Mariée, oui mais avec qui ? (5)

Chapitre 5

Mercredi

Collonges-au-Mont-d’Or est la ville la plus stupéfiante que l’on peut rencontrer dans le pourtour lyonnais. J’aime Lyon. J’y ai toujours vécu et je ne pourrais vivre nulle part ailleurs. Tout me plaît ici : les quais, la presqu’île, le merveilleux quartier de Saint-Jean, la cathédrale de Fourvières dominant le fleuve… Et puis, soyons honnêtes, j’adore aussi cette métropole pour ses bars, ses sorties, ses hauts lieux de vie étudiante et ses bas lieux de sorties sexuelles, pour sa diversité et ses rencontres. Mais il faut bien admettre une chose : Lyon et la verdure, ça fait deux. Des murs, il y en a beaucoup : des hauts, des gris, des longs… qui donnent parfois une sensation d’enfermement, comme s’ils empêchaient de percevoir le passage des saisons. À Collonges, en revanche, à quelques kilomètres de là seulement, on se sent déjà à la campagne. Enfin une campagne où tout transpire le fric, ce qui me donne une idée du genre de famille à laquelle doit appartenir Marc. Je sais déjà que son père dirige une entreprise et que sa mère est femme au foyer. Ça nous fait un point commun côté paternel. Côté maternel, par contre, je crains le choc, parce que si Chantal (oui, c’est le prénom de ma belle-mère) est du genre carré Hermès, Anémone (la mienne, on sent déjà l’écart de milieu) serait plutôt du style bab’ à pantalons fleuris.

Quand nous arrivons, je n’en crois pas mes yeux. C’est… spectaculaire. Passé le haut mur d’enceinte, une interminable allée bordée de platanes mène à une demeure qui s’apparente à un petit manoir, avec une cour immense côté entrée et, si je ne me trompe (mais il semble que non), un accès direct à la Saône un peu plus loin derrière. Tranquille, quoi.

Dans ma tête, ce qui était jusque-là une forte probabilité s’impose désormais comme une certitude : je ne vais jamais parvenir à faire illusion !

La voiture s’arrête dans l’allée, à côté d’une Audi TT et d’un Porsche Cayenne. Garée en retrait, une Twingo rouge qui a visiblement bien vécu fait tache. J’imagine qu’elle appartient au jardinier ou à je ne sais quel employé de maison. Vu la taille de la baraque, ils en ont forcément plus d’un.

– Tout va bien se passer, chérie, je te jure, tente de me rassurer Marc.

J’émets un coassement qui doit lui donner une idée de mon scepticisme.

– Tu crois qu’ils vont penser que j’en veux à ton argent ?

Il éclate de rire et, franchement, je ne vois pas ce qu’il y a de drôle. Après tout, ce serait plausible.

– Premièrement, c’est l’argent de mes parents. Et ils ont toujours insisté sur le fait que Jérém et moi devions apprendre à gagner le nôtre.

« Jérém », c’est Jérémy, son cadet de deux ans, dont je ne sais pas grand-chose de plus que les deux mots qu’il a bien voulu m’en dire.

– Deuxièmement, tu gagnes très bien ta vie toute seule.

Je hoche la tête. Je n’ai pas à me plaindre, c’est vrai.

– Troisièmement, je m’en fous royalement.

Sur quoi, il sort de la voiture et vient galamment ouvrir ma portière. OK, s’il s’en fout, alors je vais essayer d’en faire autant. Je lisse ma robe, que j’ai choisie volontairement passe-partout. Marc s’approche de moi et mêle ses doigts aux miens. Ça paraît idiot mais quand nous sommes comme ça tous les deux, j’ai l’impression que je pourrais conquérir le monde. Donc ses parents…

Il me guide sur le perron et ouvre la porte comme chez lui – ce qui est logique, en fait. Je suis presque surprise de ne pas voir un bichon foncer sur lui en jappant. Ça collerait bien avec la maison.

– C’est nous ! annonce-t-il joyeusement.

– Dans la cuisine ! répond une voix féminine.

Je suis Marc à travers cette demeure très claire, à la déco chic, classique et élégante, pas mon genre, mais de bon goût.

Nous slalomons entre les vases et les guéridons et, avant que je sois totalement prête, nous débarquons dans la cuisine. Chantal est là, avec son jean impeccable et son polo Ralph Lauren rose pâle.

– Mon chéri, lance-t-elle en contournant le plan de travail pour venir l’embrasser. Et Rose, je suppose.

Son sourire est éclatant et elle semble ravie de me voir.

– Enchantée.

– On s’embrasse.

Deux bises plus tard, elle me détaille de la tête aux pieds.

– Vous êtes magnifique !

– Merci.

Je me sens cruche et mal à l’aise. Il faut reconnaître que mes expériences en matière de belle-mère sont proches du néant. Je ne suis jamais vraiment restée assez longtemps avec un mec pour en arriver là. Une fois encore, je réalise à quel point tout ceci ne me ressemble pas, à quel point je me sens paumée dans cette aventure.

– Venez, Philippe est sur la terrasse. Marc, tu peux prendre le plateau avec la citronnade, s’il te plaît ?

Je dois être débile parce que rien que les mots « plateau » et « citronnade » me donnent envie de pouffer. Pourtant, ce n’est pas drôle, en soi (si ?).

– Bien sûr.

Chantal me prend le bras et m’entraîne par la porte-fenêtre grande ouverte.

– Alors, racontez-moi tout. Marc nous a parlé de vous, mais j’étais vraiment curieuse de vous rencontrer.

– J’imagine… Moi aussi, je suis ravie. À vrai dire, j’appréhendais un peu.

– Mais pourquoi, voyons ?

– Oh ! euh… la… situation.

– Ah ça, avec Marc, soupire-t-elle, nous avons l’habitude.

Je hausse un sourcil curieux sans oser rien dire. Dieu que je me sens mal à l’aise…

– Philippe !

Un peu plus loin, j’aperçois un homme à la carrure proche de celle de Marc, en version bedonnante. J’espère que ce n’est pas une vision de ce qui m’attend !

– Laisse ces rosiers tranquilles et viens donc rencontrer notre magnifique belle-fille.

On va dire que je suis parano si je trouve que tout se passe trop bien ? Philippe de Servigny s’approche de nous et me détaille à son tour. S’il se montre courtois et avenant, je constate aussitôt qu’il est moins enjoué que Chantal ce qui, paradoxalement, m’aide plutôt à me détendre. J’observe son visage marqué par les rides et aussi bronzé que celui de son épouse. Ils font peut-être du golf ? Cliché, certes, mais qui collerait bien avec l’ensemble.

Il me tend une main que je serre avec fermeté. Je sais que ça ne représente que la première étape dans son évaluation de sa future belle-fille et reste donc sur mes gardes. Je lui souris. Convaincre un interlocuteur, qui plus est de sexe masculin, ça, je sais faire. Et puis s’il a fait jouer ses relations pour nous faire passer devant tout le monde à la mairie, c’est bien qu’il n’est pas opposé à ce mariage.

– Allez, allez, asseyons-nous ! lance Chantal.

Nous prenons place tous les quatre autour d’une petite table d’extérieur appartenant à un salon de jardin moderne. Marc s’assied tout près de moi et pose une main sur ma jambe. C’est terrible, parce que ce n’est vraiment pas le lieu, mais ça m’échauffe un peu, comme chaque fois qu’il me touche. Oh ! gentiment, hein ? Je ne suis pas non plus (totalement) nymphomane, mais très légèrement quand même. Je tâche de ne rien laisser paraître et lui adresse un sourire qu’il me rend aussitôt. Il semble parfaitement détendu, comme s’il se fichait éperdument de l’issue de cette rencontre.

Chantal nous sert, je la remercie poliment et elle m’explique comment elle fabrique sa citronnade à base de citrons bio qu’elle achète au marché. Quelques instants, nous échangeons sur des petits riens, avant que Philippe ouvre enfin les hostilités.

– Alors Rose, racontez-nous un peu.

Je me prépare mentalement.

– Eh bien, par quoi voulez-vous que je commence ?

– Papa, tu ne vas pas lui faire passer un interrogatoire !

– Je n’ai jamais dit une chose pareille.

– Je te connais.

– Marc, laisse ton père parler, tempère sa mère d’une petite tape sur le bras. J’ai très envie d’en apprendre plus sur Rose également.

Et moi, j’ai très envie de m’enfuir à toutes jambes mais je n’en laisse, bien évidemment, rien paraître.

– Marc m’a dit que vous étiez manager de l’équipe commerciale dans la société de votre père.

– En effet. Je l’ai rejointe à la fin de mes études.

… Parce que je n’avais pas foutu grand-chose à l’IUT pour tout dire, et que mon père m’a catapultée là histoire de me garder à l’œil en me disant que je faisais assez de conneries comme ça dehors et qu’il voulait s’assurer que j’aie de quoi assurer ma pitance. Hum… Je vais peut-être éviter de dire ça. Je sens que ça ne colle pas trop à l’esprit « de Servigny ». D’autant qu’au final, je m’en suis très bien sortie !

– Ça ne doit pas être toujours évident d’être la fille du boss, relève Marc.

J’acquiesce d’un mouvement de tête.

– Il est certain que ça crée quelques jalousies.

– Ça, je veux bien le croire, commente Philippe avec un sourire plus sympathique.

– C’est pour ça que je n’ai jamais voulu travailler avec toi, papa.

– Et je le regrette. J’ai toujours été déçu que mes enfants ne marchent pas dans mes traces.

– Je comprends. Pour ma part, j’aime vraiment travailler avec mon père.

C’est la vérité. J’adore mon père et, professionnellement parlant, je l’admire. J’adore le voir mener son entreprise, sa manière de gérer ses affaires, ses employés. J’ajoute :

– Et puis, sans ça, je n’aurais pas rencontré Marc.

Je me tourne vers lui et lui souris. Mon Dieu, ai-je suffisamment remercié mon père pour cela ?

– Et j’en suis ravi, me souffle Marc avant de m’embrasser.

– Nous aussi, commente Chantal. Ce projet de mariage m’enchante !

– Un peu rapide, si je peux me permettre.

Je ne peux retenir une grimace.

– Philippe, arrête de jouer les rabat-joie.

– Non, je le comprends. J’avoue que je suis surprise que vous soyez aussi compréhensifs.

– Oh ! Marc est comme ça. Les dix premières années, ça surprend, les dix suivantes, on se dit que ça va se calmer et puis après, on se fait une raison et on essaye de suivre.

La phrase de Philippe me fait rire.

– C’est donc ça, le mode d’emploi ?

– Comme vous dites !

Nous nous sourions. Je l’aime bien !

– Et vos parents, qu’en disent-ils ? reprend mon futur beau-père.

– Ils sont contents. Papa connaît déjà Marc et l’apprécie autant pour ses qualités professionnelles que personnelles. Je crois qu’il n’en espérait pas moins pour moi.

– On veut toujours le bonheur de ses enfants, commente Chantal. Et je suis tellement heureuse que Marc ait trouvé quelqu’un avec qui il envisage enfin de se poser.

Elle me ferait limite peur, en fait. Elle semble absolument adorable, mais elle est si contente de caser son fils que j’en viendrais presque à me demander s’il n’y aurait pas un vice caché quelque part.

– Vous verrez, vous aussi, quand vous aurez des enfants… Vous voulez des enfants ?

Aleeeerrrttte ! ! ! La voilà, la raison : elle veut des petits-enfants ! Mon Dieu, est-ce qu’elle ne voit que la mère porteuse en moi ? Est-ce qu’elle ne se montre aussi aimable que parce qu’elle a été rassurée de constater que mes gènes n’endommageront pas les siens ?

– Heu…

Marc éclate de rire.

– Maman, on va peut-être commencer par le mariage et on verra après, non ? Je crois qu’on va déjà assez vite comme ça.

– Oui, bien sûr, je ne m’attends pas à ce que…

– Il ne m’épouse pas parce que je suis enceinte, rassurez-vous !

Je sursaute en entendant le rire de Philippe, si semblable à celui de Marc. Ces deux-là ne peuvent pas se renier, c’est certain.

– Et si vous n’êtes pas enceinte, pour quelles raisons vous épouse-t-il ?

– Papa !

J’avoue qu’un « parce que je suce comme une déesse » me vient en tête mais est-ce que je peux vraiment répondre ça ? Non.

– Parce que nous sommes sans doute un peu rêveurs tous les deux. Mais après tout, eh bien, pourquoi faudrait-il attendre des années avant de savoir si c’est ce que l’on veut ?

Philippe hoche la tête et m’offre un grand sourire, comme si j’avais dit pile-poil ce qu’il attendait, le mot de passe pour entrer dans cette famille.

– Je ne vous le fais pas dire. Quand j’ai rencontré Chantal, elle était fiancée à un autre mais j’ai su que c’était elle à l’instant où je l’ai vue. Et regardez-nous : des années plus tard, et toujours heureux.

OK, ça explique beaucoup de choses. À commencer par cette manière de garder leur calme devant notre mariage express.

– Mais contrairement à vous, elle m’a fait patienter deux longues années.

Ça, c’est parce que je suis une fille facile. Mais je vais aussi éviter de le leur dire. Oui, ce sera mieux.

– Je suis un homme chanceux !

– Alors, ce mariage ? Marc vous a-t-il dit que nous serions ravis de mettre la maison à votre disposition ? J’adore recevoir et j’ai déjà des tas d’idées. Mais attention, je ne veux pas être la belle-mère qu’on déteste alors je vous propose et vous avez obligation de dire non si quelque chose ne vous plaît pas.

Un peu gênée (non, franchement horrifiée), j’écoute Chantal dérouler son programme. Repas, invitations, décoration, invités, vin d’honneur, champagne, animations… Waouh ! Chantal a dû être wedding planner dans une autre vie, parce qu’elle semble avoir déjà pensé à des millions de choses. Ou alors elle attendait décidément d’avoir une belle-fille comme le Messie. Redevrais-je me poser des questions à ce sujet ? En tout cas, avant que j’aie pu comprendre l’ampleur de ce guêpier, elle réussit à m’extorquer le numéro de ma mère et me farcit la tête à la faire déborder. D’ailleurs, ça marche : alors que Marc semble suivre la conversation et donne régulièrement son avis, moi je capitule. Il a visiblement déjà bien réfléchi à tout, sa mère aussi, et je me fais l’impression d’être le vilain petit canard du groupe – pas que ce soit un sentiment qui me soit inhabituel, remarque. Voyant Philippe m’observer du coin de l’œil, je suis certaine qu’il a compris à quel point je suis paumée. Bientôt, il va réaliser que son fils fait la plus grosse connerie de sa vie.

Quand Chantal me propose d’aller voir l’une de ses amies couturière pour confectionner ma robe, j’ai beau être terrifiée, je me retrouve quand même une carte de visite pleine de dentelle à la main. Je la fixe, confuse.

– Rose, les toilettes sont juste à côté de la cuisine.

Je fronce les sourcils. Philippe m’adresse un clin d’œil et je comprends qu’il m’offre une échappatoire. Je crois que je tombe amoureuse du deuxième de Servigny de ma vie.

– Merci, Philippe.

Je me lève et m’éclipse un instant pour regagner la maison. La pause est bienvenue et puis Marc et Chantal sont tellement à fond que je me sens limite de trop. Enfin… j’ai aussi besoin d’encaisser un peu avant de me lancer dans ces préparatifs de folie. Si ça continue, je vais finir par paniquer ! Comme si j’avais une raison de le faire, ha, ha.

Puisque je suis là, j’en profite pour faire la fameuse pause pipi qui m’a servi d’excuse pour m’absenter. Lorsque je reviens dans la cuisine, un jeune homme me tourne le dos. Ça doit être l’employé de maison. Comme je suis une fille polie, je ne vais pas sortir en catimini rejoindre les autres sans saluer le personnel.

– Bonjour.

Il se retourne et, après un instant de surprise, son expression se fait plus méfiante. Booon… J’ai fait quelque chose qui n’allait pas ? Je recommence.

– Bonjour…

– J’avais entendu la première fois.

Bon, bis. Je rétorque, par réflexe :

– Et la politesse est une notion qui vous échappe ?

– Ça dépend. Vous êtes ma future belle-sœur express, je présume ?

Drôle d’appellation mais pourquoi pas ? Ce n’est donc pas l’employé de maison mais le fameux Jérémy, alias futur beau-frère express, lui aussi. Il a l’air sympa, le frangin… Un instant, j’hésite à le planter là et rejoindre Marc et ses parents dans le jardin, mais ça ne le ferait sans doute pas. Allez, va pour le faisage de connaissance.

– On dirait bien que c’est moi.

Il hoche la tête et s’approche tout en me détaillant des pieds à la tête. Limite grossier, quand même ! Mais puisqu’il ne se prive pas, eh bien, j’en fais autant.

Une chose est claire, les deux frères ne se ressemblent pas. Jérémy est un peu plus petit, plus fluet aussi, sans être catastrophique. En tout cas pour ce que je peux deviner sous son immonde jogging. Non, mais sérieusement, de quand date cette horreur ? 1986 ? 1989 ? Pourquoi se faire du mal comme ça ? Je relève les yeux pour tomber sur les siens.

– Alors, lui dis-je, je passe le test ?

Un léger sourire en coin s’affiche sur son visage et le rend plutôt mignon. Il faut juste éviter de regarder plus bas.

– Et moi ?

Il croise les bras sur le torse. J’esquive :

– J’ai posé la question la première.

Ses lèvres s’étirent avec un peu plus de malice et il s’avance pour me tourner autour. Je me raidis. Mon futur beau-frère est-il réellement en train de me reluquer le cul ? Mais dans quelle famille ai-je atterri ?

– Beau cul.

Ben, alors ça ! Je n’en reviens pas mais je me reprends bien vite. S’il croit que je vais me laisser démonter, il est mal tombé.

– On me le dit souvent.

– J’imagine.

– Et vous ?

– Je n’ai pas à me plaindre.

Je hoche la tête et, puisque c’est lui qui a commencé, je l’imite et en profite pour le mater ouvertement, même si je ne peux décidément pas voir grand-chose avec le sac à patates qu’il porte. Quand je reviens devant lui, je me contente d’un :

– Ah oui…

– Ça veut dire quoi ?

Je fais une petite moue.

– Rien, rien. Joli jogging.

Sa bouche affiche un pli de contrariété et je ne retiens pas mon sourire.

– C’est… C’est une longue histoire, je ne…

– Pas la peine de vous défendre. Ça a le mérite d’être confortable, je suppose.

– Je ne… Ce n’est pas à moi.

– D’accord.

– Vraiment !

On dirait bien que j’ai touché un point sensible.

– Je vous crois, il ne faut pas être sur la défensive comme ça.

– Je ne le suis pas.

– Si vous le dites.

Nos regards s’affrontent un moment et, s’il croit que je vais baisser les yeux la première, il rêve.

À travers la porte-fenêtre, j’entends Marc m’appeler depuis le jardin :

– Rose, ça va ?

– Oui, très bien. Je fais connaissance avec ton frère.

Pas un instant, je ne dévie de notre petit duel oculaire, et lui non plus. Enfin, jusqu’à ce que Marc arrive et l’attrape. Je souris, heureuse qu’il me rejoigne.

– Ah, dit-il, mon petit frère.

Puis il le coince sous son bras avant de lui ébouriffer les cheveux en un geste dont je devine tout de suite le caractère rituel.

– Putain, Marc, arrête.

– Jérémy, ton langage, lui reproche sa mère qui arrive, elle aussi.

Je ne peux m’empêcher de rire doucement. Je crois que j’aime beaucoup Chantal aussi.

Jérémy se recoiffe.

– C’est sa faute, se plaint-il.

– Arrête d’agir comme un gamin, dit Marc.

– Commence par grandir et on en reparlera. Et c’était de la triche, ça ne compte pas ! lance-t-il à mon intention.

Je vais répondre mais Marc, qui n’a rien suivi de notre petit duel, reprend :

– J’y travaille. Je vais bientôt devenir un homme marié, s’amuse-t-il en venant passer son bras autour de ma taille.

Une douce chaleur se répand en moi au contact de sa peau et je lèverais presque les yeux au ciel en sentant une pointe d’excitation me gagner.

– C’est ce que j’ai entendu dire.

– Et alors ? Et nos félicitations ? lance Marc.

– C’est vrai ça. Et nos félicitations ?

Je ne sais pas pourquoi mais j’ai, moi aussi, envie de me montrer taquine. Peut-être est-ce la manière dont le petit frère m’a accueillie ou sa façon de me regarder avec défi, ou encore la relation entre eux deux… Encore que là, le Jérémy, il me fusillerait plutôt du regard.

– Félicitations, Marc.

– Et pas moi ?

– Je le félicite d’avoir déniché un aussi joli lot que vous. Par contre, vous, franchement, vous auriez pu faire mieux.

Estomaquée, j’ouvre des yeux ronds comme des soucoupes. En même temps, il me fait rire… Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est désarçonnant. Mais, entre nous soit dit, s’il avait la moindre idée du genre de fille que je suis, il ne tiendrait pas de tels propos. Marc le traite d’imbécile, leur mère claque dans ses mains pour les faire taire et, à la porte de la cuisine, leur père sourit. Je réalise qu’aussi étonnante que soit la famille de Marc, j’ai une chance incroyable d’y être tombée. Et je me demande à quel moment elle va tourner.

L’heure qui suit file à une vitesse folle et, lorsque Marc me propose de faire le tour du jardin, je prends plaisir à parcourir les allées à ses côtés. L’herbe me chatouille les pieds et la sensation de sa main sur ma taille est douce et rassurante.

– Viens, dit-il enfin en m’entraînant plus au fond de la propriété.

Nous passons à côté d’une haie d’arbustes, continuons dans un verger puis, après un petit parcours dans les massifs de fleurs, nous parvenons à un endroit où le grondement de la Saône se fait entendre derrière une rangée d’arbres. Je peux même deviner les maisons de l’autre côté de l’eau, à travers les feuillages.

– En allant de ce côté, il y a une petite chapelle qui se trouvait sur le terrain bien avant que la maison ne soit construite, m’indique-t-il.

Je suis la direction qu’il me montre du doigt.

– Quand j’étais môme, j’y ai élevé des crapauds.

J’éclate de rire.

– Sérieux ?

– Oui, je leur donnais des croquettes pour chatons. En cachette de mes parents, bien sûr.

Je souris. Depuis le début, je trouve Marc étonnant, mais j’ai l’impression que toute la famille l’est aussi.

Mon attention est attirée par le fleuve dont je me rapproche, avant de m’arrêter.

Là, le haut mur des de Servigny s’efface pour laisser une barrière métallique qui, seule, nous isole encore de la Saône. Le soleil dépose des flaques d’or sur les eaux et quel que soit l’endroit où je pose mon regard, tout est superbe : les bâtiments anciens sur la rive opposée, le ciel qui luit d’un bleu serein, les plantes qui descendent sur les berges ou le fleuve en lui-même.

– Il y a une ouverture un peu plus loin pour accéder directement à la Saône, me dit Marc.

Je me retourne pour lui sourire.

Quand il m’embrasse, je savoure de toutes mes forces ce moment de bonheur, cet instant hors de tout, où le reste du monde semble loin et l’avenir radieux.

Puis nous retournons vers la maison.

À peine arrivés, Philippe intercepte Marc et part en grande conversation avec lui. Je me retrouve donc inoccupée et, comme il est question de préparer un petit quelque chose à grignoter, je propose de donner un coup de main. Chantal, elle, a filé à l’étage pour faire je ne sais quoi que font les belles-mères, et je rejoins donc Jérémy en cuisine. Il y a quelque chose de très amusant chez lui, qui me donne envie de profiter plus de sa présence.

– Marc m’a appris que tu étais chef.

– En effet. Et toi ? À vrai dire il n’a pas dit grand-chose te concernant.

J’imagine. Un instant, j’observe mon futur époux dehors, incapable d’éviter de me demander à nouveau si je ne fais pas n’importe quoi, mais je tâche d’éluder la question. En fait, je me demande surtout pourquoi personne dans cette maison ne semble le penser.

– Tu ne sembles pas très choqué par notre mariage, dis-je.

Jérémy hausse les épaules.

– Marc nous a habitués à ses coups de tête.

La tournure de phrase est drôle.

– J’aime l’idée d’être un coup de tête.

Cela le fait sourire. Il est mignon, finalement. Totalement différent de Marc, mais craquant.

– Je dois reconnaître que tu es le plus joli lot qu’il ait ramené à la maison. Pas très loin devant sa Harley Davidson.

– Question de carrosserie, je suppose.

– Ça va les chevilles ? me balance-t-il.

– Quoi ?

– Rien, rends-toi utile et passe-moi le couteau.

– Oui, chef !

– Voilà une belle-sœur comme je les aime.

– Dans tes rêves.

C’est si facile de jouer au chat et à la souris avec lui, de lui balancer des vannes et d’en encaisser en retour… Cela m’amuse follement. Au bout d’un moment, alors que nous sommes toujours en train de nous envoyer des piques en riant, Marc nous rejoint. Lorsqu’il vient se coller contre moi et que ses bras entourent ma taille, je pousse un long soupir de bien-être.

– Eh bien, je vois que vous vous entendez bien, tous les deux, dit-il.

– À merveille, répond Jérémy.

– N’essaye pas de me la voler, petit frère, poursuit Marc. Tu n’as aucune chance cette fois-ci.

– Ça reste à prouver.

– Elle m’aime trop !

D’un geste de la main, Jérémy balaye l’objection de son frère.

– Elle te connaît à peine, elle n’a pas eu le temps de vraiment s’attacher.

Qu’il est gonflé ! J’éclate de rire.

– En plus, je la fais rire, reprend-il.

– Mais moi aussi, se défend Marc. N’est-ce pas, chérie ?

– Tout à fait.

Encore qu’en réalité, maintenant qu’on en parle, nous avons échangé des petits rires oui, mais… Bon, en même temps, on ne peut pas baiser comme des lapins et se taper des barres de rire non plus.

– Ne te sens pas obligée d’acquiescer pour lui faire plaisir. On sait à quoi s’en tenir dans la famille. Marc a hérité de la beauté éclatante, moi, de l’humour et du talent en cuisine. Je dis ça, je ne dis rien, mais la beauté se fane, l’humour et la bouffe restent.

– Et l’intelligence, dans tout ça ?

– Je lui accorde que nous en avons hérité à parts égales.

– Quelle magnanimité, se moque Marc.

Mais il sourit, preuve une fois de plus que ce genre d’échanges est habituel ente eux. Ils m’amusent. D’ailleurs, finalement, tout m’amuse cet après-midi : l’humour des conversations, la tolérance surprenante de la famille de Marc, l’aspect décalé de cet univers à la fois bourgeois et un peu foufou, jusqu’à la perspective de ce mariage vers lequel je me dirige mais qui me paraît encore très abstrait. C’est comme si je m’étais embarquée dans un bateau aux couleurs séduisantes et que je suivais le cours de la rivière mais en touriste, sans parvenir à me rendre compte de la destination vers laquelle ce voyage va me mener. Pinocchio en route vers l’Île des plaisirs, dans l’espoir de devenir un « vrai » garçon… Finirai-je moi aussi avec des oreilles et une queue d’âne, pour me punir de ma légèreté ?

#

Quand je rentre chez moi, le soir, je me sens bien. J’ai passé après-midi, la famille de Marc est formidable, je dois rencontrer demain sa bande d’amis (ce qui, après l’épreuve du jour remportée haut la main, me parait un jeu d’enfant) et je commencerais presque à me sentir moins angoissée. Je fais comme dans les sitcoms américaines : je balance mes chaussures à talons de deux longs coups de pieds, je me prends une douche chaude avant de m’enrouler dans un adorable déshabillé tout confort, et je passe la tête dans mon bar pour faire mon choix. Enfin, je me prépare une tequila sunrise avec des glaçons, parce que je le vaux bien, et je m’affale dans mon canapé.

Et là, je me rappelle que je suis une femme moderne et que poser mes pieds nus sur ma table basse où trône un rabbit rose, avec un cocktail dans la main, n’a rien d’inhabituel dans ma vie…

Me marier, en revanche, si.

Le rabbit lui-même a l’air de me sermonner. Quoi, lui aussi, il trouve que je fais n’importe quoi ? Pourquoi les doutes reviennent-ils dès lors que je me retrouve seule ? Et pourquoi toujours plus fort ?

Mon portable sonne.

Je hausse un sourcil. Je commence à me méfier des appels téléphoniques, mais vu la mélodie, je sais au moins qu’il ne s’agit pas de Geoffroy. Ce doit être Jo ou… bingo : Fée. Je décroche et laisse tomber ma tête en arrière sur le dossier du canapé, lasse.

– Bureau des célibataires perdues, j’écoute ?

J’entends la voix familière dans le téléphone.

– Ici l’office des mariages arrangés… Madame, vous ne vous seriez pas trompée dans vos rendez-vous ?

Je souris.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’on vous avait programmé une rencontre torride avec trois de nos meilleurs clients : Rocco alias Marteau-pilon infernal, Samouel le stripteaseur le plus sexy de l’Ouest et Paulo-dégaine-plus-vite-que-son-ombre, et qu’il semble que vous ayez finalement eu un rencard avec le père Santo di Marco la vertu de la chapelle… Or je ne suis pas sûre qu’il soit bien adapté à votre cas.

– Si ça peut vous rassurer, je vous jure qu’il n’a pas eu l’air malheureux, madame.

– Non, mais vous êtes-vous bien présentée sous votre pseudo ? Parce que, d’après nos sources, il semble qu’il ne se soit pas rendu compte que c’était avec Diabolessa, la nymphomane démoniaque au fouet de feu, qu’il avait passé la journée. Vous ne lui auriez pas caché votre queue fourchue, j’espère ?

Fée est toujours très forte pour me faire marrer.

– Allez, arrête, dis-je.

Sous l’éclat de rire, mon soupir ne lui échappe pas.

– Tout va bien ?

– Je ne sais plus où j’en suis.

– État des lieux ?

Je prends un moment pour réfléchir.

– Marc est toujours aussi charmant, sa famille est adorable, accueillante, compréhensive, son frère est, en dehors de ses goûts vestimentaires pour le moins discutables, tout à fait craquant, beaucoup trop craquant pour mon bien, son bien, le bien de la famille, tout le monde, et… (Il me faut un temps pour le reconnaître. Je m’envoie une grande rasade de ma tequila sunrise.) Et je crois que j’ai échoué à oublier Geoffroy.

Pas que « je crois », d’ailleurs. Échec est mon deuxième prénom.

– Tu parles ! confirme Fée, sans pitié.

– Moque-toi.

– Tu avais déjà échoué avant de partir à Venise.

– Mais Venise m’a propulsée dans une merveilleuse pause hors de la réalité…

– Rebienvenue dans la vraie vie.

Je ne réponds rien, parfaitement consciente qu’elle a raison. Je bois une nouvelle gorgée de mon cocktail.

– Tu en as parlé à ton futur époux, au moins ?

– Tu plaisantes ?

– Pourquoi ?

– Qu’est-ce que tu voudrais que je lui dise ? Que mon ex a rappelé et puis… et puis quoi ? Je ne suis pas la seule fille que son ex rappelle.

– Non, mais…

Elle marque une pause. Elle sait qu’elle s’aventure sur un terrain glissant.

– Qu’est-ce que t’a dit Geoffroy ?

– Qu’il n’était pas d’accord et qu’il arrivait.

J’étouffe un rire nerveux et change ostensiblement de sujet.

– Et de ton côté, état des lieux ?

Fée prend une seconde pour répondre.

– Mon cul dit merci à monsieur ibuprofène, mon crâne aussi. Quant à Jo…

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Oh ben, je crois qu’elle est jalouse, ou inquiète, ou je ne sais pas mais elle m’a fait une telle crise à propos de ce mariage, une fois que tu es partie, que je songe à faire appel à l’antenne psychiatrique.

– Tant que ça ?

– Non, j’exagère un peu mais bon… tu imagines bien comment elle peut le prendre.

Sans difficulté. Jo et Fée ont toujours compté autant l’une que l’autre pour moi, mais ça a toujours été particulier avec Jo. Cependant, si je comprends qu’elle puisse être désorientée par ma décision brutale, je préférerais qu’elle me soutienne plutôt qu’avoir un séisme supplémentaire à gérer. Mais je ne me sens pas d’attaque pour ça ce soir.

– Je crois que je vais me noyer dans la tequila.

– Réserve-moi une place…

– Et que je vais brûler tous mes sex-toys…

Parce que partout où je regarde… non mais sérieusement, partout, j’ai l’impression de ne voir que ça, en fait… Il y a une paire de menottes encore accrochée au tuyau de mon radiateur, le copain rabbit posé sur la table basse, un string suspendu à la poignée de la fenêtre, une guêpière par terre, mon ventilateur accueille un superbe tissu noir qui m’a servi à bander les yeux d’un charmant jeune homme récemment, et les photos de bondage accrochées à mes murs sont certes très belles mais super osées. Je crois que si Marc pose le pied ici, je pourrais me tatouer le mot « débauchée » sur le front que ce serait pareil. Je veux bien qu’il soit ouvert et prompt aux coups de tête mais je suis certaine que mes habitudes sexuelles feraient fuir pas mal de mecs « non habitués ». Manquerait plus que Chantal débarque aussi pour préparer le mariage. J’ai des sueurs froides, soudain.

– Et ce beau-frère, alors ? Si tu m’en disais plus ?

– Bon, allez, Fée, on se rappelle.

J’ai à peine le temps de l’entendre protester dans le combiné avant de lui raccrocher au nez. Je reste à fixer le bazar qui m’entoure…

Mon appartement est une catastrophe ! Je ne peux pas le laisser comme ça, ce n’est pas possible. Je me lève d’un coup, hagarde, m’envoie le reste de mon cocktail au fond du gosier et jette un regard circulaire à la recherche de… trouvé ! Un carton pour m’aider à ranger tout ça. Vive le shopping en ligne !

Je me lance, prise d’une frénésie de rangement. Tout ce qui me semble afficher un gros « warning! Je ne suis pas la femme que vous croyez » finit dans le carton, le reste dans la machine à laver, dans les placards, sous le lit… Je déniche un nombre de sex-toys et de godes que c’en est une honte ! Enfin presque. Il faut dire que j’ai tenu pendant un certain temps un blog sexe, et que ce qui était à l’origine un jeu est devenu une activité franchement lucrative quand certains fabricants de lingerie ou d’accessoires se sont mis à me proposer leurs produits en échange d’une petite chronique. Autant dire que j’ai fait le plein et que mon appart a désormais des faux airs de sex-shop. Comment ne l’avais-je pas réalisé avant ? C’est comme si j’ouvrais tout à coup les yeux sur ma façon de vivre. Et ça va changer !

Enfin, après avoir passé en revue chaque mètre carré de l’appart, je vais m’échouer sur le canapé et contemple le résultat de mon heure de frénésie. Les cartons débordent (oui, « les » : ils sont désormais trois), ma bouteille de tequila a vu son niveau descendre méchamment, et la tête me tourne… Pour parfaire le tout, mon téléphone m’informe de l’arrivée d’un nouveau SMS. Nouveau tour de manège dans mon crâne : Geoffroy m’a renvoyé un message.

Qui dit :

Demain. Chez toi.

Et merde.

 

Qu’est-ce que je fais ?

 

Je lui réponds pour l’envoyer bouler ? (Chapitre 6)

Ou j’efface sans me manifester ? (Chapitre 7)

Note des autrices : Pour les choix à la fin des chapitres, attention, s’ils ont été relativement simples jusque-là, ils vont ensuite grandement se complexifier !

Mariée, oui mais avec qui ? (4)

Les préparatifs

Chapitre 4

Pour être honnête, j’appréhendais depuis un moment l’arrivée à la mairie. Non, en réalité, ça me terrifie depuis le début : j’avais beau faire la maligne devant les filles, je me voyais déjà prendre mes jambes à mon cou une fois devant le bâtiment. Alors, avec mes fichus doutes qui ont pris de l’ampleur entre-temps… Bien sûr, déposer la demande, faire les paperasses ne scellent pas définitivement mon destin mais cela donne un côté concret à notre décision assez effrayante. J’ai la sensation d’être montée dans un TGV dont je ne peux plus descendre. Et puis, en fin de compte, Marc ne me laisse pas l’occasion de stresser plus longtemps : il me prend la main et nous emmène jusqu’au bureau de l’état civil comme s’il y était venu des dizaines de fois. Nous prenons place et c’est parti.

L’employée qui s’occupe de nous est charmante, et la paperasserie a l’avantage de me permettre d’oublier un instant mes angoisses.

On sort tous les papiers, on prend rendez-vous, et soudain la vie est simple. On est déjà au printemps et le maire n’a pas de créneau avant une éternité ? Qu’à cela ne tienne, beau-papa, alias figure locale de Collonges-au-Mont-d’Or, a fait jouer ses contacts. (Collonges, si on ne connaît pas, c’est facile à repérer : c’est la région située juste au-dessus de Lyon, en amont sur la Saône, qui regorge de maisons bourgeoises, de promenades en bord de fleuve et de superbes espaces arborés. Si on a encore du mal à se représenter le coin, il suffit de se rappeler que c’est là que Bocuse a son resto : ça aide, généralement.) Et quand Philippe de Servigny (oh, mon Dieu, je vais m’appeler « de Servigny » !) demande quelque chose, on l’écoute. Enfin, c’est ce que m’a raconté Marc : en vrai, il faut encore que je rencontre ses parents demain, mais je le crois volontiers, parce qu’il lui a suffi de décliner son identité pour que l’employée du service d’état civil affiche un grand sourire en mode « Oui, mais bien sûr, on vous a trouvé un créneau samedi en huit, on est désolé, c’est à 17 heures ! ». Donc pas ce samedi, mais le suivant, ce qui me laisse quand même un peu de temps encore pour aborder l’événement avec (à peine) moins de précipitation et tout préparer.

Au moment d’inscrire mon nom sur le papier, je grimace intérieurement, parce que, déjà que mes parents n’ont rien trouvé de mieux que me prénommer Rosemonde, me retrouver avec un « Rosemonde de Servigny » c’est me tuer une seconde fois. À ce rythme, je vais finir en tailleur Chanel et carré Hermès à servir des petits fours à l’heure du thé les mercredis après-midi…

Cette histoire de prénoms, c’est d’ailleurs ce qui nous a rapprochées à l’IUT, Fée, Jo et moi. Il faut dire que se retrouver entre Rosemonde, Félicie et Joséphine, ça avait quelque chose de magique. On était un peu comme des rescapées du siècle dernier, perdues dans un monde où nos prénoms étaient devenus le summum de la ringardise. Avouez que donner des prénoms pareils à sa progéniture, c’est de la maltraitance, non ? À ça s’est ajouté, avec Jo et Fée, un goût commun pour la boisson, pour les mecs, puis pour tout ce qui pouvait se regrouper sous le label « Cindy “Girls Just Want to Have Fun” Lauper ». Bref, nos prénoms dignes de figurer devant des noms à particule ne nous ont jamais sauvées de la débauche, au contraire.

Quand nous sortons de la mairie, je teste ce nouveau patronyme à voix haute : Rosemonde de Servigny… L’effet est immédiat : nous éclatons de rire. Puis Marc me dépose devant mon immeuble et je sens, dans son baiser, son désir de monter chez moi. Mais il a des engagements à tenir et des copains à prévenir. Il me propose de le retrouver plus tard mais franchement… après ce véritable marathon émotionnel, la seule chose à laquelle j’aspire est m’échouer sur mon lit comme un zombie. D’autant que demain, je dois rencontrer la famille de mon futur mari. Or, allez savoir pourquoi, j’ai comme le pressentiment que je ne parviendrai jamais à jouer la belle-fille bien sous tous rapports. Mais Marc m’a assuré, à ma grande surprise, qu’ils se réjouissaient d’avance de me connaître. Moi qui pensais qu’il n’y avait que mes parents pour ne pas paniquer en apprenant que leur enfant allait se marier avec un presque inconnu dans moins de quinze jours… Visiblement, je me trompais. Sur quel genre de famille est-ce que je suis tombée ? Je dois dire que ça pique ma curiosité (en plus de me stresser au dernier degré, mais je ne suis plus à ça près).

Comme si ça ne suffisait pas, en sortant de ma douche, je m’aperçois que Geoffroy m’a envoyé un nouveau message. Je ne sais plus quoi faire… Alors pour éviter d’avoir à décider, j’efface tout. Je reste un instant face à mon téléphone. La banane enveloppée dans un préservatif avec écrit « safe sex » sur fond rose qui fait office de fond d’écran ne me fait plus rire comme avant. Je me sens écartelée entre ce que je suis et ce que je veux. Ce que j’ai été et ce vers quoi je vais. Je ferme les paupières, sans pouvoir ignorer la question qui revient, insidieuse et persistante, dans mon esprit :

Mais qu’est-ce que je fous ?

Mariée, oui mais avec qui ? (3)

 Chapitre 3

J’envoie tout balader : mon téléphone, qui vient s’échouer à mes pieds, mes doutes, mes hésitations (du moins, je fais tout pour)… et je lui saute dessus. J’ai besoin de ça, profondément. C’était si simple, à Venise, si bon de ne plus penser qu’à cet homme en face de moi quand je l’observais discourir, qu’à ses lèvres quand nous nous sommes embrassés, qu’à son poids sur mon corps et la sensation de son sexe m’ouvrant… On avait décroché de nos vies, et c’était comme s’il n’y avait plus eu de lendemain, et c’était bien ainsi. Je veux retrouver ça.

Je dois lui faire l’effet d’une nympho en manque, mais qu’importe : ce n’est pas la première fois, et pour autant que je  sache, il ne s’en est pas plaint jusqu’ici. Il a même voulu m’épouser ! Et puis de toute façon, je m’en moque. La dernière chose que je veux, là, c’est réfléchir. J’ai juste besoin de savoir si l’alchimie qui a explosé entre Marc et moi durant cette semaine de folie à Venise est toujours présente, si elle n’était pas juste passagère, si elle peut vraiment durer face à la réalité de nos vies, surtout la mienne, si elle peut résister à la réapparition de Geoffroy…

Allez, Marc, dis-moi que tu es le bon.

Le bon, merde… je n’ai jamais eu de telles pensées auparavant. Mais après tout, n’est-ce pas lui ? Celui qu’on épouse ? Qu’on attend ? Le bon.

– Qu’est-ce qui t’arrive ?

En guise de réponse, je tire sur ma ceinture pour me coller à lui. La posture, avec le levier de vitesse au milieu, est tout sauf confortable et on aurait eu du mal à trouver plus blindé de voitures et de passants autour de nous mais ce n’est pas grave. On roule assez vite, de toute façon, et je pourrais être sur un tas de cailloux que je me tortillerais encore pour me rapprocher de lui. Je plonge mes lèvres dans son cou tandis que mes doigts glissent entre les boutons de sa chemise pour chercher son torse. Son odeur me grise, la nacre de sa peau, sa sensation contre moi… Je veux qu’il me baise comme il l’a fait à Venise…

Comme le faisait Geoffroy.

Cette pensée involontaire me fait serrer les dents de frustration et je me venge en mordillant doucement la gorge de Marc.

Un petit rire me répond. Il a très bien compris où je veux en venir et, si j’en crois son sourire, il n’est pas contre. Je parcours son torse du plat de la main et descends lentement jusqu’à atteindre son bas-ventre. Le sentir légèrement gonflé attise la chaleur entre mes cuisses, qui enfle encore en le sentant qui se tend plus durement sous mon contact. C’est terrible : je me fais l’effet d’être une ado prépubère, incapable de me retenir… Non que ç’ait été bien différent à Venise, remarquez : de vrais lapins en rut. Si vous cherchez un jour la définition d’« insatiable », tapez « Marc + Rose + Venise » dans un dico en ligne, vous devriez nous trouver sans difficulté.

– Rose, grogne Marc.

Je masse sa verge sans cesser de mordiller son cou. Je le veux entre mes jambes.

– Rose, il y a des gens partout.

Mais ce ne sont pas des reproches que je perçois dans sa voix.

– Je m’en fous.

Et c’est vrai. Grave comme je suis, je serais prête à lui avouer qu’avoir des spectateurs à mes ébats ne m’a jamais bien traumatisée, mais ce n’est peut-être pas le moment de faire ce genre de révélations sur ma vie sexuelle. On a dit ouverte pas débauchée (alors, cerveau, merci de te mettre en veille). Pour couronner le tout, des images de Geoffroy dans l’une de ces séances sexuelles où d’autres corps se mêlaient autour de nous me reviennent en mémoire (cerveau !). Pour me venger, je déboutonne le pantalon de Marc et glisse la main dans sa braguette. Son sexe bondit dans ma paume tandis qu’il passe plus nerveusement ses doigts dans mes cheveux. Mon entrejambe est en feu. Alors qu’il s’engage dans une voie rapide, je le caresse avec force, suçant la peau de son cou et me collant autant que je le peux contre lui. Quand ses doigts quittent mes cheveux pour changer de vitesse et que sa main effleure ma peau, je pousse un petit grognement de frustration. Je veux qu’il me touche. Si je m’écoutais, je déferais ces ceintures encombrantes pour lui grimper dessus et m’empaler sur son membre. Je souffle contre sa peau.

– Tu ne peux pas t’arrêter ?

– Non. Pas là. Malgré l’envie.

Effectivement, la circulation est dense autour de nous et ne permet aucune échappatoire vers un endroit tranquille. Heureusement, les autres automobilistes ont bien d’autres centres d’intérêt que nous. De désir, je relève ma jupe… Je veux qu’il me cède. Je veux me rappeler pourquoi j’ai succombé ainsi avec lui, je veux qu’il balaye tout souvenir d’une peau qui n’est pas la sienne, d’un corps autre que le sien, d’un sexe différent de celui que je tiens dans ma main. Je me gave de son odeur, de son contact, du désir que j’ai pour lui.

Les bâtiments défilent, se font plus épars, pour laisser la place à des maisons bourgeoises. Sur l’autre rive du fleuve, des arbres s’étendent, longue rangée de verdure rappelant que nous nous écartons de plus en plus du centre vivant de Lyon pour nous diriger vers l’une des villes les plus prisées de son pourtour. Moi, je caresse doucement sa verge, juste assez pour lui faire pousser de longs soupirs, pour lui faire tourner la tête et le rendre complètement réceptif à mon désir. Et mon désir, c’est que cette main, posée sur le pommeau de vitesse, juste à côté de mon entrejambe, se plaque sur mon sexe, que ces doigts s’enfoncent en moi.

– Touche-moi…

Je lui susurre ces mots de ma voix la plus enjôleuse, celle qui m’a toujours permis d’obtenir ce que je voulais. Mon sourire s’élargit lorsqu’il se rabat sur la voie la plus lente et que sa main lâche enfin le levier de vitesse pour venir effleurer ma culotte. Ses doigts sont impatients et je me tends contre lui, le souffle court. Il me caresse comme si mon sous-vêtement n’était pas là, pressant le tissu pour agacer mon clitoris gonflé. Je tremble d’excitation, sentant mon entrejambe pulser et des éclairs de plaisir se répandre dans tout mon corps. La voiture roule encore, mais de plus en plus doucement.

– Rose, grogne-t-il.

J’adore quand il prononce mon prénom comme ça. Combien de fois l’a-t-il fait à Venise ? Chaque fois, une nouvelle décharge de désir explosait en moi. La magie est là, aujourd’hui encore.

N’y tenant plus, je dégage la portion de ceinture qui empêche encore mon torse de se pencher et fonds sur son sexe, que j’embouche aussitôt. Marc se raidit.

– Rose, gémit-il, cette fois.

J’aime les intonations de sa voix. J’accélère mes mouvements. Sa verge contre mes lèvres, sa peau fine sur ma langue, ses hanches qui frémissent à chacun de mes mouvements de succion, tout m’excite au plus haut point. Je le veux en moi… Quand peut-on se garer, dans ce fichu coin ? Je relève le visage. Le regard de Marc ne traduit plus que son désir, et il opère une brusque sortie de voie pour se garer sur le bas-côté, devant le long mur de briques d’une propriété anonyme, sous les branches d’un arbre qui nous couvre de son ombre et nous donne une illusion d’intimité.

En un instant, nos ceintures claquent et son corps se retrouve penché sur moi, sa bouche sur la mienne, dont je me sépare un instant pour laisser un « oui » lascif s’échapper de mes lèvres. Sa main sur mon entrejambe en exacerbe la moiteur et fait croître mon lancinant besoin de lui. Dans un réflexe, j’enlace son cou et l’attire plus encore contre moi. Nos bouches se reprennent de plus belle, nos corps se repaissent l’un de l’autre, et je ne suis plus que sensation et désir… Quand enfin il écarte la dentelle de mon sous-vêtement pour plonger les doigts dans mon vagin, je tremble de soulagement. En quelques va-et-vient, il me rend liquide, soumise à sa caresse, le moindre de mes muscles tendu à sa rencontre et un feulement m’échappe quand son visage fond sur mon cou pour l’embrasser avec fougue. C’était ça que je voulais. Exactement ça.

– Marc…

Je halète contre sa peau. À tâtons, mes doigts partent à la recherche de son membre, que j’enserre avec délice tandis que ses doigts me pénètrent plus profondément et que son pouce s’active sur mon clitoris. Mes cuisses s’écartent plus encore, comme pour l’inviter à poursuivre cette merveilleuse partition.

Le besoin de délivrance me brûle et je peux sentir que Marc est dans le même état. Nos poignets s’activent plus vivement, sa chair dans ma paume, la sienne en et sur moi. Nos souffles courts se mêlent, mon corps se contracte autour de ses doigts comme pour appeler l’orgasme qui se trouve là, juste là, et, sous une dernière pression de son pouce, la jouissance me frappe. Je gémis fortement contre son cou, me tords, serre plus vivement son sexe et le caresse plus vite… Enfin, je le sens qui se tend à son tour, et des gouttes chaudes se répandent sur mon avant-bras…

Parfait.

Quand je rouvre les yeux, Marc me regarde, ébouriffé et beau à ne plus en pouvoir, et je pourrais vivre l’instant de grâce le plus fabuleux au monde si là, derrière lui, un peu plus loin dans mon champ de vision, ne se trouvait une petite vieille figée avec son caniche en laisse et des yeux au moins aussi écarquillés que ceux de Jo et Fée quand je leur ai annoncé mon mariage.

Au-se-cours.

Je me laisse volontairement glisser sur mon siège, cherchant à m’enfoncer sous la ligne du pare-brise, quitte à finir sous le tableau de bord s’il le faut.

– Qu’est-ce qu’il y a ? souffle Marc.

– Ne te retourne surtout pas.

Je garde son visage contre moi. Je l’agrippe, même, des fois qu’il puisse cacher le mien à la petite vieille.

Il se met à pouffer.

– Ne me dis pas que…

– Si.

– Merde.

Mes épaules sont spontanément prises de soubresauts et je me trouve incapable de retenir le fou rire qui monte malgré le plaisir dont pulse encore mon entrejambe.

On reste comme ça encore un moment, hilares, incapables d’éloigner nos visages l’un de l’autre, puis Marc se redresse, passe une main dans ses cheveux avec une classe et un aplomb incroyable. Il enclenche la première et me lance, avec un sourire terriblement sexy :

– Allez, on s’en va.

Comme si de rien n’était. J’ignore d’ailleurs si la petite vieille est toujours là car je m’évertue avec tant de force à me tasser sur mon siège et à regarder partout sauf dans sa direction que je ne peux pas le savoir.

Nous reprenons la route.

C’est au premier panneau indiquant la mairie que je réalise que mes doutes sont déjà revenus.

Mariée, oui mais avec qui ? (2)

 Chapitre 2

Je cède à la tentation et je jette un coup d’œil rapide à mon téléphone. Comme je le supposais, il s’agit bien d’un message de Geoffroy.

Tu es où ?

Court et direct, comme il l’a toujours fait. Geoff n’a jamais été un homme de discours. Son type de communication, c’est plutôt « viens » (que je te saute, que je t’enlève ta culotte, que je te plaque contre un mur et que je te baise comme tu l’attends – je n’ai jamais prétendu être réticente). Pendant un certain temps, je m’en suis satisfaite. Jusqu’à ce que j’aie besoin de plus de sa part. Mais ça, je savais que c’était perdu d’avance.

Que dois-je répondre ? Je finis par opter pour un message aussi lapidaire que le sien :

Nulle part.

D’une part parce que je suis en voiture avec Marc et que je ne vais peut-être pas lui faire un message de quinze lignes. D’autre part parce que si ça le dissuade d’insister, eh bien… ça simplifierait les choses, pour moi.

Enfin, pour tout dire, je ne peux m’empêcher de me sentir coupable, mais je me colle quelques baffes mentales qui me remettent efficacement les idées en place. Après avoir reposé mon téléphone sur les genoux, je relève les yeux vers Marc. Il m’adresse un sourire. C’est sur lui que je dois me concentrer, on est bien d’accord, hein ?

– Un petit coup de stress avant d’aller à la mairie ? me dit Marc, comme s’il avait senti la tension en moi.

– Non, ça va.

– Toujours prête à m’épouser, alors ?

– Oui.

Et je le sens de tout mon cœur, ce « oui » qui me relie à lui, celui que je suis prête à prononcer le jour J, même si je sais que c’est une folie. Je lui souris en retour. Pourtant, lorsque mes yeux tombent à nouveau sur le téléphone, je ne peux ignorer la sensation qui me déchire en deux la poitrine. Je tente de me raisonner : si j’ai quitté Geoffroy, c’est parce que je ne peux rien espérer de lui, hormis des étreintes torrides dans un club/un jacuzzi/un ascenseur, ou tout ce qui comporte une surface horizontale ou verticale (ça fait beaucoup, je sais). Alors pas question qu’il revienne dans l’équation, pas maintenant.

En entendant le court avertissement sonore m’informant de sa réponse, je me retiens de me taper, de dépit, le crâne contre l’appui-tête de mon siège. Ça ne pouvait pas être si simple, forcément. Et si je l’effaçais sans le regarder, tout simplement ? Incapable de me retenir, je profite d’un moment où Marc double une voiture pour saisir mon portable. Sûrement un de ses habituels : « Chez toi/à tel endroit dans trente minutes ». Dommage que j’aie toujours su qu’il n’y aurait rien de plus de sa part, et sûrement pas quelque chose du genre…

Je sais de quoi tu voulais qu’on parle.

Du genre de cette phrase qu’il vient de m’écrire.

Pardon ?

Je n’ai que le temps de lire son message, confuse, avant de recevoir le suivant :

Je sais ce que tu ressens.

Mais qu’est-ce qu’il dit ? Toutes les interprétations possibles de cette phrase se mettent à tournoyer dans ma tête.

Ce que je ressens…

Je ne lui ai jamais confié les sentiments que j’éprouvais pour lui, tout simplement parce qu’il a toujours été un mec avec qui il ne fallait s’attendre à rien de ce côté-là : un mec qui ne s’attache pas, qui passe de bras à d’autres, et ne laisse personne pénétrer son intimité au-delà de celle de son slip. Je l’ai su du jour où j’ai commencé à fréquenter les sex-clubs lyonnais. Je l’ai su en le laissant glisser la main dans ma culotte, la première fois. Je l’ai su à chaque fois que j’ai couché avec lui. Je n’ai jamais été naïve, je n’ai jamais été crédule, rien ne m’a jamais surprise, tout n’a toujours fait que confirmer ce que j’avais déjà compris, quand bien même ces confirmations ont fini par avoir un goût amer, bien malgré moi. Le truc, c’est que je n’aurais pas dû tomber amoureuse de lui, voilà tout. Sans ça on aurait continué à avoir des relations sexuelles incendiaires qui se suffisaient à elles-mêmes, et ç’aurait été parfait. Je n’avais même pas imaginé que ça pourrait m’arriver. Un bon gros raté, oui.

Pour autant que je sache, on s’est justement quittés avant que je lui en parle. Enfin, « quittés »… J’ai surtout fait le fantôme en attendant qu’il se lasse de me relancer dans le vide, ce qui a fini par arriver.

Je ne réponds pas. Je ne sais pas quoi dire, de toute façon. Je ne suis même pas sûre de ne pas surinterpréter ses mots.

À côté de moi, Marc se concentre sur la route, sans me poser la moindre question. Sa discrétion me touche. Il est vraiment l’homme parfait, sur tous les points. Je l’ai déjà dit ? Je devrais ne penser qu’à lui et effacer Geoffroy de ma vie, mais le retour de ce dernier ne fait que mettre en lumière la fragilité de mes dernières résolutions. Je me sens soudain horrible de douter à ce point.

– Rose ?

Je lève le visage vers Marc.

Il me regarde d’un air soucieux.

– Tu es sûre que ça va ?

– Oui.

Je lui mens encore, j’en suis consciente, mais qu’est-ce que je pourrais bien faire d’autre ? Quand il pose sa main sur ma cuisse en un geste tendre et réconfortant, je sens cependant ce contact m’attiser légèrement et je me laisserais bien accaparer entièrement par cette sensation. Je ne sais plus si je dois écouter ma tête ou bien mon corps. La première m’incite à garder l’esprit froid jusqu’à la mairie, et le deuxième me crie de laisser parler mon envie de Marc. Après tout, c’est peut-être ce dont j’ai besoin : de voir s’il est bien celui avec lequel je veux finir ma vie… Si le retour en France n’a rien gâché, si la magie est encore là.

 

Qui dois-je écouter des deux ?

Mariée, oui mais avec qui ? (1)

Autrices : Hope Tiefenbrunner & Valéry K. Baran.

Genre : MF, livre dont vous êtes le héros, chick-lit.

Résumé : Rose et Marc ont eu le coup de foudre à Venise et ils vont se marier. Classique ? Disons que de la part d’une collectionneuse de sex-toys et de rencontres furtives dans les clubs libertins de Lyon, l’annonce a de quoi surprendre  !
Et si vous décidiez vous-même de la suite de cette histoire  ? Rose va-t-elle vraiment épouser le beau Marc  ? Succombera-t-elle au charme de Geoffroy, son ex ténébreux  ? Ou bien se laissera-t-elle séduire par Jérémy, son futur beau-frère particulièrement craquant  ? À vous de choisir.

Lien vers les différents chapitres

Chapitre 1Chapitre 2Chapitre 3Chapitre 4Chapitre 5

Roman original puisque c’est un roman dont vous êtes l’héroïne une chick-lit dans laquelle vous pouvez décider du destin de l’héroïne !, sorti aux éditions Harlequin.

Toute la première partie de ce roman(20%) est publiée ici, en accord avec l’éditeur, alors foncez ! C’est une histoire totalement fun, faite pour se marrer. Jouez à pousser Rose vers les choix de la raison ou à vous laisser tenter par les pires possibles !

L’annonce

Chapitre 1

Mardi

 

Dans la vie, on a beau déployer tous nos talents pour tenter de se persuader que tout va bien, que l’on ne fait pas n’importe quoi et que si, si, on maîtrise, il se trouve toujours quelqu’un en face de soi pour nous renvoyer le contraire en pleine tronche d’un simple regard. Et, pour le coup, des regards sidérés, j’en ai deux très beaux spécimens juste devant moi : deux paires d’yeux parfaitement ronds — enfin autant qu’ils puissent l’être quand leurs propriétaires ont du mal à les garder ouverts à la base. En l’occurrence, ce sont ceux de mes deux meilleures amies, avec qui je suis installée en terrasse. Félicie, alias ma Fée préférée, tortille son postérieur endolori sur sa chaise en sirotant son mojito, tandis que Joséphine, alias mon deuxième Ange gardien (oui, comme dans la série, c’est d’ailleurs ce qui a valu à Félicie son surnom : la Fée et l’Ange), lâche une aspirine effervescente dans le verre d’eau qui accompagne l’expresso qu’elle a commandé très serré dans l’espoir qu’il la ramène parmi les vivants. Quant à moi, je me dis que je n’ai vraiment pas choisi mon jour mais bon, si j’étais plus douée, ça se saurait, et on n’en serait peut-être pas là. Autant dire qu’on a beau être attablées à l’une des terrasses les plus chics de la place des Terreaux, au centre de Lyon, un lieu certes magique mais où le moindre café coûte un bras, on n’est probablement pas la clientèle la plus glorieuse dont le patron puisse rêver aujourd’hui.

Je les observe, en attendant leur verdict. Fée aspire désespérément son mojito avec des airs d’avoir au moins besoin de ça pour se remettre de sa nuit de débauche, et Jo regarde fixement son cachet se dissoudre dans l’eau comme si ça pouvait l’aider à réagir à mon annonce. Et pendant qu’elles digèrent, analysent, dessoûlent, ou les trois à la fois, j’allume ma cinquante-douzième cigarette depuis ma descente de l’avion, parce que toute aide, toxique ou non, est bonne à prendre pour affronter mon retour à la réalité. Quand je pense que je n’ai pratiquement rien fumé pendant ce séjour à Venise… Mais où es-tu passé, voyage idyllique ?

– Et donc c’est pour ça que tu as loupé la super soirée d’hier ? lance soudain Fée d’une voix rauque trahissant un mélange d’alcoolisation, de manque de sommeil et d’usure, à force d’avoir trop crié.

J’ai une petite idée de la nature des cris en question mais je préfère en préserver vos chastes oreilles.

– Oui.

Je tire une latte sur ma clope puis m’envoie une gorgée de mojito, ou l’inverse, je ne sais déjà plus très bien, et précise :

– On aurait dû rentrer samedi, normalement. Le séminaire s’est fini vendredi soir, après une semaine de…

Je cherche le terme. « Ennui profond » correspond bien à l’aspect professionnel mais « galipettes sous la couette » serait tout aussi véridique… Je laisse tomber et reprends :

– Bref, tous les autres sont revenus direct, mais nous on a décidé de rester deux jours de plus.

– À Venise ? insiste Fée, les yeux toujours écarquillés.

La pauvre, elle me fait tellement peur que j’envisage d’aller lui chercher du collyre : à ce rythme, elle risque la sécheresse oculaire. Elle tortille distraitement les mèches plus longues qui tombent devant ses oreilles. Fée est la seule fille que je connaisse qui se coupe les cheveux toute seule, ce qui m’impressionne d’autant plus qu’elle arbore une coupe à la garçonne à la fois spontanée et sophistiquée, du genre qu’on voit plutôt dans les vitrines des coiffeurs renommés. C’est aussi la seule qui assume une couleur bleue foncée parfaitement assortie à ses yeux, ce qui fait d’elle un bon point de repère dans les soirées.

Je hausse une épaule.

– Ben oui.

Venise… ou le dernier lieu auquel on penserait pour organiser un séminaire d’entreprise consacré à la « synergie et coopération des équipes », mais le premier pour succomber à un coup de foudre. Et pour succomber, on peut dire j’ai succombé. De toute la force de mon cœur, de toute mon âme de romantique, enfouie au fond de moi, qui a fini par en avoir assez des mecs interchangeables et des plans cul auxquels on s’adonne depuis l’IUT avec Jo et Fée. À croire qu’une relation plus conventionnelle me manquait ou que… je ne sais pas… Venise, le voyage, le fait d’être loin de Lyon, de ces soirées, de mon milieu, de mon quotidien… Là-bas, , dans ce cadre idyllique, avec ce parfait prince charmant, l’idée de me poser ne m’a soudain plus semblé si incongrue.

Bien sûr, cette histoire de mariage était peut-être un chouille too much, je le réalise maintenant, mais sur le coup, dans la folie du moment, ça paraissait tellement logique et naturel… Marc est fou d’amour et moi, folle tout court — même si ça, ce n’est pas une révélation. Tout ça pour dire que, sous le regard éberlué de mes deux copines, j’ai comme l’impression que le retour à la réalité va être rude.

Concentrée sur son verre, les sourcils froncés, Jo touille son aspirine qui n’a pas encore fini de se dissoudre tout en massant ses tempes avec le pouce et le majeur. La pauvre, elle a vraiment l’air d’être au trente-sixième dessous ! Il faut dire qu’on a toujours eu une relation très fusionnelle, toutes les deux, pour ne pas dire « particulière », et je comprends qu’elle ait du mal à encaisser.

– Attends, lance-t-elle enfin, en relevant les yeux vers moi. Tu veux bien nous réexpliquer l’affaire, là ? Parce que je crois que je n’ai rien compris.

Puis elle se penche en avant au dessus de la table avec sa plus belle expression d’incrédulité. J’acquiesce et reprends en articulant, très lentement, pour être bien sûre que ça pénètre dans leurs cervelles embrumées.

– Je me marie avec Marc, que j’ai rencontré à mon séminaire à Venise.

S’ensuit un silence de quelques secondes, rompu par Jo.

– Tu vas te marier ? Sérieusement ?

Elle dit cela avec cette intonation que j’ai toujours adorée, cette voix sexy et désabusée à la fois, à la Fanny Ardant, où je perçois néanmoins aujourd’hui en plus une nuance de sidération.

– Voilà.

Mais bon, j’ai beau faire la maligne, essayer de paraitre assurée, à l’intérieur de moi, tous les warnings clignotent frénétiquement. Je crois qu’en dépit de tous mes efforts, le mot « mariage » continue à déclencher mes alarmes internes, qui ne se sont d’ailleurs plus tues depuis le jour où je suis passée de « je m’envoie l’intervenant de ce séminaire chiant comme la mort : normal » à « oh mon Dieu, mais c’est en train de devenir sérieux : anormal ». Mais je refuse de me laisser abattre. Après tout, c’est une décision que j’ai prise : à moi de l’assumer et à Jo de l’accepter.

– Non mais… grimace cette dernière avant d’être interrompue par Fée.

– Non mais sérieusement !  Tu déconnes, Rose !

Puis elle absorbe son mojito à grandes goulées, comme un plongeur en apnée en manque d’oxygène.

– Tu ne peux pas te marier, c’est… c’est…

– Mais pourquoi pas ? je m’insurge. Je peux bien avoir envie de me poser, moi aussi, un jour ! Ce n’est pas un truc qui n’est réservé qu’aux… qu’aux… qu’aux…

On les appelle comment, au fait, déjà, les gens qui ne passent pas leurs soirées dans les sex-clubs à fricoter avec les mecs les plus craignos du coin, et qui peuvent envisager l’idée de se construire un avenir ?

– Non mais… Non non non, insiste Fée en balayant le reste de ma tirade d’une main. Il t’a fait quoi, ce mec ? Je veux dire… il t’a sautée, c’est ça ? C’est un super bon coup, il t’a fait voir Disneyland et la grande parade de Mickey avec ?

– Ben…

Sur le coup, je ne sais pas quoi répondre, parce que je n’ai pas d’explication et que si je réfléchis trop… Non, ne surtout pas faire ça. Alors je me venge sur ma cigarette, que je consume avec vigueur avant de l’écraser rageusement.

– Oui, bien sûr.

– Et après ?

– Et après, ben…

Je songe à mon père, et au fait que ce soit lui qui ait organisé ce fameux séminaire (oui, je travaille dans l’entreprise qu’il dirige). Forcément, il connait Marc. Pour une fois que je m’étais promis de jouer les employées modèles, je me suis envoyée en l’air avec le dernier type avec qui je l’aurais dû. Mais en même temps, j’ai craqué sur sa verve et son charme magnétique (ne vous moquez pas, je vous assure que l’expression est de rigueur)… Et puis je ne suis pas quelqu’un de bien sous tous rapports, ce n’est pas nouveau. Ma libido est ma meilleure copine comme ma pire ennemie, et elle a la fâcheuse tendance à toujours gagner la guerre contre ma raison.

– Eh bien, il est intelligent, il est beau, il est gentil, il est… (Je me penche en avant pour poursuivre, façon grandes confidences.) C’est un parfait gentleman !

Fée lève plus encore les yeux au ciel, comme si je venais de dire la dernière des conneries.

– Parce que tu aimes les gentlemen, maintenant ?

Je me rassieds au fond de ma chaise et sirote mon mojito.

– Et pourquoi pas ?

Jo et Fée arborent une moue dubitative en parfait miroir. J’hésite à sortir mon smartphone pour immortaliser l’image, décide de m’abstenir et reprends.

– Je veux dire, qu’est-ce que je fais de ma vie ? On va continuer combien de temps comme ça, les filles ? Eh, Jo, Fée, on a 29 ans ! Vingt-neuf ! (Je dis ça comme si on avait déjà un pied dans la tombe.) On va passer combien d’années, encore, à se coltiner les mecs les plus relous de la planète en passant de coup d’un soir en… euh… coup d’un soir ?

Bon, d’accord, la verve, ce n’est pas pour moi, aujourd’hui. Mais ce qui compte c’est que le message passe, et il me semble que c’est à peu près le cas.

Perdue dans ses pensées, Jo contemple ses ongles manucurés. Avec ses traits fins et sa longue chevelure blonde retenue en une queue-de-cheval haute, elle n’a rien perdu de ses airs de poupée slave qui mettaient tous les hommes à ses pieds à l’IUT. Lorsqu’elle reprend la parole, elle a toutefois plutôt l’air d’avoir avalé un chat, façon Jeanne Moreau shootée au whisky.

– Et il est comment ce mec ? Parce qu’à la limite (rire nerveux), que tu aies envie de te poser, je veux bien, mais (raclement de gorge) pourquoi avec lui ? Je veux dire, vous n’avez même pas eu le temps de vous connaitre. Il a quoi de particulier, celui-là ?

– Il est dingue…

C’est la seule réponse qui me vient. J’éclate de rire en repensant à son air de défi quand il m’a proposé le mariage pour me prouver qu’il n’était pas disposé à retourner à sa vie d’avant — et à me laisser retourner à la mienne.

– Il est dingue, et moi avec, et puis… je ne sais pas. C’est allé tellement vite…

– Justement ! rétorque Jo.

Bon, j’ai compris. Elle est jalouse, là.

– Et pourquoi pas ? Ça arrive dans la vraie vie.

– Parce que nous, on n’est pas dans la vraie vie ?

– Tu sais très bien ce que je veux dire, Jo !

Fée, qui a l’air d’avoir du mal à tout encaisser à la fois (les suites de sa soirée, ma déclaration, l’engueulade avec Jo…), lance des mains vers nous pour essayer de nous calmer. Je me cale à nouveau contre mon dossier.

À vrai dire, je ne suis pas tellement surprise de leur réaction. Enfin, surtout pour Jo. Fée, je savais qu’elle serait cool et que ça l’amuserait plus qu’autre chose, mais je me doutais bien que ce ne serait pas si simple avec Jo.

– Et vous êtes rentrés quand ? demande Fée.

– Cette nuit.

– Vous êtes complètement malades, dit Jo.

– Sûr.

Je peux difficilement prétendre le contraire. Pourtant, j’ai envie d’y croire, malgré tout : de prolonger la magie de ces journées vénitiennes.

Fée se tortille encore sur sa chaise et Jo avale sa dernière gorgée d’aspirine.

– Je ne peux pas rester assise, gémit Fée en se penchant sur le côté pour ne garder qu’une fesse en contact avec son siège dur.

Elle me fait pouffer.

– Mais vous n’êtes pas vraiment engagés, encore ? insiste Jo.

– Ben… On a quand même profité des derniers jours à l’hôtel pour demander nos extraits d’acte de naissance. Je dois le retrouver tout à l’heure pour passer à la mairie déposer les bans et fixer une date pour le mariage…

Alerte warning ! Oui, ça va vite. Oui ! Oui ! Je le sais !

À ce rythme, Jo et Fée vont bientôt avoir les yeux hors de leurs orbites. Je décide de ne pas m’arrêter pour autant. De toute façon, il va bien falloir que je parvienne à leur extorquer leurs pièces d’identité.

– Et je voudrais que vous soyez mes témoins.

– Quoi ?!

Elles ont crié en chœur. Encore un coup comme ça et les malheureuses s’étouffent avec leurs boissons.

– Mais… mais mais mais…

Fée ne semble plus capable de prononcer un mot et Jo a l’air proche de la syncope. Je décide de calmer le jeu, parce que bon, je me marie, OK, mais ce n’est pas la fin du monde, que je sache.

– Eh, les copines, je ne vous ai pas annoncé mon entrée dans les ordres, hein ?

– Non mais… intervient Fée en me regardant comme si j’étais Alice, revenue du Pays des merveilles, et que je venais de leur annoncer mon union imminente avec la chenille. Quand même ! Et il… il sait pour toi ? Je veux dire, tu lui as dit quoi, de toi ?

– Eh bien… (Ouch ! Elle a tapé juste, là.) L’essentiel.

Mais Jo me connait trop bien et capte tout de suite que quelque chose cloche. Maudite soit-elle. Elle insiste :

– Mais encore ?

– Que je suis la fille de mon père… Ils se connaissent, oui. Que je suis une employée modèle de l’entreprise et que je… fais de merveilleuses pipes ?

Je tente un sourire charmeur. Raté ! Jo et Fée me regardent comme si j’étais l’Ultime Désespérance à moi toute seule, majuscules comprises.

– Tu ne lui as rien dit, quoi.

– Ben…

– Il ne sait pas pour tes soirées, il ne sait pas pour tes conquêtes, il ne sait pas pour ta collection de sex-toys…

– Non, mais qu’est-ce que vous vouliez que je lui dise ? Que j’aime le sexe, ça, ça va, il a eu l’occasion de s’en apercevoir ! Et il ne s’en est pas plaint. Le reste… ma vie sexuelle dissolue, mes aventures ou mésaventures diverses… On était à Venise, c’était romantique à l’extrême… Ce n’était pas trop le lieu pour ce genre de confidences.

– Enfin sans vouloir faire la morale, ça m’aurait paru un minimum avant de te marier, insiste Jo.

Une fois de plus, je ne peux pas dire le contraire. Et c’est bien ce qui me dépite, mais bon : pourquoi serait-on obligé de dire toute la vérité, aussi ?

– En même temps, c’est sûr que ce n’est pas vendeur, s’amuse Fée avec sa légèreté habituelle et cette franchise qui font son charme.

– Peu importe, insiste Jo, tu ne peux pas… (Elle secoue la tête.) Je ne sais même pas par quoi commencer, Rose. Cette histoire, c’est juste du grand n’importe quoi. Tu pars en séminaire une semaine et tu reviens en nous disant que tu vas épouser un gars que tu connais à peine, ce qui, à mon avis, est déjà synonyme d’échec, alors en ajoutant à ça que tu ne lui as rien raconté de ta vie… Autrement dit, il ne te connait pas. Et je parie que tu n’en sais pas plus sur lui.

– C’est vrai, Jo, mais voilà, j’en ai envie. Ça fait longtemps que je me dis que j’ai passé l’âge des conneries, que je ne peux pas continuer comme ça indéfiniment…

– Mais tu ne peux pas…

– Si, je peux. Maintenant la question est de savoir si vous me suivez ou pas.

Le visage de Jo s’est fermé et je sais parfaitement qu’elle prend mon annonce comme une trahison. Fée bascule sur son autre fesse pour soulager la pression et finit son mojito.

– Moi, s’il y a des mecs, à boire et à manger, tu me connais je ne sais pas dire non.

– Fée, grogne Jo.

– Quoi ? Tu connais Rose ? Quand elle a une idée en tête, rien ne peut la faire changer d’avis. Je te rappelle que c’est la fille qui a réussi à se faire sauter dans une partouze gay, et contrairement à toi, sans essayer de se faire passer pour un mec !

Je pouffe parce que c’est Fée, parce que c’est vrai et que ça reste un moment épique et délirant. Et parce que c’est Fée, les lèvres de Jo esquissent un vague sourire.

– Il me faut de l’alcool, finalement.

Elle hèle le serveur pour commander un verre. Après une longue expiration, elle reporte son attention vers moi.

– De quoi as-tu besoin ?

Sa question m’enlève instantanément un poids des épaules.

– De vos pièces d’identité pour tout à l’heure, enfin, une copie. Et que vous ne disiez rien à Marc.

Mes sirènes internes retentissent toujours mais je fais ce qu’il faut pour les étouffer de toutes mes forces. Le visage de Jo se renfrogne et, avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit, je termine ma phrase en jetant un œil à mon smartphone.

– Et que vous vous teniez bien quand il arrivera. Dans moins de dix minutes.

– Rose, me sermonne Jo sans desserrer les dents.

Fée intervient, pragmatique :

– En gros, je peux dire que j’ai juste une horrible gueule de bois mais j’évite d’expliquer que mon vagin est un vaste champ de bataille ?

– Et moi, grogne Jo, quand il va me demander ce que je fais dans la vie, je lui réponds quoi ? Vendeuse de chaussures ?

– Il sait que tu travailles dans un sex-shop.

– Ah tiens ? Tu as été honnête sur ce point ?

Je m’insurge :

– Ce n’est pas parce que tu bosses dans ce genre de magasin que ça fait de toi une accro au sexe et une libertine !

– Sauf que c’est le cas !

– Je sais !

Ça m’agace qu’elle réagisse comme ça. J’ai juste envie qu’elles me suivent dans ce délire comme on l’a toujours fait. Et puis il y aura du cul et de l’alcool, comme dans tout bon mariage qui se respecte ! Enfin… je crois, non ?

Mais comme je m’apprête à leur répondre exactement ça, le serveur pose notre commande sur la table et Jo s’empare de son verre. Un bon tiers de son mojito disparait en une seule et longue gorgée. Fée et moi restons admiratives. Jo s’essuie les lèvres du revers de la main puis repose lourdement son verre.

Fée hoche la tête avec conviction et appelle le serveur à son tour.

– Un autre aussi !

Puis elle commente :

– Soigner le mal par le mal, il n’y a que ça de vrai ! Je devrais peut-être tenter le vibro pour les douleurs de mon cul, d’ailleurs.

Jo lève les yeux au ciel avec un petit sourire amusé et moi je réalise à quel point c’est mort pour que je continue à passer pour la fille bien sous tous rapports (même si ouverte sexuellement) auprès de Marc. Alcooliques, délurées et accros au sexe : par quel miracle va-t-il passer à côté de ça en les rencontrant ? Je grimace intérieurement, et probablement pas seulement, puisque Fée pose soudain sa main sur la mienne.

– T’inquiète, j’en profite tant qu’il n’est pas là.

Je sais que je devrais lui faire confiance… enfin j’espère, quoi !

– D’acc.

Je regarde mon paquet de clopes avec envie mais me dis qu’il faut que je me calme sur le goudron et le range dans mon sac.

– Tu sais qu’il faudra arrêter si tu veux faire des bébés avec monsieur, hein ?

Grands dieux, des bébés ?

– Ben quoi ? poursuit Fée. Je suis sûre que tu serais très bien en maman.

Je suis stupéfaite.

– Tu me vois… maman, mais pas mariée ?

– Ah ben ça…

Jo l’interrompt.

– Ce n’est pas tant le mariage en soi que le fait que tu t’engages avec un inconnu. Sans parler de la précipitation et du mensonge, bien sûr.

– Je n’ai pas menti !

Je sais très bien que Jo a raison mais je proteste par réflexe.

– Par omission, ce n’est pas vraiment mieux.

– Oh, lâche-la un peu, Jo. Après tout, nous ne sommes plus toutes jeunes. Tu ne l’entends pas, toi, ton horloge biologique qui fait tic tac, tic tac, tic tac ? lance Fée avec une expression diabolique.

– Non, ce que j’entends, c’est plutôt le marteau piqueur de ma cuite.

Tandis que Fée éclate de rire, je m’interroge. Serait-ce une envie inconsciente de mouflets qui m’aurait poussée à accepter la proposition de Marc ? Faire des enfants n’a jamais vraiment fait partie de mon plan de vie mais, à vrai dire, je n’ai jamais vraiment eu de plan de vie, alors… Je crois que là, réfléchir est ce qui peut m’arriver de pire : mon stress est monté en flèche et je ne suis pas sûre de pouvoir gérer si on continue dans cette voie.

– Eh bien moi, siffle Fée en relevant le menton, quitte à faire des bébés, je choisirai un bel apollon comme celui-là. Il est bandant.

Je me retourne et mon cœur se met à battre la chamade tandis que mon ventre se contracte délicieusement. Comme quoi, il y a quand même des éléments tangibles sur lesquels je peux me reposer pour apaiser mes craintes. Je me lève.

– Marc !

Le sourire qu’il m’offre aussitôt me fait fondre. Bon Dieu, je l’ai quitté il y a quelques heures seulement et je me sens devenir une vraie guimauve en le voyant. Je sais que ça me donne l’air d’avoir douze ans mais il est tellement beau et bien foutu et sexy et… bon, du calme.

Il avance jusqu’à notre table d’une démarche énergique tandis que je jauge d’un œil discret les réactions des filles : Jo l’observe attentivement et Fée est déjà en train de baver. Il faut dire qu’avec son mètre quatre-vingt-dix de sex appeal, son sourire enjôleur qui donne envie de boire sans réfléchir la la moindre de ses paroles, ses courts cheveux châtains et la plus jolie barbe de trois jours qui puisse exister après un weekend de sexe sous la couette (le nôtre qui plus est), il y a effectivement de quoi baver.

– Bonjour ! lance Marc quand il est à côté de nous.

Et puis il se penche vers moi et m’embrasse, et je jure que mes doigts de pieds se tordent et que mes ovaires explosent de joie anticipée.

– Salut, toi, souffle-t-il.

– Salut.

Je ne sais plus parler. Je lui souris. Je suis folle de lui, c’est clair et net. Mais je me reprends quand même pour faire les présentations. Il faut croire qu’il me reste un minimum de dignité.

– Marc : les filles. Fée, Jo : Marc.

– Enchanté, dit-il.

Il attrape une chaise libre à la table d’à côté et vient s’installer tout contre moi. Je ne manque pas le regard de Fée qui mate ouvertement son arrière-train, mais je ne peux pas lui en vouloir : au séminaire, chaque fois qu’il se tournait pour montrer un truc au rétroprojecteur, je fondais lentement en mode loukoum abandonné au soleil.

– Alors, pas trop choquées par l’annonce de Rose ? lance-t-il.

– Un peu, si, répond Fée.

– Complètement, approuve Jo.

Marc leur offre le sourire qui m’a fait dire qu’il finirait dans mon lit avant la fin du séminaire, et je vois que le charme opère. Good boy !

– Je comprends. Les amis à qui je l’ai annoncé ont eu l’air totalement choqué, mais en même temps, ils sont habitués à mes coups de tête. Et franchement, là… (Il se retourne vers moi, les yeux brillants.) C’est le plus beau coup de tête de ma vie.

Je souris, comme une cruche j’en suis certaine, mais je m’en fous. Je crois que je perds un neurone chaque fois que ce type m’adresse un regard. Il est tout ce que j’ai toujours voulu, que j’ai imaginé dans mes rêves les plus fous. Le prince charmant de Disney version rock’n roll. Je me retourne vers les filles. Fée me sourit.

– OK, il est très beau, dit-elle.

– J’espère que ce n’est pas que pour ça qu’elle m’épouse.

– En même temps, vous n’avez pas eu vraiment le temps d’aller tellement au-delà, non ?

– Jo !

Mais au lieu de se vexer, Marc éclate de rire.

– C’est exactement ce que m’a dit mon meilleur ami, Paul. Enfin dans l’idée.

– Il a accepté d’être témoin ? demande Fée.

– Oui, il m’a dit que j’étais timbré, qu’il voulait rencontrer Rose et je crois qu’après ça, il a commencé à organiser mon enterrement de vie de garçon.

Je vois une lueur de sadisme dans les yeux de Fée. Jo, elle, continue de détailler Marc, et je le trouve très à l’aise sous son regard.

– N’envisage même pas d’organiser quoi que ce soit, dis-je à l’attention de Fée. Et toi, arrête de le fixer comme s’il était le Diable incarné.

Jo détourne le regard vers moi et je ne sais pas trop quoi penser. Que mes amies soient perturbées par mon annonce subite, surtout quand on a été habituées, comme nous, à faire les quatre-cents coups, je peux le comprendre. Mais Jo a l’air d’avoir vraiment du mal à l’avaler. Notre échange se poursuit, et je suis consciente que la bière que commande Marc jure au milieu de tous nos verres vides de mojito parce qu’on a l’air de pochtronnes à côté de lui, mais je fais comme si de rien était.

– Alors, les filles, reprend-il finalement, je suppose que vous avez des questions.

Il se recule légèrement dans son siège.

– Je suis tout à vous.

– Au sens figuré ? demande Fée.

Le rire de Marc me rassure.

– Bien, commence Jo.

Elle fait craquer ses doigts, et je me dis que, si elle se lance dans un interrogatoire façon Gestapo, ça va être gai !

À cet instant-là, mon téléphone sonne — fort heureusement, me dis-je dans un premier temps. Ou pas, rectifié-je aussitôt après. Parce qu’il ne me faut qu’une seconde pour identifier la mélodie, que je ne connais que trop bien. Et le fait que cette mélodie se fasse entendre juste à ce moment-là, et que je sache précisément depuis combien de semaines (sept, exactement) ça ne s’était plus produit, me donne la sensation soudaine que certains éléments du destin s’entrechoquent dans le seul but de me faire tomber dans un trou noir.

J’observe Jo et Fée, qui savent aussi bien que moi qui appelle. Son nom est d’ailleurs écrit en gros sur l’écran : Geoffroy. Le type qui aurait pu être à la place de Marc s’il n’avait pas été aussi inaccessible et incapable de sentiments amoureux. Celui qui incarne avec la plus grande force le milieu que j’ai pris la décision de quitter. Celui dont j’aurais mille fois dû supprimer le numéro au lieu d’hésiter au moment d’appuyer sur la touche fatidique, parce qu’une partie de moi voulait encore et toujours croire que quelque chose était possible entre nous (ce qui est complètement débile et ridicule, que cela soit dit). Celui à qui je m’étais promis de cesser de répondre, pour prendre mes distances, décision à laquelle je m’étais d’ailleurs tenue, et lui aussi, ce qui m’avait laissé penser que ma décision était la bonne…

Il ne peut pas trouver pire moment pour refaire surface. Et c’est sûrement pour cette raison que je me sens totalement indécise, incapable de savoir si je dois décrocher ou non. La réponse devrait être évidente : c’est le moment où jamais de tourner définitivement la page « Geoffroy » ! Dans ma main, le vibreur me fait l’effet d’un quitte ou double : prendre ? Ne pas prendre ? Et merde, je suis une grande fille et je vais me marier. Je me lève brusquement et saisis mon smartphone en m’éloignant de quelques pas.

– Eh, Rose.

Un frisson me parcourt. Je me flanquerais des baffes. Sa voix ne devrait pas me faire un tel effet. Elle devrait m’énerver, plutôt, me mettre hors de moi.

Je jette un œil à Marc, assis plus loin avec Jo et Fée, et remarque que ces dernières semblent avoir commencé à lui poser des questions. Par réflexe, ma main plonge dans mon sac et en sort un briquet et une cigarette, que j’allume d’une main tremblante. Autant pour les bonnes résolutions.

– Ça fait longtemps, reprend Geoffroy.

– En effet.

Je ne sais pas ce que Geoff a fait durant ces deux derniers mois, parce que je n’ai pas voulu le savoir, et je ne m’en porte pas plus mal. Il a vécu sa vie, moi la mienne, et c’est exactement ce dont j’avais besoin : une pause. J’inspire une longue latte en tournant la tête vers Marc, qui me regarde.

– Tu es libre ce soir ? poursuit Geoff d’un ton curieusement mal assuré.

Je ne sais ce que je dois en penser. Pourquoi ce retour maintenant ?

– J’ai… dit-il avant de s’interrompre un instant, comme s’il était gêné. J’ai besoin de te voir.

– Je vais me marier.

C’est sorti d’un coup. Je dois calmer toute velléité de sa part de reprendre contact avec moi, parce que je sais très bien comment je réagis quand je le vois : je craque (« comme une merde », diraient les filles). Et c’est justement pour ça que j’avais besoin de prendre mes distances. Parce qu’à un moment donné, il faut cesser de craquer et avancer.

Il y a un blanc à l’autre bout de la ligne. Puis, au bout d’un moment qui me parait une éternité :

– Tu plaisantes ?

– Non.

Plus loin, mon futur mari continue de répondre à mes copines sans se formaliser. Au contraire, je le vois sourire et j’entends même l’éclat de rire de Fée. J’aimerais être aussi à l’aise que lui dans la vie. J’inspire une longue bouffée.

– Mais… Mais quand ? reprend Geoff.

– On passe tout à l’heure prendre rendez-vous à la mairie.

Mon Dieu, que ça va vite ! Et ça me parait encore plus absurde à cet instant, avec Geoffroy au bout du fil. En fait, je ne sais pas si je voudrais que ça se précipite encore plus, façon de me sauver de moi-même (et j’en ai besoin !), ou que ça s’arrête d’un coup, parce que je mesure à quel point je suis loin d’avoir tourné cette page de mon existence.

Après un nouveau silence, Geoff déclare :

– Non, c’est hors de question, tu… nous… Bon. J’arrive.

Et il raccroche.

Quoi ?

Je fixe l’écran de mon smartphone, en pleine hallucination. Je ne parviens pas à croire ce qu’il vient de dire. Ce n’est pas possible ! Comment ça, il arrive ? Mais non ! Je ne suis pas d’accord !

J’ai au moins atteint les tréfonds du Désespoir Ultime (toujours avec des majuscules) quand je reviens à notre table. Hé, ho, je vais me marier ! Geoffroy ne peut pas revenir maintenant ! C’est rigoureusement impossible. Marc m’observe, interrogatif, tandis que les filles ont l’air franchement soucieuses.

– C’était quoi ? me demande-t-il.

– Oh ! Mon père : il me file des jours de congé pour qu’on puisse préparer le mariage. C’est cool.

Jo et Fée me fixent avec inquiétude, teintée, pour la première, d’une pointe d’agacement. Je sais très bien ce qu’elle pense : non seulement elle n’a jamais pu supporter Geoffroy (je vous ai dit qu’elle était possessive comme pas deux ?), mais dans son esprit, je viens de grimper un nouveau palier dans le mensonge avec Marc. Enfin… j’ai quand même bien eu mon père au téléphone, et il m’a bien donné des jours de congé, mais c’était dans la matinée. Enfin bon, à la fois qu’est-ce qu’elle voulait que je dise ? Je ne sais déjà pas quoi penser de l’appel de Geoff, alors en parler… Tout ce que je sais, c’est que les doutes que j’avais sur ce mariage (oui, j’en avais quand même un peu) me semblent soudain beaucoup plus conséquents, et que je suis paumée. Du coup, le seul truc que je trouve à faire, c’est me pencher vers Marc pour l’embrasser, pour chercher dans la sensation de ses lèvres la confirmation que je ne fais pas une bêtise, et m’enivrer du contact de nos bouches. Quand nos visages se séparent, Fée nous observe, et je décèle dans son regard une lueur d’amusement :

– Et alors, vous avez vraiment couché ensemble dans une gondole ?

Heureusement qu’elle est là pour me faire rire. Ben oui, on a vraiment fait ça, une idée de Marc, qui ne plaisante pas quand il dit qu’il fonctionne aux coups de tête. Déjà, j’étais sciée qu’il parvienne à convaincre un gondolier de lui louer, même à prix d’or, son outil de travail, mais quand en plus il lui a emprunté son canotier pour me chanter la sérénade dans un italien approximatif, ça m’a complètement vrillé la tête : je lui ai sauté dessus dès qu’on s’est retrouvé dans un petit canal isolé.

Il esquive avec un rire charmant, puis se lève et pose la main sur ma taille pour me serrer contre lui. Me voilà donc avec la tête retournée, pleine de doutes, le cœur mi-exalté mi-souffrant, et un brasier s’allumant dans ma culotte. Ma vie est formidable.

– On y va ? me souffle-t-il.

– Ça marche. Les filles, vous me passez vos cartes d’identité, je vous les rends le plus vite possible.

Fée se penche vers son sac avec une grimace discrète.

– Tout va bien ? s’inquiète Marc.

– Ce n’est rien, j’ai repris l’aérobic hier. Après des mois sans faire de sport, je le sens passer.

Je la remercie silencieusement d’avoir mis tant de conviction dans sa voix. Même moi, je pourrais la croire, si je ne savais pas qu’elle était irrémédiablement allergique au sport et que… Bref, passons. Jo me tend ses papiers à son tour et je me promets de leur faire un super cadeau à toutes les deux. Des bises plus tard, je me pelotonne contre Marc, comme si sa présence pouvait me protéger de moi, mon inconstance et mes doutes.

Nous traversons la place des Terreaux en traçant directement par le parterre des petits jets d’eau : ils sont si légers que c’est à peine si quelques gouttes nous atteignent. Je suis en train de grimper dans sa voiture quand mon téléphone émet le son caractéristique signalant l’arrivée d’un nouveau message. Geoffroy, forcément. Mais pourquoi est-il revenu ? Il ne lâchera plus l’affaire, maintenant, et c’est pourtant tout, mais alors tout sauf le moment.

J’observe Marc qui s’installe au volant, sans savoir que penser. Peut-être devrais-je lui en parler, en fin de compte. Après tout, c’est vrai qu’il ne sait pas grand-chose de ma vie, et parler de ses ex, ça doit bien se faire entre futurs époux, non ? Mais je ne le sens pas et je ne saurais même pas comment mettre le sujet sur le tapis. Non. Je ne vais pas commencer à me reposer sur lui. Je vais gérer ça comme une grande.

Marc démarre la voiture et rejoint le trafic des quais de Saône, tandis que mon téléphone me semble pulser dans mes mains.

 

Alors ? Qu’est-ce que je fais pour ce SMS ?

La chambre d’Adélaïde

Autrice : Hope Tiefenbrunner.

Genres : Nouvelle, Past/present, drame, M/F, M/M, F/F, M/M/F/F.

Résumé : Un petit essai sur le thème du passé/présent et de ce que des murs peuvent voir passer. Pas plus de précision pour ne pas gâcher le texte.

La chambre d'Adélaïde

La porte claqua contre le mur de la chambre, faisant trembler les bibelots qui se trouvaient dessus. Un magazine en chuta au sol. Le pied qui glissa sur une des pages ne provoqua qu’éclats de rire.

— Attention, Lenee.

Adélaïde rattrapa sa meilleure amie par le coude, l’accompagnant comme elle le pouvait au milieu du désordre de sa chambre, jusqu’à ce qu’elles ne s’écroulent sur le lit, qui grinça sous leur poids combiné. Leur ridicule chute les fit pouffer à nouveau alors même qu’elles échangeaient un regard complice et joyeux.

Grand Dieu, elle avait trop bu et trop fumé mais elle s’en fichait. Lenee était belle, allongée sous elle, ses cheveux bruns s’étalant autour de son visage, les fleurs qu’elles y avaient tressées un peu plus tôt complétant un tableau bucolique et romantique à la fois. Oui, elle était belle avec ses yeux qui brillaient d’amusement et de tendresse, belle avec cet esprit de liberté qui émanait d’elle.

La main qui claqua ses fesses la sortit de sa rêverie et la fit rire mais moins que le haussement de sourcils de Lenee.

— Hé les filles, commencez pas sans nous.

Deux poids enfoncèrent un peu plus le lit. Adélaïde conserva les yeux rivés sur sa meilleure amie. Celle-ci lui sourit, de ce sourire taquin, celui qu’elle avait quand elle s’apprêtait à faire une bêtise, celui qu’elle avait eu quand elle l’avait entrainée dans cette manif en mai de cette année-là, celui qu’elle avait eu en jetant ces pavés, celui qu’elle avait eu quand elles avaient fini au poste dans la même cellule qu’une dizaine d’autres étudiants. La cellule dans laquelle ils s’étaient tous rencontrés. Celle dont le père de Lenee les avait fait sortir quelques heures plus tard, après qu’ils aient eu chanté toutes les chansons des Beatles qu’ils connaissaient.

Tout ça paraissait étrangement loin et proche en même temps. Elles avaient promis qu’on ne les y reprendrait plus, pour un temps. Juste assez pour que leurs parents se calment et cessent de faire des remarques sur ce mouvement hippie soi-disant ridicule mais dans lequel elles se retrouvaient pourtant toutes les deux.

Oui, elle aimait ce sourire et quand sa meilleure amie s’avança pour l’embrasser, elle lui rendit son baiser avec envie. Les garçons sifflèrent mais ce fut le léger rire à la porte qui lui fit relâcher la bouche gourmande de Lenee.

Elle se retourna. Yann les observait. Comme toujours il l’a soufflée. Avec son pantalon moutarde et son tee-shirt vert, il était solaire. Les cheveux un peu longs qui englobaient son visage, ses petites lunettes rondes qui camouflaient son regard et sa moustache lui donnaient ce côté viril qui la faisait littéralement fondre.

Un baiser vorace dans son cou attira son attention. Pierre. Le meilleur ami de Yann.

— Bas les pattes, elle est à moi, s’amusa Lenee alors qu’elle le repoussait gentiment.

Ils pouffèrent. Elles n’étaient pas les seules à avoir trop abusé de l’alcool et de ce joint qu’ils n’avaient cessé de se passer tandis qu’ils écoutaient la musique de plus en plus enivrante de ce groupe dont elle avait complètement oublié le nom. Mince ! Ce n’était pas grave, ça et le fait qu’ils soient stones. Ils étaient libres, jeunes, conscients que le monde avait besoin de changement, besoin de plus d’amour.

L’amour.

Elle avait envie de faire l’amour.

Alors elle embrassa Pierre, sans se décoller de sa meilleure amie, leurs deux poitrines si différentes s’écrasant l’une contre l’autre. La langue du jeune homme s’insinua dans sa bouche tandis que sa barbe chatouillait agréablement son visage. La morsure dans son cou la fit se tendre, puis relâcher les lèvres de son compagnon.

— Ne m’oublie pas, Adel, soupira Lenee avec une petite moue craquante.

— Jamais.

Elles s’embrassèrent à nouveau. Ce n’était pas la première fois, loin de là et elle y prenait toujours autant de plaisir. Les doigts de Lenee qui remontaient son léger débardeur étaient doux en comparaison de ceux de Pierre plus fermes.

Elle s’agenouilla, levant les bras pour les laisser lui ôter son haut. Ses seins lourds suivirent le mouvement. Les mains de Jonathan les empaumèrent. Cela la fit rire, ces trois paires de mains qui parcouraient son corps, flattaient ses courbes, titillaient ses points sensibles.

Elle se sentait belle et désirable.

Elle se retourna.

— Tu ne viens pas ?

— Je regarde, répondit Yann qui avait remonté ses lunettes sur son front.

— Ne boude pas pour lui, chuchota Jonathan à son oreille.

— Je ne boude pas.

Et comment l’aurait-elle pu alors qu’ils étaient tous les trois occupés à l’exciter ? Un de plus serait de trop ? Peut-être pas, pensa-t-elle lorsque Lenee se redressa, usant de sa souplesse pour glisser entre ses jambes et se mettre debout sur le lit. D’un rapide mouvement, elle fit voler sa tunique avant de hausser ses sourcils d’une manière aguicheuse. Et puis mue par une musique imaginaire, elle se mit à danser sur un rythme lent et sensuel.

Adel s’allongea et l’observa, émerveillée. Lenee était maladroite et magnifique, ses bras et ses mains créant des arabesques dans les airs tandis que ses hanches se balançaient doucement. Moulée dans son pantalon pattes d’ef, ses longs cheveux couvrant en partie ses seins, Adel sentit les siens se tendre un peu plus.

La bouche gourmande d’un des garçons se posa dessus et commença à l’aspirer et le titiller. Un lourd soupir de plaisir lui échappa tandis que la chaleur de son entrejambe augmentait. Une main glissa le long de son abdomen, passa sous sa jupe, sous sa culotte et continua au milieu de son épaisse toison. Elle se pâma sous la caresse. Lenee se pencha vers elle et chassa Jonathan qui tentait une approche.

Adel éclata de rire.

Un clic attira leur attention, elle renversa la tête en arrière, retenant de justesse un gémissement quand le doigt qui s’activait jusque-là sur son clitoris la pénétra. Yann avait sorti son appareil et immortalisé la danse de Lenee. D’un ample mouvement de tête, celle-ci balança sa chevelure sur le côté, dévoilant de nouveau ses seins.

Et comme Adel avait envie de les toucher. Mais quand elle tendit les mains vers son amie pour l’inviter à s’allonger sur elle, cette dernière la tira à elle. Pierre la retint tandis que Jonathan essayait d’attraper Lenee pour la ramener à eux.

Le tout fini en roulé-boulé sur le lit.

Le clic, clic de l’appareil de Yann résonna de nouveau, ne s’arrêtant pas quand les vêtements commencèrent à voler dans tous les sens, quand les mains, les langues s’égarèrent sur l’un ou l’autre des corps qui se présentaient. Perdue sous les caresses qu’elle recevait et qu’elle donnait, Adélaïde ne prêtait plus attention à l’homme qu’elle aimait et qui tournait autour d’eux à la recherche du meilleur angle. Lenee ne lâchait guère sa bouche, s’intéressant plus à elle qu’aux garçons, comme souvent. À tel point que ces derniers finirent par les séparer, chacun s’appropriant l’une d’elles.

— Hé, se plaignait Lenee en riant, tandis qu’elle finissait assise sur les genoux de Jon.

Adélaïde, de son côté, sourit quand Pierre la fit passer sur les siens et que sa verge tendue frotta contre son intimité.

Elle avait envie de lui, envie de Yann qui n’avait toujours pas lâché son appareil.

— Tu nous rejoins ? demanda-t-elle.

— Tout à l’heure.

Elle haussa les épaules. Yann était un artiste et c’est ce qu’elle aimait chez lui. Par ailleurs, le sexe de Pierre qui la pénétrait était bien assez pour l’occuper et lui apporter le plaisir que son corps désirait. Écrasant le visage du jeune homme entre son imposante poitrine, elle observa sa meilleure amie.

Celle-ci lui adressa un regard brûlant et tendit les mains vers elle. Un appel auquel Adélaïde, malgré le plaisir qui commençait à vriller ses reins, ne sut pas résister. Et puis, mues par le même instinct, elles tirèrent. Les garçons cédèrent facilement et s’allongèrent, leur offrant ainsi toute la liberté qu’elles souhaitaient pour reprendre leur baiser.

La bouche de Lenee, le sexe de Pierre qui la pénétrait de plus en plus rapidement.

C’était parfait.

***

La porte claqua contre le mur de la chambre, faisant trembler les bibelots qui se trouvaient dessus. Un magazine en chuta au sol. Le pied qui glissa sur une des pages ne provoqua qu’éclats de rire.

Nathan se rattrapa aux bras de Paul pour éviter de tomber.

— Attention, murmura ce dernier.

— T’inquiète. Tu crois que c’est quoi ? Un magazine de tricot ?

Paul  rit un peu plus.

— Probable. Ou un truc de coincé, répondit-il. En tout cas, je doute qu’il s’agisse d’un magazine porno et même un truc de déco, je n’y croirais pas. C’est…
Paul engloba la pièce du regard.

— Pas le genre, finit-il.

Cela fit sourire Nathan. Oui, pas le genre du tout même.

— Ne critique pas ainsi cette chère tante Adélaïde, répliqua-t-il néanmoins.

— Loin de moi cette idée. Je ne critique pas la main qui nous loge. Même si elle doit déjà être en décomposition à l’heure qu’il est, non ?

— Tu es horrible.

— Réaliste plutôt, non ? Mais rassure-toi, je lui suis avant tout très reconnaissant.

Ils se sourirent. Reconnaissant, Nathan l’était lui aussi. Etonné aussi, toujours autant. Avoir hérité de la maison d’Adélaïde, c’était le coup de chance que vous n’attendiez pas dans la vie. L’héritage surprise qu’on n’imagine jamais recevoir. Et pourtant, le notaire le lui avait bien signifié : Adélaïde l’avait expressément désigné comme légataire de la demeure et de ce qu’elle contenait. Adélaïde… Quelle mouche avait donc bien pu piquer cette vieille bigote pour faire un geste pareil ? Il la connaissait à peine, ne l’avait vu qu’à de rares réunions familiales et elle semblait tellement soulante qu’il l’avait toujours fui.

Bien sûr, elle n’avait pas de descendants directs, mais ils étaient nombreux dans la famille à être de potentiels héritiers, des couples avec enfants ou en passe de devenir parents pour lesquels une maison comme celle-ci aurait été parfaite et surtout, surtout des couples hétérosexuels dignes de ce nom ! Lui et Paul avaient beau être un couple solide, ils ne collaient tout bonnement pas à l’image qu’il avait d’Adélaïde.

Elle n’avait jamais rien dit sur son orientation sexuelle, contrairement à d’autres, il devait bien le reconnaitre, mais elle semblait si « classique », si « étroite d’esprit », si dépressive et rabat-joie que ce choix était illogique. D’ailleurs, personne n’avait compris pourquoi c’était à lui qu’elle avait fait ce legs.

Avec son frère aîné, il avait plaisanté en supposant qu’il y avait peut-être un cadavre caché et qu’elle avait réservé cette funeste découverte à l’homo de la famille. Paul avait proposé que la cave ou le grenier étaient en fait un donjon BDSM. Avant qu’ils ne poursuivent, sa belle-sœur, les avait fait taire, non s’en avoir pouffé au préalable. Nathan avait simplement conclu qu’avec plus de 50 % de droits de succession, il n’était peut-être pas gagnant. Au final, ce n’était pas le cas et au pire, il pourrait toujours revendre. En tout cas, c’est ce que lui avait dit le notaire qui semblait convaincu qu’ils faisaient là une bonne affaire.

Alors voilà, il avait accepté l’héritage, sous la pression de ses parents qui avaient promis de lui donner un coup de main au besoin, celle de son frère, celle de Paul qui parlait déjà de chien, de chat, de barbecues au soleil. Les clefs lui avaient été remises en milieu de semaine et ils profitaient de leur samedi matin pour effectuer un premier tour du propriétaire, voir un peu ce qu’il y avait à faire, quel meuble garder, donner, et si vraiment, vraiment ils allaient conserver la demeure.

La visite avait commencé sagement. La maison était parfaitement entretenue. La décoration vieillotte et dépassée et les pièces étroites. Paul avait parlé de deux murs à abattre. C’était un bon bricoleur, il avait déjà des tas d’idées. Visiblement, il n’envisageait pas qu’ils revendent. Quand ils avaient gagné le premier étage, les idées de Paul avaient suivi un tout autre chemin. La faute aux escaliers : avoir ainsi ses fesses sous le nez l’avait irrémédiablement excité, avait-il dit.

Se faire coincer contre le mur du couloir et ravager la bouche avait suffi à rendre Nathan tout à fait réceptif aux avances de son compagnon.

 La première chambre se trouvait être celle d’Adélaïde, mais peu importait. Le regard que Paul portait sur lui à cet instant pouvait complètement lui faire oublier que le lit vers lequel il reculait avait accueilli une vieille fille pendant des années.

— Embrasse-moi, réclama-t-il.

— Tout ce que tu veux.

La main de Paul passa le long de son visage, jusqu’à l’arrière de son crâne, alors que sa bouche se posait sur la sienne, l’épousant à merveille. D’un mouvement du bassin, il l’incita à poursuivre et Nathan fut son obligé jusqu’à ce qu’il bute sur le lit où il se laissa tomber. Le regard taquin, il commença à y reculer tout en se défaisant de son tee-shirt qu’il envoya voler, il ne savait où.

Paul grogna d’envie, ses yeux le détaillant avec gourmandise. Nathan adorait cela, être au centre de son attention, voir l’excitation tendre son pantalon. Il passa la main sur son torse, avant de masser sa propre érection.

— Tu sais que ces murs n’ont jamais dû être témoin d’un spectacle aussi érotique, commenta Paul.

Cela le fit sourire.

— Je n’en doute pas. Et rassure-moi, on va leur montrer bien plus que ça ?

Paul se débarrassa de sa chemise et commença à déboutonner sa braguette.

— J’envisage même de faire rougir ces draps qui n’ont certainement jamais vu une queue de leur vie.

Nathan pouffa.

— Voilà un programme qui me plait bien.

Et quand Paul descendit son pantalon, il l’imita.

***

Bobby MCGee de Janis Joplin résonnait dans la chambre. Sur le lit, le corps encore humide de sueur, Adélaïde fumait. La tête de Yann reposait sur son ventre et de sa main libre de cigarette, elle caressait sa chevelure avec amour. Dieu seul savait l’heure qu’il pouvait être, le soleil couchant colorait la pièce d’une lumière orangée particulièrement apaisante.

Lenee porta un joint à ses lèvres et l’alluma.

Il faudrait qu’Adélaïde aère, entre le tabac, l’herbe et le sexe, l’odeur de sa chambre rendrait fous ses parents. Fort heureusement, ils ne seraient pas là avant deux jours encore, alors pour l’heure… Elle attrapa le joint et en tira une taffe avant de le passer à Pierre. Sa cigarette avait fini dans la bouche de Jonathan.

— J’ai faim, lança-t-il.

— Moi aussi, répondit Lenee mais j’ai pas envie de bouger.

D’un bond, Pierre se redressa.

— Je vais chercher quelque chose.

Nu, comme au premier jour de sa naissance, il sortit de la pièce.

Adélaïde poussa un petit soupir de bien-être. La vie était parfaite ainsi. Elle voulait les avoir tous les quatre pour encore de nombreuses années. Ils ne feraient pas comme leurs parents, ils ne s’enfonceraient pas dans le conservatisme et la rigueur. Elle quitterait cette maison et tout ce qui allait avec sans une once de regret. Avec Lenee et Yann, ils parlaient souvent de rejoindre une communauté. L’Ardèche en abritait de très sympas. D’autres gens qui partageaient leurs avis sur le monde, le sexe, la paix et l’amour.

— À quoi tu penses ? demanda Lenee.

— À nous, à l’avenir.

Elle récupéra le joint qui avait fait le tour.

Lenee lui sourit paresseusement.

— Et ?

Yann se retourna.

— Je vais continuer à faire des photos, vous allez finir votre année et cet été, on prend ma voiture et on part, loin.

Les deux filles se sourirent, avant d’acquiescer en même temps.

Et tandis qu’elle prenait une nouvelle bouffée, Adélaïde ne voyait pas comment sa vie pourrait tourner autrement.

***

Bobby MCGee de Janis Joplin résonnait dans la chambre. Sur le lit, le corps encore humide de sueur, Nathan fumait.

— Cigarette et Janis Joplin, elle en découvre des choses cette chambre.

Nathan sourit.

Le soleil éclairait la pièce et les rideaux en atténuaient la luminosité, la rendant agréable. Le lit confortable avait à peine grincé quand le rythme s’était accéléré.

— C’est triste, dit-il.

— Quoi ?

— Adélaïde. Elle…

Nathan se retourna pour se mettre sur le ventre, bousculant l’iPhone de Paul qui le reposa correctement pour que la musique ne soit plus étouffée.

— Elle a vécu là toute sa vie. Tu imagines ? Cette chambre, elle l’a toujours occupée, même quand ses parents sont morts.

— En même temps, elle est très agréable et grande.

— Je te reconnais bien là, toujours pratique.

Paul haussa les épaules et Nathan admira son dos et ses fesses.

— Plus sérieusement, tu te vois vivre toute ta vie dans ta chambre d’enfant, d’ado ?

Paul éclata de rire.

— Grand Dieu, non ! Je tolère mes parents en les voyant une fois par an et je déteste leur maison.

Cela fit sourire Nathan.

— Oui, les igloos ne sont faits que pour les Esquimaux.

Il fit tomber sa cendre dans un petit pot qu’il avait trouvé sur la table de nuit. Adélaïde commençait peut-être à se retourner dans sa tombe si elle le voyait faire.

— Je suis certain que le chauffage peut y être augmenté, rétorqua Paul, mais je déteste cette baraque. Elle est mal foutue, sombre et… non, je la hais, y’a rien à sauver.

— Je n’envisagerais pas d’y vivre, pas plus que dans celle de mes parents.

Paul s’approcha pour embrasser son épaule.

— Et celle-ci ?

Nathan observa la chambre. Il ignorait encore comment étaient les autres, mais celle-ci dégageait quelque chose de très paisible. La maison lui plaisait vraiment, en tout cas ce qu’ils en avaient vu, l’extérieur, le rez-de-chaussée, la cuisine était grande et lumineuse, la déco était à chier avec ses meubles rustiques mais il savait que Paul pourrait en faire quelque chose de moderne et confortable, si possible à petits prix !

— Oui.

Il tira une latte.

— Toi ?

— Aussi.

Ils se sourirent.

***

La boite sur la table contenait bien des babioles. Adélaïde aimait à y entasser ses petites choses qu’elle raccrochait à de beaux souvenirs. C’était un bric-à-brac, des fleurs, des bouts de papier avec des poèmes, un morceau de chaine, des photos. Beaucoup de photos, des moments qu’elle chérissait. Elle s’imaginait les regarder dans quelques dizaines d’années, lorsque son visage serait ridé et son corps flasque. Yann se moquait d’elle, en disant qu’elle serait toujours belle mais puisqu’il était l’auteur de la plupart des clichés, il pouvait difficilement critiquer qu’elle les conserve.

Elle sourit devant les nouveaux. Si ses parents tombaient là-dessus, elle chevauchant Pierre et tendant les mains à Lenee qui en faisait tout autant sur Jonathan. Elle ricana. Elles étaient chouettes ces photos, elle se trouvait belle dessus et heureuse. Ils en feraient d’autres, des tas d’autres. Encore quelques mois et ils partiraient tous dans le centre de la France. Pierre avait des amis qui y vivaient et il leur tardait à tous de les rejoindre.

Elle poussa un soupir de contentement et referma la boite avant de la cacher à nouveau.

***

La boite sur la table contenait bien des babioles. Nathan l’avait trouvée dans un autre carton, dans le grenier. Ils habitaient la maison depuis quelques jours seulement et s’ils avaient en grande partie trié le rez-de-chaussée, l’étage restait encore à finir, quant au grenier, c’était une friche complète. Mais Nathan ne pouvait pas poser de congés, aussi avaient-ils bossé essentiellement sur les week-ends. Heureusement, ils avaient eu l’aide de la famille et des amis.

— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda Paul.

— Des photos ?

— Merci, j’avais remarqué.

Nathan lui tira la langue. Paul s’approcha jusqu’à être au-dessus de lui et des clichés qu’il avait étalés devant lui.

— Chaud ! dis donc.

— C’est Adélaïde, se contenta de répondre Nathan en pointant une des deux jeunes femmes.

— Non !

— Je te promets que si, regarde.

Et il lui tendit un des rares albums photo de la maison. Adélaïde y était présente sur de nombreux clichés, plus tout à fait une enfant, pas encore une adolescente et pourtant la jeune femme dévergondée, en train d’embrasser cette autre, de se déshabiller au milieu de deux hommes ne pouvait être qu’elle et, quand il l’avait compris, Nathan avait buggé. Il n’aurait jamais cru cela possible.

— Alors, ça alors ! s’exclama Paul qui prit la chaise à côté de la sienne.

La trouvaille méritait certainement de s’asseoir.

— Et c’est dans sa chambre ? continua Paul.

— Oui.

— Moi qui pensais qu’on lui avait fait découvrir des choses à cette pièce, je réalise qu’elle…

— En a vu des vertes et des pas mûres.

— Purée !

Paul passa les clichés en revue.

— Mais comment…

— Comment elle est devenue cette vieille fille ?

— Mais ouais.

— J’avoue que ça m’interroge.

— Sérieux, on dirait des photos pornos des années 70 ! Je… T’as vu ces touffes ?

Nathan pouffa.

— Les mecs aussi sont bien poilus, précisa-t-il en tapotant un des clichés.

— Clair ! J’apprécie d’autant plus que tu tailles tes poils.

La remarque lui fit lever les yeux au ciel, mais il ne pouvait pas lui donner tort.

— J’en reviens pas, reprit plus sérieusement Paul. On a vidé ses affaires, je veux dire… Je…

Nathan lui sourit. Lui non plus n’en croyait pas ses yeux. Vider la maison avait été un plongeon dans la vie et la personnalité d’Adélaïde. Et jusque-là, rien n’avait jamais contredit l’image qu’ils avaient d’elle.

Ça le perturbait.

Ça n’avait probablement pas vraiment d’importance, mais passer des jours à pénétrer ainsi l’intimité d’une personne, en triant tout ce qui avait fait sa vie et son quotidien jusqu’à ses culottes, et Dieu qu’ils en avaient ri comme des idiots, créait une sorte de lien. Ils avaient naïvement pensé la connaitre.

— Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda finalement Paul.

— Je ne sais pas. Je suppose qu’il faudrait les jeter ?

— Sans doute.

Ils se fixèrent.

— Ou on les remet au grenier, on ne manque pas vraiment de place, non ? proposa Nathan.

Paul lui sourit.

— Ouais. C’est une bonne idée.

Nathan continua à vider la boite. Plus tard, quand il aurait le temps, il essaierait sans doute de comprendre comment cette jeune femme en train de s’envoyer en l’air avec trois autres personnes, qui respiraient la liberté, les années 70 et le flower power était devenue cette vieille fille, triste et grincheuse.

— Tu viens m’aider à déballer les cartons ? appela Paul depuis le salon.

Un dernier coup d’œil.

— Oui.

Il replaça tout dans la boite et la referma.

Tout cela serait pour une autre fois.

***

Morts.

Le mot tournait dans sa tête encore et encore, à tel point qu’il n’avait plus de sens, il était vide, comme elle.

Creuse.

Comme si rien ne pouvait l’atteindre, comme si elle ne parvenait ni à comprendre ni à ressentir.

Morts.

Cinq petites lettres qui allaient à jamais changer sa vie.

Amour.

 Un autre mot qui aurait dû être bien plus fort.

 Joie, bonheur… Il y avait tellement d’autres mots bien plus beaux que celui-là.

Morts.

 — Adélaïde?

 La voix de sa mère lui parvint à travers le brouillard de ses pensées.

 — Adélaïde.

 La voix de Son père  lui fit relever le visage. Que veut-il

— Il faut y aller.

Aller où ? Faire quoi ?

Elle devrait être morte elle aussi, avec Lenee, avec Yann et Pierre, morte comme eux, percutée par ce camion dans la petite deux chevaux de Yann. Ecrasée, écrabouillée, à peine reconnaissable.

Partir.

Ils devaient partir dans deux semaines. Tout était prêt. Lenee était tellement excitée qu’elle en était usante.

Et maintenant… Maintenant.

Un flot de larmes la rattrapa alors qu’elle éclatait en sanglots une nouvelle fois. Sa gorge était douloureuse de ces sons informes qui s’échappaient de sa bouche mais qu’elle ne pouvait contrôler, comme si elle vomissait son chagrin et son mal.

Des mains sur ses épaules, des bras autour des siens. Rien de tout cela ne l’atteignait, ne pouvait apaiser sa douleur, rien, même la présence lointaine de Jonathan qui s’effondrait comme elle.

Rien.

Plus rien.

Il n’y aurait plus jamais rien.

***

Morts.

Nathan n’aurait pas dû en être surpris. Il avait forcément fallu quelque chose d’aussi fort et dramatique que cela pour transformer cette jeune femme.

Une fois de plus les clichés d’une Adélaïde jeune et libre étaient posés devant lui, à côté d’un article de journal jauni.

Joie, bonheur, amour.

C’était les mots qui lui venaient à l’esprit quand il les regardait.

Ses doigts caressèrent le visage d’Adélaïde.

Comme il regrettait maintenant de n’avoir jamais parlé à cette femme, de n’avoir jamais essayé de comprendre ce qui se cachait derrière la façade. De n’avoir vu que cette vieille fille, d’avoir naïvement pensé qu’elle avait toujours été comme cela et rien de plus, même lorsqu’il triait ses affaires.

Le bruit de la serrure résonna dans la maison et Nathan se leva presque d’un bond.

— C’est moi, cria Paul.

Et avant qu’il n’ait ne serait-ce que le temps de poser sa veste, Nathan l’avait déjà pris dans ses bras.

 — Je t’aime.

— Wahou, quel accueil !

Nathan releva le visage et l’embrassa, goulûment avec autant de passion qu’il pouvait en mettre.

S’il devait perdre Paul, il ignorait comment il réagirait mais il voulait profiter au maximum de lui. Il voulait le chien dont ils avaient parlé, le chat aussi et putain même des gosses ! Il voulait de la vie dans cette maison. Il voulait remercier Adélaïde de son geste en vivant encore plus fort, en remplissant cette maison de joie, de bonheur, de rire et tout ce qu’il y avait sur ces photos et qu’un chauffard avait volé.

Petite bêtise, grammes résiduels et six pieds dans un lit

Autrice : Valéry K. Baran.

Genres : F/F , bisexualité.

Résumé : Il est des matins où tout est drôle ou lamentable, ou à pleurer. Remets tes yeux en face des trous et ne regarde pas derrière toi : on vit tous avec nos conneries ! Hé Ho, poulette, tu m’écoutes ? Et arrête de te marrer, va.

Petite bêtise, grammes résiduels et six pieds dans un lit

– Allez, chuchote Clémence, le regard pétillant dépassant des draps dans lesquels elle est profondément blottie.

Nathalie plisse les lèvres en une petite moue, hésitante. Le bleu gris de ses prunelles semble aussi pâle que la lumière matinale et leurs visages ne sont qu’à quelques centimètres l’un de l’autre.

– Tu ne veux pas le lui dire toi-même ?

– Pas motivée.

Le ton de Clémence est celui d’une gamine, l’éclat de ses yeux se faisant rieur, comme si ce qu’elles s’apprêtent à faire n’est qu’une bêtise sans importance.

Nathalie se renfonce dans la couette. Lorsqu’elle déglutit, sa gorge sèche lui fait mal. Elle cherche du regard une bouteille d’eau à proximité.

– Je dois avoir encore au moins trois grammes, gémit-elle à voix basse, et je ne suis pas sûre de pouvoir aligner plus de deux neurones pour bredouiller quelque chose d’intelligible.
La fin de sa phrase se finit dans un rire étouffé, que Clémence partage aussitôt, la blancheur de ses dents ressortant au rebord du drap clair.

D’un air coquin, cette dernière jette alors un œil aux jambes masculines qui dépassent de l’autre côté de la petite brunette près d’elle. Puis, elle sort légèrement le nez de la couette, méfiante quant à la température extérieure. L’air est frais ; sa peau est nue ; ses vêtements sont elle ne sait où. Elle a envie de retourner sous la chaleur des draps, mais les balance tout de même de côté en un acte de bravoure, tandis que Nathalie y enfouit plus profondément le bas de son visage, et s’assoit au bord du matelas. L’absence brusque de contact sur sa chair la fait frissonner. Elle resserre les pieds l’un contre l’autre sur l’amas de vêtements qui jonche le sol. Misère… Apercevoir son débardeur sur le dossier de sa chaise de bureau la fait se lever, une grimace se peignant sur ses lèvres quand elle prend conscience de la manière dont son crâne se met à pulser, ainsi que l’état dans lequel est l’appartement. Elle passe les doigts dans ses cheveux emmêlés. Un instant, elle se demande s’il est seulement possible de retrouver quoi que ce soit dans ces tas d’habits, roulés-jetés-propulsés à l’angle de la porte d’une armoire – tiens voici son soutien-gorge. Cette petite victoire lui procure du courage, lui permettant de se couvrir la poitrine, avant d’enfiler son haut. Puis, comme sa culotte lui échappe et que, bien que ça la fasse rire, se promener cul nu ainsi ne lui soit pas habituel, elle se décide pour le caleçon masculin qu’elle voit traîner plus loin, un peu bouffant et avec des carreaux, s’en amusant. S’en attifer lui donne une drôle d’allure, la couture du vêtement lui frôlant curieusement l’entrejambe. Il y a un quelque chose de sexuel, là-dedans, qui ne lui déplaît pas. Elle en expérimente plus nettement la sensation lorsqu’elle fait quelques pas et passe à son poignet l’élastique qu’elle déniche plus loin, en attendant de pouvoir se coiffer.

L’appartement est dans un état… lamentable ! Risible ! Elle ne sait comment le dire autrement. À prendre en photo panoramique et à envoyer sur Facebook. Voilà qui ferait rire les copines, tiens. Partout s’amassent des vestiges de la soirée passée : verres d’alcool, morceaux desséchés de pizza, mégots, cendriers pleins, huile pour massage au bouchon disparu, et des sapes, et des morceaux de cigarettes déchiquetés, et des cadavres de bouteille, et des emballages de préservatifs… Youhou ! La fête, quoi. La débauche. La jeunesse. Le grand n’importe quoi, mais le bon n’importe quoi : celui qui fait marrer et qu’on a envie de raconter plus tard, qui reste avec le temps et sur lequel les copains nous charrient même plusieurs années après, et qui peut faire rire aux larmes, parfois, aux dernières heures d’une soirée un peu arrosée. Elle a envie de rigoler. Il doit lui rester encore quelques grammes, à elle aussi. Il est hors de question qu’elle prenne la voiture aujourd’hui, songe-t-elle soudain. Elle risquerait de se faire arrêter pour alcoolisme en plein jour : la honte ! « Mais non, m’sieur l’agent, c’est juste que j’ai pris une grosse cuite hier soir et… » Elle imagine la scène tout en se dirigeant d’un pas léger vers la salle de bains. Non, non, non, non. Elle restera toute la journée chez elle, passera à la rigueur à la supérette au coin de la rue d’en face et bouffera du chocolat toute la journée, entre deux clopes, boira de l’Orangina. Son haleine doit être un avant-goût de la porte des enfers, elle pourrait tuer le joli cœur de voisin du dessous s’il lui venait l’idée regrettable de sonner une fois de plus à leur porte. « Vous avez du sel, les filles ? — Non ! » Il faut faire quelque chose.

Un instant, Clémence jette un regard aux deux larves qui cuvent dans les draps enroulés autour de leurs jambes, une longue chevelure d’ébène apparaissant, là, une cuisse masculine largement découverte, une bouche ouverte à gober les mouches… Ah, elle est belle, la jeunesse ! C’est eux qu’elle devrait prendre en photo, en fait, en les identifiant bien clairement sur le net. Non, elle n’est pas si mauvaise, mais ce serait amusant. Et il ne faut jamais se priver de songer à quelque chose de drôle. Elle imagine déjà le commentaire qu’elle pourrait y associer et les réactions des autres, dessous. Elle se trouve bête.

Puis elle file dans la salle de bains.

Elle a une gueule, mazette ! Tu es belle, dis donc. Tu as dormi dans un sac poubelle ?

La barrette à fleurs roses qui traîne sur le rebord du lavabo tombe à pic pour relever la masse informe de ses cheveux.

« Les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus aucune distinction », dirait Nadine, sa collègue. Bien balancé, poulette. Ah, cette pauvre jeunesse totalement égarée ! Sortez les drapeaux ! Brandissez les baïonnettes ! Un petit coup bien enfoncé tout en bas des reins devrait remettre tout le monde dans le droit chemin ! Elle se fait rire toute seule.

La fraîcheur du dentifrice dans sa bouche soulage agréablement sa sensation d’haleine fétide.

Tandis qu’elle se penche sur le lavabo, une claque sur ses fesses la fait sursauter. En se retournant, elle aperçoit Nathalie, passant près d’elle. Comme toujours, le port d’épaule de cette dernière est droit et sa démarche légèrement bourgeoise, ses longs cheveux noirs ondulant dans son sillage. Le regard complice que la brunette adresse à Clémence fait pétiller les yeux de cette dernière, les lèvres fermées sur sa brosse à dents. Puis Bob ? Tom ? — mince, comment pourrait-elle l’identifier sur Facebook si elle n’est plus capable de se souvenir de son nom ? — suit Nathalie, tandis qu’elle entre dans la douche. Son sourire à lui est le charme à l’état pur. Elle se fait honte, à avoir oublié comment il s’appelle. Elle prend tout de même quelques secondes pour contempler ses fesses. Il faut reconnaître que Roméo a tout pour plaire. Sportif, endurant, inventif… Pas un mot de trop, une assurance à toute épreuve et même de l’humour lorsqu’il en faut… Vous avez réussi le test d’entrée, monsieur. Vous aurez peut-être le droit de revenir. Et puis il est beau comme un dieu. Bonne pêche, pense-t-elle, tandis qu’elle se rince la bouche. Les seins de Nathalie viennent de s’écraser contre le plexiglas de la vitre de douche et Apollon a déjà glissé la main entre ses jambes.

Tandis qu’elle ressort de la pièce, Clémence ne peut s’empêcher de se moquer : tout plaisant qu’il puisse être, Cupidon s’est cependant montré incapable d’attendre une seconde avant de viser les points stratégiques. Ah, ces hommes et leur cerveau ridiculement bas placé…

Elle se fait un café, se fume une clope à la fenêtre en contemplant les allées et venues des passants et des voitures en contrebas.

Quand les deux autres sortent de la salle de bains, elle est allongée sur le lit, une jambe pliée, et a chaussé ses lunettes pour lire un document administratif de son travail. Coquetterie idiote : si Adonis n’avait pas été là, elle se serait pris un magazine people traitant du dernier bouton d’acné de Britney Spears ou du divorce de Katy Perry.

Ils ont dû vider toute l’eau chaude. Elle n’a pas été invitée. Elle se sent conne et de sale humeur. Elle a bien le droit, non ?

– Allez, casse-toi, lance-t-elle, un sourire mauvais aux lèvres et sans même lever les yeux.

Il faut qu’il y ait une salope, non ? Et puisque Nathalie se refuse à l’être…

– Tire-toi, va. Tu as bien rempli ton rôle. Maintenant, on ne veut plus de toi.

Elle redresse le visage. Casanova s’est figé juste devant elle. Clémence se prend à penser que son sang n’a pas encore eu le temps de remonter au cerveau, consciente, cependant, que n’importe qui serait pris au dépourvu par un tel accueil. Qu’est-ce qu’il attend, de toute façon ? Qu’ils partent en nuit de noces derrière ? Eh mec, tu as ramassé deux pétasses bourrées dans une boîte de nuit, hier. Tu crois que tu vas avoir une déclaration d’amour ?

– On te rappellera éventuellement à l’occasion.

Un rire sort de sa bouche. C’est mal, c’est méchant, c’est totalement stupide. Nathalie se met, elle aussi, à pouffer, rampant en serviette de bain sur le lit. Elles sont encore saoules, elles se sentent puissantes, elles ont envie d’être connes.

– Alors, qu’est-ce que tu attends ?

Puis, comme elle se rend compte qu’elle a encore son caleçon sur les fesses, elle se redresse et l’enlève rapidement, le jetant d’un geste imbécile vers lui. Nathalie s’étouffe à moitié de rire.

– Allez, tire-toi ! se mettent-elles soudain à crier, toutes deux. Va-t’en ! Barre-toi ! On n’a plus besoin de toi !

Et elles rigolent, et elles se noient dans leur hilarité. Il s’agit clairement d’une vengeance idiote de femme, d’une envie de penser qu’elles aussi peuvent être de vraies salopes, bien que ce ne soit pas réfléchi. Au moment où Apollon s’apprête à sortir, Clémence se sent prise d’un léger remords et court soudain pour lui tenir la porte, les yeux brillants et sa proximité la faisant se sentir plus taquine encore. Qu’il s’en aille, maintenant. Vite. Elle ne sait pas ce qu’elle pourrait ajouter comme connerie et elle se croit même capable de le sucer pour se faire pardonner.

Puis elle s’appuie de tout son poids sur la porte pour la refermer derrière lui, y restant quelques secondes, tandis que Nathalie écarte les pans de sa serviette et s’étale de tout son long sur les draps froissés.

En le remarquant, Clémence ironise :

– Pas encore rassasiée ?

Puis, comme Nathalie réagit par un sourire, Clémence prend une expression conquérante et balance, d’un geste négligent, le document qu’elle lisait en l’air, profitant du moment où les feuilles volent autour d’elle pour grimper, à quatre pattes, surplomber le corps de son amie sur le matelas. Lentement, elle appuie le bassin contre celui de cette dernière, savourant le contact de leurs peaux nues. Son ventre se tord cependant d’une inquiétude. Elle déglutit douloureusement.

– Ça te manque, parfois ?

Son ton est redevenu sérieux.

– Quoi ?

– La queue.

La petite tape que Nathalie lui assène sur les fesses la fait sourire.

– Mais que vous êtes vulgaire, madame…

– Horriblement…

– Parce qu’on a ramené ce mec ?

– Oui.

Nathalie prend quelques secondes avant de lui répondre.

– Non.

Puis elle enchaîne.

– Idiote.

L’expression de Nathalie est à croquer sur place, à immortaliser sur un tableau. Clémence fait une mine de petite fille coquine, essayant d’oublier le besoin qu’elle a de se convaincre qu’elles n’ont pas fait une bêtise. Elle se sent fragile.

Le regard de Nathalie sur elle n’est cependant empli que d’amour et de certitudes.

Alors, Clémence se penche sur ses lèvres, les frôlant de son souffle et, lorsque qu’elles s’embrassent de nouveau, elle oublie peu à peu leur nuit passée dont chaque trace se trouble, s’efface, se transforme en une brume pâle qui s’étiole lentement.