les magasins de la région et toi qui me charges de tâches supplémentaires…

Elle soupira profondément. Il sourit. Elle avait accepté sans problème de lui offrir son aide, mais c’était de bonne guerre de sa part de se plaindre. Elle aurait eu tort de s’en priver.

– Ça te fait bosser un peu, la taquina-t-il.

Elle lui répondit d’une tape sur l’épaule.

– Je le soupçonne de profiter de tes nouvelles tendances de soumise pour abuser de toi, lui dit Olivier, goguenard.

– Moi aussi ! protesta-t-elle, en surjouant le mécontentement.

– Comme si tu n’aimais pas qu’on abuse de toi ! s’amusa Mathieu.

Il émit une plainte quand elle le frappa plus fort et rit la seconde suivante.

– Ne crois pas que j’ai oublié comment faire pour te mater !

– Je n’attends que ça…

– Que de la gueule, souffla Véronique en cherchant le regard d’Isabelle pour appuyer son propos.

Celle-ci s’assit en face d’eux, le dos droit et l’expression pensive.

– Ça fait peut-être trop longtemps qu’il ne l’a plus été, dit-elle.

Sa remarque surprit Mathieu.

– Plus été quoi ?

– Maté, précisa-t-elle.

La liesse ambiante se fana légèrement.

Oliv’ intervint :

– Pourquoi est-ce que tu dis ça ?

– Comme ça…

– Tu sais bien que Mathieu ne veut pas que tu le domines, reprit Oliv’ d’un ton sec.

Il avait toujours été comme ça : franc, direct, le genre de potes qu’on admire pour sa capacité à tout dire avec simplicité. Et Isabelle avait toujours été trop pressante.

– Je le sais. Je ne pensais pas à ça.

Mathieu scruta attentivement le visage d’Isa. Il voulait comprendre ce qu’elle avait derrière la tête.

Il n’avait pas revu la maîtresse depuis la dernière Nuit Noire. Il n’avait donc pas vécu de nouvelle séance de soumission, mais Isabelle n’aurait pas dû être au courant. Ce qui se passait entre la maîtresse et lui était toujours resté intime, marqué, même, du sceau du secret. La maîtresse n’en parlait pas et lui, n’offrait guère que les marques sur son corps à la curiosité que ses amis pouvaient manifester à ce sujet.

Ce qu’il y avait entre eux restait un sujet délicat dans leur petit groupe, parce qu’il avait débuté en tant que son soumis et avait persisté, même en s’émancipant en tant que dominant. Olivier disait que leurs rapports étaient minés depuis le début, ne serait-ce qu’à cause de la manière dont il avait commencé. Manière que tous avaient tendance à ressentir comme malsaine… Il aurait eu du mal à les contredire, mais qu’est-ce qui était sain dans sa sexualité, après tout ? Et puis, pourquoi se serait-il pris la tête à ce sujet ? Il n’aimait pas se poser des questions sur ce qu’il faisait. Enfin, Isabelle n’admettait pas qu’il puisse être aussi exclusif. Pourquoi, puisqu’il voulait se soumettre, ne le faisait-il pas avec elle ?

– Tu te rappelles que tu as une punition en attente, le relança-t-elle.

Donc, la maîtresse lui en avait parlé.

– Bien sûr…

Punition à laquelle il s’était exposé sciemment, en préférant Claire au club. Une punition forte, il n’en doutait pas.

Il aurait déjà dû aller voir la maîtresse pour la recevoir. Ce choix aurait été le plus judicieux, mais il n’en avait eu ni le temps ni – et là était le plus important – l’envie. Et ça aussi, c’était inédit. Ça l’inquiétait, même. Il s’était trouvé dans autre chose, une autre chose qui n’impliquait pas la maîtresse ni même les amis avec lesquels il se trouvait aujourd’hui, seulement Claire et lui, et le bouleversement qui s’était installé dans son existence.

Il ferma les paupières, laissant le soleil lui chauffer la peau. Les conversations de Véronique, Olivier et Isabelle lui parvenaient en sourdine.

Aussi loin qu’il se souvienne, le sentiment d’être hors norme l’avait poursuivi. Il était différent. Décalé des autres. Étranger à leurs trips, à leurs besoins, à leur manière d’appréhender la vie, même à l’époque où il avait essayé de se convaincre du contraire avec une relation qui n’avait abouti qu’à un échec. Isa, Véronique, Cain et Oliv’ étaient bien les seuls qui lui ressemblaient, pas complètement toutefois. Olivier était son alter ego, son presque frère et le garant de sa stabilité, mais il ne représentait que la partie solide de lui-même, justement. L’autre était mouvante, en proie à des désirs trop sombres pour être exprimés, torturée en permanence. Il avait cru pouvoir trouver un équilibre. Il avait cru que la solitude sentimentale serait la solution : vivre d’amusements, de contacts dénués de toutes attentes qui ne soient pas éphémères. Trouver l’accomplissement dans le sexe. Rester avec Oliv’, toujours. Jouir. Jouer avec les autres.

Il y était presque arrivé : il s’était offert corps et âme aux jeux dangereux de la domination et de la soumission, s’était amusé de la moindre de ses perversions, répandu dans l’extase et les plaisirs inavouables…

Et puis, Claire était arrivée.

Claire, qui lui ressemblait tellement !

Elle le faisait sortir du jeu. Plus le temps passait, plus il s’en rendait compte. Elle était un miroir qui lui offrait autant le reflet troublant de la normalité à laquelle il ne voulait pas se conformer que celui de ses extrémismes. Claire le projetait dans la conscience brute de la limite sur laquelle il se trouvait en permanence, et de l’attrait que l’équilibre entre les deux gouffres exerçait sur lui.

Mais il n’était pas pour elle… L’idée revenait de plus en plus souvent dans son esprit.

Il aurait voulu qu’elle soit pour lui.

Il ne l’avait pas rappelée après leur dernière séance, qui s’était terminée dans le trouble le plus profond. Il l’avait aidée à dénouer les liens autour de ses poignets, à se rhabiller, puis il avait demandé à Oliv’ de la raccompagner chez elle. Il lui avait juste envoyé un SMS, ensuite, pour lui demander si elle venait toujours à la Nuit, ce qu’elle avait confirmé.

Tout à ses pensées, il sentit plus qu’il ne vit Isabelle se rapprocher de lui.

– Ton planning d’activités pour samedi soir est vide, dit-elle à voix basse.

Il en déduisit qu’elle était passée au club dans la journée.

À côté d’eux, Olivier et Véronique discutaient.

– Je suppose que c’est pour que je puisse m’occuper de Claire, commenta-t-il.

– Catherine te soigne, hein ? souligna Véronique.

– Oui…

– Tu as toujours été son chouchou, remarqua Isabelle.

Il ne la contredit pas.

Quand elle posa la main à plat sur son torse, il en fut dérangé. Elle se livrait volontiers à des provocations sensuelles avec lui, et il avait plutôt tendance à en être amusé ; là, son geste le gênait. Il la laissa tout de même s’appuyer sur son buste, puis se hisser au-dessus de lui… jusqu’à s’asseoir sur son bassin. Il ne fit rien pour l’éloigner.

– Un de ces jours, il faudra que je te baise pour te calmer, lui dit-il, aussi pensif qu’agressif.

– Ou que, moi, je te baise, objecta Isa.

– Tu sais très bien que je ne le veux pas.

– Ou que je baise ta Claire, rétorqua-t-elle alors. Je suis sûre que tu aimerais, en plus.

Cette ultime attaque acheva de l’agacer.

– Dégage ! grogna-t-il.

Elle eut un sourire torve et se leva au bout de quelques secondes.

– Je trouve Mathieu insupportable, ces derniers temps, se plaignit-elle aux autres, façon grande princesse.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Olivier.

– Il ne se laisse même plus tripoter.

Oliv’ se mit à rire.

– Rien ne va plus !

– Si on ne peut plus se fier à rien, ironisa Isabelle.

Elle ajouta :

– Il n’en a que pour cette Claire.

– Justement, reprit Véronique en se penchant vers eux pour se rapprocher. Catherine vit comment l’importance que cette fille a dans l’existence de son jouet préféré ?

Isabelle leva les yeux au ciel, témoignant du fait qu’elle en était la plus agacée de toutes.

– Elle t’en a parlé ? insista Véronique.

– Non, répondit-il.

– Je suppose qu’elle le vit bien, dit Isabelle, puisqu’elle lui libère ses soirées…

– Il n’y a que toi qui le vis mal, en somme ? lança brusquement Mathieu à son adresse.

Il la vit tiquer. Elle ne répondit pas, tout d’abord, puis lâcha dans un souffle amer :

– Tu te donnes trop d’importance !

Elle ramassa ses sacs.

– On n’a pas fini nos courses, dit-elle à Véronique qui roula des yeux en réponse.

– Les préparatifs de cette soirée me tueront !

Elle se leva toutefois, remettant rapidement en place sa longue chevelure violette, avant de rejoindre son amie pour poursuivre leur expédition dans les magasins fétichistes.

Mathieu les suivit du regard.

– Tu en penses quoi ? demanda-t-il à Olivier.

– Surveille bien Claire.

– Entièrement d’accord avec toi…

***

Claire remonta les jambes contre son buste, les enserrant de ses bras. Elle s’était assise sur un muret, à l’ombre d’un platane, et Olivier se tenait juste à côté d’elle. En face d’eux, un groupe jouait une musique entraînante tout en chantant en occitan, au pied des bâtiments colorés et des terrasses de bars du centre-ville d’Aix-en-Provence.

– Ça a été, quand tu es rentrée chez toi ? lui demanda Olivier.

– À peu près. J’étais contente que mes colocs ne soient pas là.

Et pour cause : elle avait pu prendre un long bain, puis détailler longuement les marques lui striant la peau. Et tâcher de ne pas les trouver choquantes.

Elle avait bien sûr échoué.

Trois jours étaient passés, depuis.

– Tes fesses te font encore mal ?

– Non.

– Et tes cuisses ?

C’étaient elles, surtout, qui l’avaient fait souffrir. Elle avait sous-estimé la douleur des coups, derrière. Aujourd’hui encore, elle était étonnée de l’avoir endurée. Étonnée aussi de s’être sentie à ce point bouleversée. Plus encore d’avoir tant eu envie d’être prise par Mathieu, après, soumise à cette possession extrême dont lui aussi avait exprimé le besoin.

– Ça va, répondit-elle sans détailler.

En apprenant par Mathieu qu’elle se trouvait à Aix pour la journée, Olivier l’avait appelée. Il était venu y faire des achats ; elle-même était à la recherche d’un logement pour l’année scolaire à venir dans son école de journalisme. L’idée de quitter Le Havre de paix que représentait l’appartement qu’elle partageait avec ses meilleures amies était à la limite du supportable, mais elle tâchait de s’en accommoder. Elle faisait bonne figure… La chaleur ambiante avait diminué ces derniers jours, lui fournissant l’excuse idéale pour porter un pantalon fluide plutôt qu’un short ou une jupe. Depuis sa dernière entrevue avec Mathieu, elle n’avait porté que ça. Ses amies avaient fait preuve de tolérance vis-à-vis de sa relation avec lui, mais il aurait été inenvisageable qu’elles voient l’état de sa peau. Elles en auraient été horrifiées.

Un peu plus loin, une fontaine projetait des gouttes d’eau sur les pavés disjoints de la place. Elle y laissa un instant errer son regard.

Bientôt, elle serait loin de tout, plus encore de son ex, Thomas, ce qui représentait probablement le seul éloignement bénéfique à venir. Quant à Mathieu, il serait encore à une heure de voiture. Seul le club, finalement, se rapprocherait d’elle. Elle refusait d’y voir un quelconque signe, un témoignage du fait qu’elle n’allait qu’en s’enfonçant dans cette sexualité. C’était ce qu’elle avait voulu découvrir en se dirigeant vers ce milieu, après tout : cette part sombre, latente d’elle-même.

Olivier eut un sourire.

– Les soumis n’aiment que rarement les marques, dit-il, avant de préciser : en même temps, c’est normal.

Elle tourna la tête vers lui, mais ne lui demanda rien. Elle attendait la suite.

– Notre corps nous donne des informations, expliqua-t-il alors. Une peau qui bleuit, des rougeurs qui s’installent, des traces qui restent plusieurs jours, c’est toujours un avertissement. C’est la manière qu’il a de nous montrer qu’il atteint ses limites.

Ses paroles étaient pleines de sens.

Elle pensa à sa soumise.

– Et Vanessa ? Elle les aime ?

Mathieu lui avait parlé du rapport qu’elle entretenait avec la douleur.

– Oui. Mais tu n’es pas obligée d’être comme elle.

– Non…

Elle prit un temps, puis ajouta :

– Bien sûr.

Elle ne poursuivit pas.

– Tiens, lui dit Olivier en lui tendant un petit carton à l’aspect brillant.

Elle le prit en mains. Il s’agissait d’une invitation au club à son nom. Elle le retourna. Une date – celle du lendemain – et une heure y étaient inscrites.

– C’est l’heure à laquelle il faut que je m’y rende ?

– Oui. Mathieu m’a chargé de te dire que Véronique t’y attendrait.

Elle fouilla sa mémoire, essayant de se remémorer qui pouvait bien être cette Véronique, parmi les membres qu’elle avait déjà rencontrés.

– La dominatrice qui portait une tenue de cuir rouge ?

– Oui, confirma Olivier. Celle qui est venue te chercher pour t’emmener dans la salle des maîtres.

Elle se rappelait bien, oui. Tout comme elle se rappelait l’autre dominatrice, Isabelle, dont l’attitude l’avait mise mal à l’aise.

– Elle s’occupera de toi, ajouta-t-il.

Claire acquiesça, pensive.

– Olivier ? lança-t-elle soudainement.

– Oui.

Elle prit une courte inspiration. Depuis sa rencontre avec Mathieu, elle avait eu à affronter ses propres démons : sa peur de se trouver de nouveau dans une relation sous influence, comme avec son précédent compagnon, ses interrogations quant à ses tendances, sa crainte d’être anormale… Mais c’était Mathieu qui, depuis, lui avait renvoyé toutes ces inquiétudes à la figure. Mathieu qui avait semblé si troublé, soudain, à la fin de leur dernière séance, lui qu’elle avait toujours vu si solide, si assuré, jusque-là…

– Qu’est-ce qui se passe, avec Mathieu ?

Olivier eut un petit sourire, et elle se trouva surprise de la douceur qu’il affichait. Cet apaisement, comme chez Mathieu, tranchait si fortement avec son comportement de dominant. Tous deux se ressemblaient décidément beaucoup.

– Tu penses à ce qui s’est passé la dernière fois, je suppose…

– Oui.

Il observa le groupe de musiciens qui jouait toujours un peu plus loin, envoyant dans l’air tiède de l’été des notes qui s’envolaient.

– Math’ a longtemps cherché une fille qui lui conviendrait. En vain. Tu sais, il est plus facile de trouver un maître régulier pour une soumise que l’inverse. Ou, du moins, il y a plus de chance d’y arriver. Moi-même, je n’en ai pas trouvé.

– Même Vanessa ?

– Même Vanessa.

Comme il laissait s’installer un silence, elle fouilla dans son sac pour sortir son paquet de cigarettes et en extirpa une. Il refusa d’un geste quand elle lui en proposa. Le papier crépita lorsqu’elle l’alluma.

– Ça va bien pour un temps, poursuivit Olivier, mais on n’ira pas loin. Pour Mathieu, c’est différent. Il a…

Il pencha la tête et l’observa avec beaucoup d’attention.

– Il a envie d’aller loin avec toi, Claire, tu comprends ?

Elle prit une longue inspiration, faisant entrer la fumée dans ses poumons.

Loin. Ça pouvait signifier tellement de choses, avec Mathieu.

– Il a besoin de quelqu’un qui lui ressemble. Quelqu’un qui lui résiste. Il ne supporte pas les soumises qui se comportent comme des carpettes. Il ne supporte pas qu’on l’appelle « maître ». Les premiers mois, quand je l’ai suivi au club…

Il s’arrêta et demanda :

– Tu sais comment ça s’est passé, pour moi, la domination ?

Elle fit « non » de la tête.

Après un bref soupir, il expliqua :

– Je suivais Mathieu, au début… Il y a eu plein de phases. D’abord, la fois où on a rencontré la maîtresse et où… je suis parti…

Il l’interrogea du regard, ce disant, et elle se sentit obligée de confirmer.

– Mathieu m’a raconté.

– OK… Il est resté avec elle et, quoi qu’il en ait dit, ce n’était pas totalement consenti ou, plutôt, c’était un consentement bizarre. Mais ça a toujours été ainsi entre eux, tu as dû le comprendre. Il y a eu cette première phase de leur relation, curieuse. Puis on s’est mis en couple tous les deux avec des filles qui n’étaient pas dans des rapports de domination, des filles , quoi, et ça a merdé pour tous les deux. Après ça, Mathieu est revenu vers la maîtresse. Autant par curiosité que parce que je m’inquiétais pour lui, je l’ai suivi, sauf qu’il était passé entre-temps dominant au sein du club, avec le succès que tu as pu voir. Je le suis devenu aussi, avec le même attrait que lui, mais pas la même approche. Il est extrêmement exigeant avec lui-même et il attend des autres la même rigueur, tu as dû le remarquer. Il peut jouer, et il joue souvent loin mais, avec toi, il joue différemment.

Sur ces mots, il tourna le visage vers elle et plongea les yeux dans les siens.

– Ou alors il joue à un autre jeu…

Claire le fixa, essayant d’assimiler ses paroles.

– Je comprends que ce qu’il te demande te soit difficile, poursuivit-il. Il n’a pas envie de t’expliquer, il veut juste que tu le suives. Il veut que tu sois là quand il en a envie, pour ce dont il a envie… Il a toujours été comme ça, mais cette tendance s’est exacerbée avec toi. Il attend beaucoup, vraiment beaucoup de toi, je crois.

Elle baissa le regard vers les pavés. Son esprit tournait à toute vitesse, confus.

– Et tu crois que je peux être celle-là ?

– Je crois que tu dois fixer des limites.

Elle releva la tête, surprise. Après un temps, elle objecta :

– Je ne crois pas que c’est ce vers quoi on va.

Du moins, pas avec cette Nuit Noire à venir. Pas avec ces marques sur sa peau. Pas avec ce besoin, presque étouffant, de Mathieu de la faire sienne, et ce besoin réciproque chez elle de lui succomber.

– Qu’est-ce que je crains ? demanda-t-elle finalement. Quels sont les dangers ?

Olivier mit quelques secondes à répondre.

– Il y en a trois : toi-même, Mathieu et la maîtresse.

Elle ne s’attendait pas à ce type de réponse. Elle essaya de comprendre pourquoi Olivier lui disait ça.

Qu’elle doive se méfier d’elle-même, elle le savait. De Mathieu… peut-être. Au même titre qu’elle.

Quant à la maîtresse, il s’agissait d’un élément qu’elle ne connaissait pas encore véritablement, mais qu’elle ne tarderait pas à connaître, elle n’en doutait pas un seul instant.