Chapitre 5
Mercredi
Collonges-au-Mont-d’Or est la ville la plus stupéfiante que l’on peut rencontrer dans le pourtour lyonnais. J’aime Lyon. J’y ai toujours vécu et je ne pourrais vivre nulle part ailleurs. Tout me plaît ici : les quais, la presqu’île, le merveilleux quartier de Saint-Jean, la cathédrale de Fourvières dominant le fleuve… Et puis, soyons honnêtes, j’adore aussi cette métropole pour ses bars, ses sorties, ses hauts lieux de vie étudiante et ses bas lieux de sorties sexuelles, pour sa diversité et ses rencontres. Mais il faut bien admettre une chose : Lyon et la verdure, ça fait deux. Des murs, il y en a beaucoup : des hauts, des gris, des longs… qui donnent parfois une sensation d’enfermement, comme s’ils empêchaient de percevoir le passage des saisons. À Collonges, en revanche, à quelques kilomètres de là seulement, on se sent déjà à la campagne. Enfin une campagne où tout transpire le fric, ce qui me donne une idée du genre de famille à laquelle doit appartenir Marc. Je sais déjà que son père dirige une entreprise et que sa mère est femme au foyer. Ça nous fait un point commun côté paternel. Côté maternel, par contre, je crains le choc, parce que si Chantal (oui, c’est le prénom de ma belle-mère) est du genre carré Hermès, Anémone (la mienne, on sent déjà l’écart de milieu) serait plutôt du style bab’ à pantalons fleuris.
Quand nous arrivons, je n’en crois pas mes yeux. C’est… spectaculaire. Passé le haut mur d’enceinte, une interminable allée bordée de platanes mène à une demeure qui s’apparente à un petit manoir, avec une cour immense côté entrée et, si je ne me trompe (mais il semble que non), un accès direct à la Saône un peu plus loin derrière. Tranquille, quoi.
Dans ma tête, ce qui était jusque-là une forte probabilité s’impose désormais comme une certitude : je ne vais jamais parvenir à faire illusion !
La voiture s’arrête dans l’allée, à côté d’une Audi TT et d’un Porsche Cayenne. Garée en retrait, une Twingo rouge qui a visiblement bien vécu fait tache. J’imagine qu’elle appartient au jardinier ou à je ne sais quel employé de maison. Vu la taille de la baraque, ils en ont forcément plus d’un.
– Tout va bien se passer, chérie, je te jure, tente de me rassurer Marc.
J’émets un coassement qui doit lui donner une idée de mon scepticisme.
– Tu crois qu’ils vont penser que j’en veux à ton argent ?
Il éclate de rire et, franchement, je ne vois pas ce qu’il y a de drôle. Après tout, ce serait plausible.
– Premièrement, c’est l’argent de mes parents. Et ils ont toujours insisté sur le fait que Jérém et moi devions apprendre à gagner le nôtre.
« Jérém », c’est Jérémy, son cadet de deux ans, dont je ne sais pas grand-chose de plus que les deux mots qu’il a bien voulu m’en dire.
– Deuxièmement, tu gagnes très bien ta vie toute seule.
Je hoche la tête. Je n’ai pas à me plaindre, c’est vrai.
– Troisièmement, je m’en fous royalement.
Sur quoi, il sort de la voiture et vient galamment ouvrir ma portière. OK, s’il s’en fout, alors je vais essayer d’en faire autant. Je lisse ma robe, que j’ai choisie volontairement passe-partout. Marc s’approche de moi et mêle ses doigts aux miens. Ça paraît idiot mais quand nous sommes comme ça tous les deux, j’ai l’impression que je pourrais conquérir le monde. Donc ses parents…
Il me guide sur le perron et ouvre la porte comme chez lui – ce qui est logique, en fait. Je suis presque surprise de ne pas voir un bichon foncer sur lui en jappant. Ça collerait bien avec la maison.
– C’est nous ! annonce-t-il joyeusement.
– Dans la cuisine ! répond une voix féminine.
Je suis Marc à travers cette demeure très claire, à la déco chic, classique et élégante, pas mon genre, mais de bon goût.
Nous slalomons entre les vases et les guéridons et, avant que je sois totalement prête, nous débarquons dans la cuisine. Chantal est là, avec son jean impeccable et son polo Ralph Lauren rose pâle.
– Mon chéri, lance-t-elle en contournant le plan de travail pour venir l’embrasser. Et Rose, je suppose.
Son sourire est éclatant et elle semble ravie de me voir.
– Enchantée.
– On s’embrasse.
Deux bises plus tard, elle me détaille de la tête aux pieds.
– Vous êtes magnifique !
– Merci.
Je me sens cruche et mal à l’aise. Il faut reconnaître que mes expériences en matière de belle-mère sont proches du néant. Je ne suis jamais vraiment restée assez longtemps avec un mec pour en arriver là. Une fois encore, je réalise à quel point tout ceci ne me ressemble pas, à quel point je me sens paumée dans cette aventure.
– Venez, Philippe est sur la terrasse. Marc, tu peux prendre le plateau avec la citronnade, s’il te plaît ?
Je dois être débile parce que rien que les mots « plateau » et « citronnade » me donnent envie de pouffer. Pourtant, ce n’est pas drôle, en soi (si ?).
– Bien sûr.
Chantal me prend le bras et m’entraîne par la porte-fenêtre grande ouverte.
– Alors, racontez-moi tout. Marc nous a parlé de vous, mais j’étais vraiment curieuse de vous rencontrer.
– J’imagine… Moi aussi, je suis ravie. À vrai dire, j’appréhendais un peu.
– Mais pourquoi, voyons ?
– Oh ! euh… la… situation.
– Ah ça, avec Marc, soupire-t-elle, nous avons l’habitude.
Je hausse un sourcil curieux sans oser rien dire. Dieu que je me sens mal à l’aise…
– Philippe !
Un peu plus loin, j’aperçois un homme à la carrure proche de celle de Marc, en version bedonnante. J’espère que ce n’est pas une vision de ce qui m’attend !
– Laisse ces rosiers tranquilles et viens donc rencontrer notre magnifique belle-fille.
On va dire que je suis parano si je trouve que tout se passe trop bien ? Philippe de Servigny s’approche de nous et me détaille à son tour. S’il se montre courtois et avenant, je constate aussitôt qu’il est moins enjoué que Chantal ce qui, paradoxalement, m’aide plutôt à me détendre. J’observe son visage marqué par les rides et aussi bronzé que celui de son épouse. Ils font peut-être du golf ? Cliché, certes, mais qui collerait bien avec l’ensemble.
Il me tend une main que je serre avec fermeté. Je sais que ça ne représente que la première étape dans son évaluation de sa future belle-fille et reste donc sur mes gardes. Je lui souris. Convaincre un interlocuteur, qui plus est de sexe masculin, ça, je sais faire. Et puis s’il a fait jouer ses relations pour nous faire passer devant tout le monde à la mairie, c’est bien qu’il n’est pas opposé à ce mariage.
– Allez, allez, asseyons-nous ! lance Chantal.
Nous prenons place tous les quatre autour d’une petite table d’extérieur appartenant à un salon de jardin moderne. Marc s’assied tout près de moi et pose une main sur ma jambe. C’est terrible, parce que ce n’est vraiment pas le lieu, mais ça m’échauffe un peu, comme chaque fois qu’il me touche. Oh ! gentiment, hein ? Je ne suis pas non plus (totalement) nymphomane, mais très légèrement quand même. Je tâche de ne rien laisser paraître et lui adresse un sourire qu’il me rend aussitôt. Il semble parfaitement détendu, comme s’il se fichait éperdument de l’issue de cette rencontre.
Chantal nous sert, je la remercie poliment et elle m’explique comment elle fabrique sa citronnade à base de citrons bio qu’elle achète au marché. Quelques instants, nous échangeons sur des petits riens, avant que Philippe ouvre enfin les hostilités.
– Alors Rose, racontez-nous un peu.
Je me prépare mentalement.
– Eh bien, par quoi voulez-vous que je commence ?
– Papa, tu ne vas pas lui faire passer un interrogatoire !
– Je n’ai jamais dit une chose pareille.
– Je te connais.
– Marc, laisse ton père parler, tempère sa mère d’une petite tape sur le bras. J’ai très envie d’en apprendre plus sur Rose également.
Et moi, j’ai très envie de m’enfuir à toutes jambes mais je n’en laisse, bien évidemment, rien paraître.
– Marc m’a dit que vous étiez manager de l’équipe commerciale dans la société de votre père.
– En effet. Je l’ai rejointe à la fin de mes études.
… Parce que je n’avais pas foutu grand-chose à l’IUT pour tout dire, et que mon père m’a catapultée là histoire de me garder à l’œil en me disant que je faisais assez de conneries comme ça dehors et qu’il voulait s’assurer que j’aie de quoi assurer ma pitance. Hum… Je vais peut-être éviter de dire ça. Je sens que ça ne colle pas trop à l’esprit « de Servigny ». D’autant qu’au final, je m’en suis très bien sortie !
– Ça ne doit pas être toujours évident d’être la fille du boss, relève Marc.
J’acquiesce d’un mouvement de tête.
– Il est certain que ça crée quelques jalousies.
– Ça, je veux bien le croire, commente Philippe avec un sourire plus sympathique.
– C’est pour ça que je n’ai jamais voulu travailler avec toi, papa.
– Et je le regrette. J’ai toujours été déçu que mes enfants ne marchent pas dans mes traces.
– Je comprends. Pour ma part, j’aime vraiment travailler avec mon père.
C’est la vérité. J’adore mon père et, professionnellement parlant, je l’admire. J’adore le voir mener son entreprise, sa manière de gérer ses affaires, ses employés. J’ajoute :
– Et puis, sans ça, je n’aurais pas rencontré Marc.
Je me tourne vers lui et lui souris. Mon Dieu, ai-je suffisamment remercié mon père pour cela ?
– Et j’en suis ravi, me souffle Marc avant de m’embrasser.
– Nous aussi, commente Chantal. Ce projet de mariage m’enchante !
– Un peu rapide, si je peux me permettre.
Je ne peux retenir une grimace.
– Philippe, arrête de jouer les rabat-joie.
– Non, je le comprends. J’avoue que je suis surprise que vous soyez aussi compréhensifs.
– Oh ! Marc est comme ça. Les dix premières années, ça surprend, les dix suivantes, on se dit que ça va se calmer et puis après, on se fait une raison et on essaye de suivre.
La phrase de Philippe me fait rire.
– C’est donc ça, le mode d’emploi ?
– Comme vous dites !
Nous nous sourions. Je l’aime bien !
– Et vos parents, qu’en disent-ils ? reprend mon futur beau-père.
– Ils sont contents. Papa connaît déjà Marc et l’apprécie autant pour ses qualités professionnelles que personnelles. Je crois qu’il n’en espérait pas moins pour moi.
– On veut toujours le bonheur de ses enfants, commente Chantal. Et je suis tellement heureuse que Marc ait trouvé quelqu’un avec qui il envisage enfin de se poser.
Elle me ferait limite peur, en fait. Elle semble absolument adorable, mais elle est si contente de caser son fils que j’en viendrais presque à me demander s’il n’y aurait pas un vice caché quelque part.
– Vous verrez, vous aussi, quand vous aurez des enfants… Vous voulez des enfants ?
Aleeeerrrttte ! ! ! La voilà, la raison : elle veut des petits-enfants ! Mon Dieu, est-ce qu’elle ne voit que la mère porteuse en moi ? Est-ce qu’elle ne se montre aussi aimable que parce qu’elle a été rassurée de constater que mes gènes n’endommageront pas les siens ?
– Heu…
Marc éclate de rire.
– Maman, on va peut-être commencer par le mariage et on verra après, non ? Je crois qu’on va déjà assez vite comme ça.
– Oui, bien sûr, je ne m’attends pas à ce que…
– Il ne m’épouse pas parce que je suis enceinte, rassurez-vous !
Je sursaute en entendant le rire de Philippe, si semblable à celui de Marc. Ces deux-là ne peuvent pas se renier, c’est certain.
– Et si vous n’êtes pas enceinte, pour quelles raisons vous épouse-t-il ?
– Papa !
J’avoue qu’un « parce que je suce comme une déesse » me vient en tête mais est-ce que je peux vraiment répondre ça ? Non.
– Parce que nous sommes sans doute un peu rêveurs tous les deux. Mais après tout, eh bien, pourquoi faudrait-il attendre des années avant de savoir si c’est ce que l’on veut ?
Philippe hoche la tête et m’offre un grand sourire, comme si j’avais dit pile-poil ce qu’il attendait, le mot de passe pour entrer dans cette famille.
– Je ne vous le fais pas dire. Quand j’ai rencontré Chantal, elle était fiancée à un autre mais j’ai su que c’était elle à l’instant où je l’ai vue. Et regardez-nous : des années plus tard, et toujours heureux.
OK, ça explique beaucoup de choses. À commencer par cette manière de garder leur calme devant notre mariage express.
– Mais contrairement à vous, elle m’a fait patienter deux longues années.
Ça, c’est parce que je suis une fille facile. Mais je vais aussi éviter de le leur dire. Oui, ce sera mieux.
– Je suis un homme chanceux !
– Alors, ce mariage ? Marc vous a-t-il dit que nous serions ravis de mettre la maison à votre disposition ? J’adore recevoir et j’ai déjà des tas d’idées. Mais attention, je ne veux pas être la belle-mère qu’on déteste alors je vous propose et vous avez obligation de dire non si quelque chose ne vous plaît pas.
Un peu gênée (non, franchement horrifiée), j’écoute Chantal dérouler son programme. Repas, invitations, décoration, invités, vin d’honneur, champagne, animations… Waouh ! Chantal a dû être wedding planner dans une autre vie, parce qu’elle semble avoir déjà pensé à des millions de choses. Ou alors elle attendait décidément d’avoir une belle-fille comme le Messie. Redevrais-je me poser des questions à ce sujet ? En tout cas, avant que j’aie pu comprendre l’ampleur de ce guêpier, elle réussit à m’extorquer le numéro de ma mère et me farcit la tête à la faire déborder. D’ailleurs, ça marche : alors que Marc semble suivre la conversation et donne régulièrement son avis, moi je capitule. Il a visiblement déjà bien réfléchi à tout, sa mère aussi, et je me fais l’impression d’être le vilain petit canard du groupe – pas que ce soit un sentiment qui me soit inhabituel, remarque. Voyant Philippe m’observer du coin de l’œil, je suis certaine qu’il a compris à quel point je suis paumée. Bientôt, il va réaliser que son fils fait la plus grosse connerie de sa vie.
Quand Chantal me propose d’aller voir l’une de ses amies couturière pour confectionner ma robe, j’ai beau être terrifiée, je me retrouve quand même une carte de visite pleine de dentelle à la main. Je la fixe, confuse.
– Rose, les toilettes sont juste à côté de la cuisine.
Je fronce les sourcils. Philippe m’adresse un clin d’œil et je comprends qu’il m’offre une échappatoire. Je crois que je tombe amoureuse du deuxième de Servigny de ma vie.
– Merci, Philippe.
Je me lève et m’éclipse un instant pour regagner la maison. La pause est bienvenue et puis Marc et Chantal sont tellement à fond que je me sens limite de trop. Enfin… j’ai aussi besoin d’encaisser un peu avant de me lancer dans ces préparatifs de folie. Si ça continue, je vais finir par paniquer ! Comme si j’avais une raison de le faire, ha, ha.
Puisque je suis là, j’en profite pour faire la fameuse pause pipi qui m’a servi d’excuse pour m’absenter. Lorsque je reviens dans la cuisine, un jeune homme me tourne le dos. Ça doit être l’employé de maison. Comme je suis une fille polie, je ne vais pas sortir en catimini rejoindre les autres sans saluer le personnel.
– Bonjour.
Il se retourne et, après un instant de surprise, son expression se fait plus méfiante. Booon… J’ai fait quelque chose qui n’allait pas ? Je recommence.
– Bonjour…
– J’avais entendu la première fois.
Bon, bis. Je rétorque, par réflexe :
– Et la politesse est une notion qui vous échappe ?
– Ça dépend. Vous êtes ma future belle-sœur express, je présume ?
Drôle d’appellation mais pourquoi pas ? Ce n’est donc pas l’employé de maison mais le fameux Jérémy, alias futur beau-frère express, lui aussi. Il a l’air sympa, le frangin… Un instant, j’hésite à le planter là et rejoindre Marc et ses parents dans le jardin, mais ça ne le ferait sans doute pas. Allez, va pour le faisage de connaissance.
– On dirait bien que c’est moi.
Il hoche la tête et s’approche tout en me détaillant des pieds à la tête. Limite grossier, quand même ! Mais puisqu’il ne se prive pas, eh bien, j’en fais autant.
Une chose est claire, les deux frères ne se ressemblent pas. Jérémy est un peu plus petit, plus fluet aussi, sans être catastrophique. En tout cas pour ce que je peux deviner sous son immonde jogging. Non, mais sérieusement, de quand date cette horreur ? 1986 ? 1989 ? Pourquoi se faire du mal comme ça ? Je relève les yeux pour tomber sur les siens.
– Alors, lui dis-je, je passe le test ?
Un léger sourire en coin s’affiche sur son visage et le rend plutôt mignon. Il faut juste éviter de regarder plus bas.
– Et moi ?
Il croise les bras sur le torse. J’esquive :
– J’ai posé la question la première.
Ses lèvres s’étirent avec un peu plus de malice et il s’avance pour me tourner autour. Je me raidis. Mon futur beau-frère est-il réellement en train de me reluquer le cul ? Mais dans quelle famille ai-je atterri ?
– Beau cul.
Ben, alors ça ! Je n’en reviens pas mais je me reprends bien vite. S’il croit que je vais me laisser démonter, il est mal tombé.
– On me le dit souvent.
– J’imagine.
– Et vous ?
– Je n’ai pas à me plaindre.
Je hoche la tête et, puisque c’est lui qui a commencé, je l’imite et en profite pour le mater ouvertement, même si je ne peux décidément pas voir grand-chose avec le sac à patates qu’il porte. Quand je reviens devant lui, je me contente d’un :
– Ah oui…
– Ça veut dire quoi ?
Je fais une petite moue.
– Rien, rien. Joli jogging.
Sa bouche affiche un pli de contrariété et je ne retiens pas mon sourire.
– C’est… C’est une longue histoire, je ne…
– Pas la peine de vous défendre. Ça a le mérite d’être confortable, je suppose.
– Je ne… Ce n’est pas à moi.
– D’accord.
– Vraiment !
On dirait bien que j’ai touché un point sensible.
– Je vous crois, il ne faut pas être sur la défensive comme ça.
– Je ne le suis pas.
– Si vous le dites.
Nos regards s’affrontent un moment et, s’il croit que je vais baisser les yeux la première, il rêve.
À travers la porte-fenêtre, j’entends Marc m’appeler depuis le jardin :
– Rose, ça va ?
– Oui, très bien. Je fais connaissance avec ton frère.
Pas un instant, je ne dévie de notre petit duel oculaire, et lui non plus. Enfin, jusqu’à ce que Marc arrive et l’attrape. Je souris, heureuse qu’il me rejoigne.
– Ah, dit-il, mon petit frère.
Puis il le coince sous son bras avant de lui ébouriffer les cheveux en un geste dont je devine tout de suite le caractère rituel.
– Putain, Marc, arrête.
– Jérémy, ton langage, lui reproche sa mère qui arrive, elle aussi.
Je ne peux m’empêcher de rire doucement. Je crois que j’aime beaucoup Chantal aussi.
Jérémy se recoiffe.
– C’est sa faute, se plaint-il.
– Arrête d’agir comme un gamin, dit Marc.
– Commence par grandir et on en reparlera. Et c’était de la triche, ça ne compte pas ! lance-t-il à mon intention.
Je vais répondre mais Marc, qui n’a rien suivi de notre petit duel, reprend :
– J’y travaille. Je vais bientôt devenir un homme marié, s’amuse-t-il en venant passer son bras autour de ma taille.
Une douce chaleur se répand en moi au contact de sa peau et je lèverais presque les yeux au ciel en sentant une pointe d’excitation me gagner.
– C’est ce que j’ai entendu dire.
– Et alors ? Et nos félicitations ? lance Marc.
– C’est vrai ça. Et nos félicitations ?
Je ne sais pas pourquoi mais j’ai, moi aussi, envie de me montrer taquine. Peut-être est-ce la manière dont le petit frère m’a accueillie ou sa façon de me regarder avec défi, ou encore la relation entre eux deux… Encore que là, le Jérémy, il me fusillerait plutôt du regard.
– Félicitations, Marc.
– Et pas moi ?
– Je le félicite d’avoir déniché un aussi joli lot que vous. Par contre, vous, franchement, vous auriez pu faire mieux.
Estomaquée, j’ouvre des yeux ronds comme des soucoupes. En même temps, il me fait rire… Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est désarçonnant. Mais, entre nous soit dit, s’il avait la moindre idée du genre de fille que je suis, il ne tiendrait pas de tels propos. Marc le traite d’imbécile, leur mère claque dans ses mains pour les faire taire et, à la porte de la cuisine, leur père sourit. Je réalise qu’aussi étonnante que soit la famille de Marc, j’ai une chance incroyable d’y être tombée. Et je me demande à quel moment elle va tourner.
L’heure qui suit file à une vitesse folle et, lorsque Marc me propose de faire le tour du jardin, je prends plaisir à parcourir les allées à ses côtés. L’herbe me chatouille les pieds et la sensation de sa main sur ma taille est douce et rassurante.
– Viens, dit-il enfin en m’entraînant plus au fond de la propriété.
Nous passons à côté d’une haie d’arbustes, continuons dans un verger puis, après un petit parcours dans les massifs de fleurs, nous parvenons à un endroit où le grondement de la Saône se fait entendre derrière une rangée d’arbres. Je peux même deviner les maisons de l’autre côté de l’eau, à travers les feuillages.
– En allant de ce côté, il y a une petite chapelle qui se trouvait sur le terrain bien avant que la maison ne soit construite, m’indique-t-il.
Je suis la direction qu’il me montre du doigt.
– Quand j’étais môme, j’y ai élevé des crapauds.
J’éclate de rire.
– Sérieux ?
– Oui, je leur donnais des croquettes pour chatons. En cachette de mes parents, bien sûr.
Je souris. Depuis le début, je trouve Marc étonnant, mais j’ai l’impression que toute la famille l’est aussi.
Mon attention est attirée par le fleuve dont je me rapproche, avant de m’arrêter.
Là, le haut mur des de Servigny s’efface pour laisser une barrière métallique qui, seule, nous isole encore de la Saône. Le soleil dépose des flaques d’or sur les eaux et quel que soit l’endroit où je pose mon regard, tout est superbe : les bâtiments anciens sur la rive opposée, le ciel qui luit d’un bleu serein, les plantes qui descendent sur les berges ou le fleuve en lui-même.
– Il y a une ouverture un peu plus loin pour accéder directement à la Saône, me dit Marc.
Je me retourne pour lui sourire.
Quand il m’embrasse, je savoure de toutes mes forces ce moment de bonheur, cet instant hors de tout, où le reste du monde semble loin et l’avenir radieux.
Puis nous retournons vers la maison.
À peine arrivés, Philippe intercepte Marc et part en grande conversation avec lui. Je me retrouve donc inoccupée et, comme il est question de préparer un petit quelque chose à grignoter, je propose de donner un coup de main. Chantal, elle, a filé à l’étage pour faire je ne sais quoi que font les belles-mères, et je rejoins donc Jérémy en cuisine. Il y a quelque chose de très amusant chez lui, qui me donne envie de profiter plus de sa présence.
– Marc m’a appris que tu étais chef.
– En effet. Et toi ? À vrai dire il n’a pas dit grand-chose te concernant.
J’imagine. Un instant, j’observe mon futur époux dehors, incapable d’éviter de me demander à nouveau si je ne fais pas n’importe quoi, mais je tâche d’éluder la question. En fait, je me demande surtout pourquoi personne dans cette maison ne semble le penser.
– Tu ne sembles pas très choqué par notre mariage, dis-je.
Jérémy hausse les épaules.
– Marc nous a habitués à ses coups de tête.
La tournure de phrase est drôle.
– J’aime l’idée d’être un coup de tête.
Cela le fait sourire. Il est mignon, finalement. Totalement différent de Marc, mais craquant.
– Je dois reconnaître que tu es le plus joli lot qu’il ait ramené à la maison. Pas très loin devant sa Harley Davidson.
– Question de carrosserie, je suppose.
– Ça va les chevilles ? me balance-t-il.
– Quoi ?
– Rien, rends-toi utile et passe-moi le couteau.
– Oui, chef !
– Voilà une belle-sœur comme je les aime.
– Dans tes rêves.
C’est si facile de jouer au chat et à la souris avec lui, de lui balancer des vannes et d’en encaisser en retour… Cela m’amuse follement. Au bout d’un moment, alors que nous sommes toujours en train de nous envoyer des piques en riant, Marc nous rejoint. Lorsqu’il vient se coller contre moi et que ses bras entourent ma taille, je pousse un long soupir de bien-être.
– Eh bien, je vois que vous vous entendez bien, tous les deux, dit-il.
– À merveille, répond Jérémy.
– N’essaye pas de me la voler, petit frère, poursuit Marc. Tu n’as aucune chance cette fois-ci.
– Ça reste à prouver.
– Elle m’aime trop !
D’un geste de la main, Jérémy balaye l’objection de son frère.
– Elle te connaît à peine, elle n’a pas eu le temps de vraiment s’attacher.
Qu’il est gonflé ! J’éclate de rire.
– En plus, je la fais rire, reprend-il.
– Mais moi aussi, se défend Marc. N’est-ce pas, chérie ?
– Tout à fait.
Encore qu’en réalité, maintenant qu’on en parle, nous avons échangé des petits rires oui, mais… Bon, en même temps, on ne peut pas baiser comme des lapins et se taper des barres de rire non plus.
– Ne te sens pas obligée d’acquiescer pour lui faire plaisir. On sait à quoi s’en tenir dans la famille. Marc a hérité de la beauté éclatante, moi, de l’humour et du talent en cuisine. Je dis ça, je ne dis rien, mais la beauté se fane, l’humour et la bouffe restent.
– Et l’intelligence, dans tout ça ?
– Je lui accorde que nous en avons hérité à parts égales.
– Quelle magnanimité, se moque Marc.
Mais il sourit, preuve une fois de plus que ce genre d’échanges est habituel ente eux. Ils m’amusent. D’ailleurs, finalement, tout m’amuse cet après-midi : l’humour des conversations, la tolérance surprenante de la famille de Marc, l’aspect décalé de cet univers à la fois bourgeois et un peu foufou, jusqu’à la perspective de ce mariage vers lequel je me dirige mais qui me paraît encore très abstrait. C’est comme si je m’étais embarquée dans un bateau aux couleurs séduisantes et que je suivais le cours de la rivière mais en touriste, sans parvenir à me rendre compte de la destination vers laquelle ce voyage va me mener. Pinocchio en route vers l’Île des plaisirs, dans l’espoir de devenir un « vrai » garçon… Finirai-je moi aussi avec des oreilles et une queue d’âne, pour me punir de ma légèreté ?
#
Quand je rentre chez moi, le soir, je me sens bien. J’ai passé après-midi, la famille de Marc est formidable, je dois rencontrer demain sa bande d’amis (ce qui, après l’épreuve du jour remportée haut la main, me parait un jeu d’enfant) et je commencerais presque à me sentir moins angoissée. Je fais comme dans les sitcoms américaines : je balance mes chaussures à talons de deux longs coups de pieds, je me prends une douche chaude avant de m’enrouler dans un adorable déshabillé tout confort, et je passe la tête dans mon bar pour faire mon choix. Enfin, je me prépare une tequila sunrise avec des glaçons, parce que je le vaux bien, et je m’affale dans mon canapé.
Et là, je me rappelle que je suis une femme moderne et que poser mes pieds nus sur ma table basse où trône un rabbit rose, avec un cocktail dans la main, n’a rien d’inhabituel dans ma vie…
Me marier, en revanche, si.
Le rabbit lui-même a l’air de me sermonner. Quoi, lui aussi, il trouve que je fais n’importe quoi ? Pourquoi les doutes reviennent-ils dès lors que je me retrouve seule ? Et pourquoi toujours plus fort ?
Mon portable sonne.
Je hausse un sourcil. Je commence à me méfier des appels téléphoniques, mais vu la mélodie, je sais au moins qu’il ne s’agit pas de Geoffroy. Ce doit être Jo ou… bingo : Fée. Je décroche et laisse tomber ma tête en arrière sur le dossier du canapé, lasse.
– Bureau des célibataires perdues, j’écoute ?
J’entends la voix familière dans le téléphone.
– Ici l’office des mariages arrangés… Madame, vous ne vous seriez pas trompée dans vos rendez-vous ?
Je souris.
– Pourquoi donc ?
– Parce qu’on vous avait programmé une rencontre torride avec trois de nos meilleurs clients : Rocco alias Marteau-pilon infernal, Samouel le stripteaseur le plus sexy de l’Ouest et Paulo-dégaine-plus-vite-que-son-ombre, et qu’il semble que vous ayez finalement eu un rencard avec le père Santo di Marco la vertu de la chapelle… Or je ne suis pas sûre qu’il soit bien adapté à votre cas.
– Si ça peut vous rassurer, je vous jure qu’il n’a pas eu l’air malheureux, madame.
– Non, mais vous êtes-vous bien présentée sous votre pseudo ? Parce que, d’après nos sources, il semble qu’il ne se soit pas rendu compte que c’était avec Diabolessa, la nymphomane démoniaque au fouet de feu, qu’il avait passé la journée. Vous ne lui auriez pas caché votre queue fourchue, j’espère ?
Fée est toujours très forte pour me faire marrer.
– Allez, arrête, dis-je.
Sous l’éclat de rire, mon soupir ne lui échappe pas.
– Tout va bien ?
– Je ne sais plus où j’en suis.
– État des lieux ?
Je prends un moment pour réfléchir.
– Marc est toujours aussi charmant, sa famille est adorable, accueillante, compréhensive, son frère est, en dehors de ses goûts vestimentaires pour le moins discutables, tout à fait craquant, beaucoup trop craquant pour mon bien, son bien, le bien de la famille, tout le monde, et… (Il me faut un temps pour le reconnaître. Je m’envoie une grande rasade de ma tequila sunrise.) Et je crois que j’ai échoué à oublier Geoffroy.
Pas que « je crois », d’ailleurs. Échec est mon deuxième prénom.
– Tu parles ! confirme Fée, sans pitié.
– Moque-toi.
– Tu avais déjà échoué avant de partir à Venise.
– Mais Venise m’a propulsée dans une merveilleuse pause hors de la réalité…
– Rebienvenue dans la vraie vie.
Je ne réponds rien, parfaitement consciente qu’elle a raison. Je bois une nouvelle gorgée de mon cocktail.
– Tu en as parlé à ton futur époux, au moins ?
– Tu plaisantes ?
– Pourquoi ?
– Qu’est-ce que tu voudrais que je lui dise ? Que mon ex a rappelé et puis… et puis quoi ? Je ne suis pas la seule fille que son ex rappelle.
– Non, mais…
Elle marque une pause. Elle sait qu’elle s’aventure sur un terrain glissant.
– Qu’est-ce que t’a dit Geoffroy ?
– Qu’il n’était pas d’accord et qu’il arrivait.
J’étouffe un rire nerveux et change ostensiblement de sujet.
– Et de ton côté, état des lieux ?
Fée prend une seconde pour répondre.
– Mon cul dit merci à monsieur ibuprofène, mon crâne aussi. Quant à Jo…
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Oh ben, je crois qu’elle est jalouse, ou inquiète, ou je ne sais pas mais elle m’a fait une telle crise à propos de ce mariage, une fois que tu es partie, que je songe à faire appel à l’antenne psychiatrique.
– Tant que ça ?
– Non, j’exagère un peu mais bon… tu imagines bien comment elle peut le prendre.
Sans difficulté. Jo et Fée ont toujours compté autant l’une que l’autre pour moi, mais ça a toujours été particulier avec Jo. Cependant, si je comprends qu’elle puisse être désorientée par ma décision brutale, je préférerais qu’elle me soutienne plutôt qu’avoir un séisme supplémentaire à gérer. Mais je ne me sens pas d’attaque pour ça ce soir.
– Je crois que je vais me noyer dans la tequila.
– Réserve-moi une place…
– Et que je vais brûler tous mes sex-toys…
Parce que partout où je regarde… non mais sérieusement, partout, j’ai l’impression de ne voir que ça, en fait… Il y a une paire de menottes encore accrochée au tuyau de mon radiateur, le copain rabbit posé sur la table basse, un string suspendu à la poignée de la fenêtre, une guêpière par terre, mon ventilateur accueille un superbe tissu noir qui m’a servi à bander les yeux d’un charmant jeune homme récemment, et les photos de bondage accrochées à mes murs sont certes très belles mais super osées. Je crois que si Marc pose le pied ici, je pourrais me tatouer le mot « débauchée » sur le front que ce serait pareil. Je veux bien qu’il soit ouvert et prompt aux coups de tête mais je suis certaine que mes habitudes sexuelles feraient fuir pas mal de mecs « non habitués ». Manquerait plus que Chantal débarque aussi pour préparer le mariage. J’ai des sueurs froides, soudain.
– Et ce beau-frère, alors ? Si tu m’en disais plus ?
– Bon, allez, Fée, on se rappelle.
J’ai à peine le temps de l’entendre protester dans le combiné avant de lui raccrocher au nez. Je reste à fixer le bazar qui m’entoure…
Mon appartement est une catastrophe ! Je ne peux pas le laisser comme ça, ce n’est pas possible. Je me lève d’un coup, hagarde, m’envoie le reste de mon cocktail au fond du gosier et jette un regard circulaire à la recherche de… trouvé ! Un carton pour m’aider à ranger tout ça. Vive le shopping en ligne !
Je me lance, prise d’une frénésie de rangement. Tout ce qui me semble afficher un gros « warning! Je ne suis pas la femme que vous croyez » finit dans le carton, le reste dans la machine à laver, dans les placards, sous le lit… Je déniche un nombre de sex-toys et de godes que c’en est une honte ! Enfin presque. Il faut dire que j’ai tenu pendant un certain temps un blog sexe, et que ce qui était à l’origine un jeu est devenu une activité franchement lucrative quand certains fabricants de lingerie ou d’accessoires se sont mis à me proposer leurs produits en échange d’une petite chronique. Autant dire que j’ai fait le plein et que mon appart a désormais des faux airs de sex-shop. Comment ne l’avais-je pas réalisé avant ? C’est comme si j’ouvrais tout à coup les yeux sur ma façon de vivre. Et ça va changer !
Enfin, après avoir passé en revue chaque mètre carré de l’appart, je vais m’échouer sur le canapé et contemple le résultat de mon heure de frénésie. Les cartons débordent (oui, « les » : ils sont désormais trois), ma bouteille de tequila a vu son niveau descendre méchamment, et la tête me tourne… Pour parfaire le tout, mon téléphone m’informe de l’arrivée d’un nouveau SMS. Nouveau tour de manège dans mon crâne : Geoffroy m’a renvoyé un message.
Qui dit :
Demain. Chez toi.
Et merde.
Qu’est-ce que je fais ?
Je lui réponds pour l’envoyer bouler ? (Chapitre 6)
Ou j’efface sans me manifester ? (Chapitre 7)
Note des autrices : Pour les choix à la fin des chapitres, attention, s’ils ont été relativement simples jusque-là, ils vont ensuite grandement se complexifier !