Pas assez de toi

Autrice : Valéry K. Baran.

Genres : M/M, M/M/M, érotique, romance.

Résumé : Il y a quatre ans, deux mois et dix-huit jours, Yohan rencontrait Thomas, dragueur invétéré et flippé notoire de l’engagement. Aussitôt, il en tombait éperdument amoureux. Un coming-out, des ruptures, des retrouvailles et une dernière séparation plus tard, Yohan n’est toujours pas remis de cette relation. Alors, quand il croise par hasard Thomas en train de draguer dans le bar gay où ils se sont connus, la colère se mêle à la douleur et au ressentiment. Très bien, puisque c’est comme ça, il va lui montrer ; lui montrer tout ce à quoi son ex a renoncé en le quittant. Et quoi de mieux qu’une nuit torride pour lui rafraîchir la mémoire ?


Roman sorti aux éditions Harlequin. Toute la première partie de ce roman est publiée ici (20%), en accord avec l’éditeur, donc profitez ! C’est chaud, sexy, et ça commence tout de suite.

Quatre ans, deux mois et dix-huit jours

Quatre ans, deux mois et dix-huit jours. Une rencontre dans un bar du quartier gay de la capitale. La peur d’en franchir le seuil. Le premier coup de sa vie et, paradoxalement, le meilleur. Trois jours passés ensuite avec lui, à croire qu’il était amoureux. Une disparition. Des retrouvailles inattendues quelques semaines plus tard, puis d’autres bars, d’autres saunas, d’autres salles obscures, à ne plus savoir, parfois, s’il s’agissait bien de ses mains posées sur lui ou de celles d’autres, et le week-end passé dans l’appartement prêté par un copain sans voir d’autre horizon que son corps alors qu’ils couchaient ensemble sur chacun des meubles présents. Le pincement, dans sa poitrine, en pénétrant pour la première fois chez lui. L’amas de ses vêtements et le tas de vaisselle dans l’évier. La surprise de le découvrir, une fois, en train de l’attendre, assis sur une pierre, à la sortie de son école, sa posture témoignant du temps qu’il avait patienté au même endroit. Un week-end au bord de la mer et le courage de lui prendre la main, en même temps que la sensation d’être ridicule. Une descente de train et le vide du quai de la gare. Un plan à trois avec un inconnu dans la cabine dégueulasse d’un lieu de rencontres, les semelles qui collent aux résidus de substances corporelles et l’incongruité d’une déclaration d’amour alors que son propre sexe est dans le corps d’un autre. Quatre promesses de s’installer ensemble. Deux autres disparitions. Une baise vite fait, contre un mur de toilettes, sans saveur et sans parvenir à jouir. Un numéro de téléphone auquel plus personne ne répond et la découverte d’un inconnu sortant de ce qui avait été son appartement. Huit mois sans aucune nouvelle. Et entre-temps, tous les coups d’un soir. Cent cinquante-huit orgasmes, quarante et un lieux différents, deux cent quatre-vingt-neuf pipes.

Et cinq mots mortels : « Tu ne me suffis pas. »

Connard.

Il ne lui avait pourtant jamais demandé de ne plus coucher avec d’autres.

Yohan fit rouler le bout incandescent de sa cigarette sur le bitume et l’écrasa sous la pointe de sa chaussure. Il était stupide de repenser à ces événements. Ses premières années d’innocence étaient pourtant déjà loin, bien assez pour savoir que l’endroit où il se trouvait ne correspondait plus à ce à quoi il aspirait.

Alors qu’est-ce qu’il était venu chercher ?

Du cul. Ce qui faisait tourner le monde.

Il essaya de déterminer le nombre de mois durant lesquels il s’était montré, pour la première fois de sa vie, d’une fidélité à toute épreuve… envers sa main droite. Peut-être devrait-il songer à l’épouser. Le coin de ses lèvres s’étira à cette pensée.

Lentement, il leva les yeux sur l’enseigne de l’établissement devant lequel il s’était arrêté. Ça faisait longtemps qu’il n’était plus retourné à Paris.

Les premières années de découverte avaient été les meilleures, parce qu’il y avait eu Tom dès le début et que le simple espoir de le rencontrer au détour d’un couloir avait suffi à justifier chacune de ses venues en ce type de lieux. Parce qu’il était plus jeune également et empli de tant de curiosité que tout était alors nouveau, intéressant ou drôle, même les détails les plus glauques de ses escapades nocturnes – la débauche aussi avait son charme. Parce qu’il avait eu trop à connaître, à vivre, à expérimenter. Parce que les rencontres avaient été aisées et le sexe bon. Parce qu’il avait été de ceux qu’on colle et non de ceux qui sont obligés de coller les autres, parce qu’il n’avait jamais eu qu’à choisir et toujours tout à découvrir. Puis il était tombé amoureux. Connement. On ne tombe pas amoureux d’un mec qui court les saunas gays, a fortiori lorsque l’on fait pareil soi-même. Connement rêveur, connement optimiste et connement capable de vouloir, avec Thomas, plus que des baises de couloir et des promesses éphémères d’avenir.

Du bout du pied, il frotta de nouveau son mégot, dont il éparpilla les résidus de tabac, et enfonça les mains dans les poches de son jean.

Thomas était tout simplement parti, ce qui n’avait rien eu de bien étonnant. Il n’avait jamais été stable. Yohan l’avait su dès le début et, d’une certaine manière, ça faisait partie de ce qui l’avait séduit. Les décisions au tout dernier moment, les « viens, on part » précédant des plans foireux à rouler des heures durant en direction de la mer, à supposer qu’ils l’atteignent, les disparitions soudaines dont il n’apprenait que bien plus tard, et par d’autres, les péripéties.

Tom lui avait suffisamment parlé de son rêve de voyager, les yeux brillants et l’expression pleine de conviction lorsqu’il évoquait des continents étrangers. Yohan n’avait jamais eu ni l’argent pour partir si loin avec lui, ni le courage de tout quitter, ou d’exprimer simplement son désir de le suivre. Parler de sentiments avec Thomas n’avait jamais été facile.

Un couple passa à côté de lui. Le premier des deux hommes – trois piercings à l’oreille gauche, les cheveux coupés court, un T-shirt avec des inscriptions jaunes – lui adressa un regard appuyé ; le deuxième – plus petit, le cul un peu tombant dans un pantalon large, les yeux d’un bleu presque gris – ne s’aperçut de sa présence qu’au moment de le dépasser. La manière dont leur attention se porta sur lui l’amusa faiblement. La dernière fois qu’il était venu à cet endroit commençait à dater, et il se sentit rassuré de voir que l’effet qu’il produisait sur les autres ne semblait pas s’être fané.

Lentement, il leur emboîta le pas.

Deux marches, un grincement à l’ouverture de la porte vitrée, la remarque désopilante du videur le prévenant qu’il s’agissait d’un lieu qui n’accueillait que des mecs – des fois qu’il soit aveugle –, la fumée de sept cent quatre-vingt-deux cigarettes allumées dans la soirée lui sautant au visage, et l’enseigne du sex-club se trouva derrière lui.

D’emblée, il reconnut l’un des serveurs, de l’autre côté du comptoir, avant de constater que ce dernier était bien trop occupé pour pouvoir se soucier de lui. L’autre type, à côté, il ne le connaissait pas. Huit mois avaient suffi pour que de nouveaux visages fassent leur apparition et, alors qu’il parcourait la salle des yeux, Yohan eut la sensation de ne plus être à sa place. Évidemment, rien ne l’avait empêché de revenir dans ce quartier ; il n’en avait seulement pas eu envie. Aucun de ses contacts n’avait revu Tom durant toute cette période ni même eu de ses nouvelles, et il avait suffisamment écumé les lieux – en vain, les premiers temps – pour ne plus désirer courir après un fantôme. Malgré tout ce qu’il lui en avait coûté, il s’était fait une raison.

D’un geste, il invita le barman à s’approcher, tout en réfléchissant à ce qu’il pourrait commander. Il venait de vider une bouteille de vodka avec deux connaissances revues dans une ruelle adjacente et la tête lui tournait déjà. Pensivement, il plongea la main à l’intérieur d’une coupelle remplie de capotes et en glissa plusieurs dans la poche arrière de son jean, avant de jeter un rapide coup d’œil sur les visages des hommes traînant de ce côté-ci de la boîte. Aucun ne lui était familier. Les années passées à faire le tour de ce genre d’établissement lui avaient appris que le public en changeait aussi vite que les enseignes de propriétaires, et que rien ne semblait y durer plus de trois ou quatre années. Chacun finissait par se lasser, comme il l’avait fait lui-même et comme le ferait encore plus vite chacun de ceux qui l’entouraient, comme on pouvait s’y attendre d’un milieu aussi superficiel. Seuls quelques habitués restaient, formant la charmante petite famille des lieux de baise parisiens.

Il aperçut enfin un visage connu, adressa au type un geste de la main, assorti d’un sourire qu’on lui rendit. Un autre gars hocha la tête en le regardant et ça le rendit mal à l’aise ; il était incapable de se souvenir s’il le connaissait. Il en eut un petit sourire ironique. Il avait failli perdre de vue qu’en ces lieux, les amitiés se créaient et disparaissaient aussi rapidement que le contenu des verres, et qu’il était parfois plus aisé d’oublier un visage que ce qui se présentait devant son nez lorsque s’ouvrait une braguette.

Son attention se porta sur le couloir proche, baigné d’une lumière rouge sombre, d’où montait le son assourdi d’une musique répétitive. Il n’était pas encore prêt à s’y engager.

Deux boissons, trois clopes, six invitations à descendre au sous-sol et la drague délirante d’un type qui ne savait pas encore qu’il n’avait aucune raison de s’embarrasser à discuter. Aucun des hommes présents autour de lui ne lui plaisait. Il se rendit compte alors qu’inconsciemment, il espérait encore retrouver Thomas. Qu’est-ce qu’on est con, quand on est jeune… Mais merde, il n’était plus si jeune : il était censé avoir mûri ! Du moins, un minimum. Merde, une seconde fois.

Il fit claquer le fond de son verre sur le comptoir et vida ses poches. Un billet froissé et deux pièces argentées posées sur le zinc plus tard, il se dirigea vers le couloir, au fond de l’établissement. Il apprécia la douce brume que l’alcool avait fait naître dans son esprit et celle que provoquait l’éclairage diffus.

Les couloirs exigus pour forcer les corps à se frôler, les mains qui passent dans le dos, celles, plus franches, qui se posent directement aux endroits stratégiques.

Il n’avait pas oublié.

« Hé, toi… »

« C’est la première fois que tu… »

« Tu veux venir dans… »

Aucun ne lui donna envie de s’arrêter. La dernière fois qu’il avait eu un partenaire remontait à plusieurs mois, pourtant ; il aurait dû accepter le premier qui se présentait. Il avait tout ce qu’il fallait pour ça : un tiers de bouteille de vodka dans le pif, six capotes – il ne prévoyait pas d’en utiliser autant – au fond de la poche de son jean, et plus de mois d’abstinence que de clopes dans son paquet.

Alors, qu’est-ce qu’il foutait ?

Plus il progressait, plus l’atmosphère se faisait moite et les scènes autour de lui osées, et plus s’imposait à son esprit l’évidence que ce à quoi il aspirait n’était plus ici. Aussi conflictuelle qu’elle ait pu être, sa liaison avec Thomas lui avait fait rêver à une autre existence, une vie où faire le test du VIH ne représenterait plus une source d’angoisse quasi insurmontable et où il n’aurait plus à compter sur les doigts le nombre de fois où il s’éveillerait à côté de lui. Il essaya de trouver, parmi les corps au milieu desquels il déambulait, de quoi lui couper l’envie de repartir se soûler seul chez lui.

Un type s’agenouilla soudain devant lui pour s’attaquer aux boutons de son jean. Il recula alors contre le crépi rouge du mur, se demandant s’il allait lui permettre d’aller jusqu’au bout. Dans la pénombre, il ne parvenait pas à distinguer ses traits. Un autre homme s’approcha, et Yohan loua le cocktail de lumières sombres, d’éclats hypnotiques des stroboscopes, de musique et d’alcool qui engourdissait agréablement son esprit. Sa tête roula sur la surface froide derrière lui et il ferma les yeux. Les premières sensations lui firent ouvrir la bouche pour respirer plus amplement. La perception d’une main sur son torse ne l’intéressa que par la manière dont elle majora son trouble.

Puis, parce que la vie est une garce, il entrouvrit les paupières et se retrouva soudain comme écrasé par l’impression que le monde entier se jouait de lui.

Thomas.

D’un geste, il repoussa le gars qui avait commencé à prendre ses aises dans l’ouverture de son pantalon.

Le mec tomba par terre. Ses protestations ne l’atteignirent absolument pas.

Tom. Ce connard. Là, à trois mètres de lui, dans le couloir, le pied replié contre le mur. Son visage apparaissait dans les éclairs lumineux des stroboscopes et son expression, suffisante, témoignait qu’il était parfaitement conscient de l’intérêt qu’il suscitait autour de lui. Trois mecs le collaient, dont un le coude posé sur son épaule.

Yohan sentit la pièce se mettre à tourner. Il referma sa braguette d’une main tremblante.

Les quatre pas qu’il fit furent vacillants.

Sa paume claqua violemment contre le mur, provoquant un son mat à quelques centimètres seulement de la tête de Tom, qui sursauta.

– Yo…

– Qu’est-ce que tu fous là ? souffla-t-il, se penchant agressivement sur lui.

Il serra le poing et ses ongles râpèrent le crépi. Il se demanda s’il allait lui démolir la gueule ou le baiser sur place. Idée à la con : il avait fait déjà ce choix et ç’avait été l’une de ses pires erreurs.

– Et toi ? rétorqua Thomas, visiblement abasourdi. Je croyais que tu ne reviendrais plus.

– Ça t’aurait fait plaisir, hein ?

Du fiel sortait de sa bouche. Thomas fronça les sourcils, manifestement gêné.

– Je t’ai cherché pendant des semaines, poursuivit-il. Tu n’as répondu à aucun de mes appels. Je te croyais parti, dans un autre pays ou…

– Je t’ai dit que je n’étais pas prêt pour une relation telle que tu la souhaitais, le coupa Tom.

– Et c’est une raison pour t’enfuir comme tu l’as fait ?

Cette fois, il avait crié, et plusieurs des mecs qui les collaient peu avant commencèrent à s’éloigner. Aucune personne à la recherche d’un coup d’un soir ne voulait se retrouver mêlée à une dispute de couple. Il remarqua la manière dont Tom jeta un œil sur le côté, comme s’il cherchait une échappatoire.

– Où étais-tu pendant tout ce temps ? reprit Yohan. Je t’ai laissé des dizaines de messages !

– Qu’est-ce que ça peut te faire ? Peut-être que je n’avais pas envie de te répondre ! Peut-être que j’avais besoin d’air !

– Et de quel air ? On peut le savoir ?

Yohan tremblait maintenant, et le visage de Thomas s’était fermé.

– Tout ça parce que je ne te « suffis pas », hein ? siffla-t-il avec plus d’amertume qu’il n’en avait jamais exprimée. Parce que tu crois que ces mecs-là valent mieux que moi ?

Dans la tristesse, son ton était redescendu.

– Je n’ai jamais dit que je ne voulais plus coucher avec t…

– Alors pourquoi est-ce que tu es parti ?

Pour toute réponse, Tom verrouilla davantage son visage, les bras croisés sur le torse. Yohan en eut un rictus de mépris. Ce connard n’avait jamais daigné lui apporter la moindre explication sur ses disparitions, et ce n’était pas ce jour-là qu’il le ferait. Il s’en sentit seulement plus irrité.

– Tu t’es juste enfui une fois de plus ! cracha-t-il. Tu n’as jamais été capable de faire que ça, de toute façon.

Puis, comme il hésitait entre le cogner et le prendre sur place, il l’attrapa par l’encolure de son T-shirt, le plaquant contre le mur.

– Et tu me sors maintenant que tu as encore envie de coucher avec moi ?

Thomas eut un sourire mauvais. Son agressivité le poussait visiblement dans ses retranchements.

– Peut-être que je fais exprès de t’énerver pour voir avec quelle rage tu vas vouloir ensuite me baiser, lança-t-il avec une expression provocante. Peut-être que j’aime ça.

Yohan le relâcha avec dégoût. Il se passa la main sur le front, conscient de la façon dont Tom se jouait de lui. De colère, il songea à tourner les talons, mais ne le put tant l’attitude de son ancien amant l’estomaquait. Sa paume se posa de nouveau à côté de la tête de Thomas. Cette fois, leurs visages n’étaient plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre.

– Alors, c’est ce que tu veux ?

Un rire bref, amer, sortit de sa bouche.

– C’est ce que tu as toujours voulu, d’ailleurs : que je te baise et que je te laisse ensuite jouer ailleurs autant que tu le veux…

– Peut-être bien, rétorqua Thomas avec insolence.

Tom ne lui avait jamais cédé. Et il était évident qu’il ne le ferait pas, cette fois non plus. Yohan eut envie de le frapper.

Un temps, leurs regards restèrent plantés l’un dans l’autre, dans un rapport de force silencieux. La tension entre eux avait créé une distance avec les autres personnes.

Yohan finit par se redresser ; le mépris lui fit hausser le menton.

– D’accord, décida-t-il.

Je vais te montrer tout ce que tu n’auras plus jamais.

Il attrapa Thomas par l’épaule pour l’orienter vers la sortie, le poussant dans le même geste. Celui-ci en eut un regard noir. L’instant d’après, il se retournait et reculait, pour le provoquer.

– Pas envie de faire ça ici ?

– Non.

– Pourquoi ?

Yohan prit quelques secondes avant de répondre. Thomas s’était immobilisé, et il ne pouvait que constater tout le désir qu’il éprouvait encore pour lui. Son aigreur n’en fut qu’amplifiée. Son attention se porta sur la chemise de Tom qui laissait deviner ses formes. Il avança alors de quelques pas, l’obligeant à reculer jusqu’à le coincer dans l’angle du couloir. Puis il planta son regard dans le sien. La sensation de leurs torses se touchant provoqua en lui un frisson.

Il était encore amoureux, merde ! Il ne s’en sentit que plus blessé.

– Parce que je ne veux pas de public, souffla-t-il, attentif au trouble que suscitait en lui leur proximité.

– Pourquoi ?

Tom arborait une expression supérieure qui lui donnait envie de le frapper.

– Ça ne t’a pas toujours dérangé.

Yohan négligea la provocation, promenant le nez sur la peau de son ancien amant, s’enivrant de son odeur, suivant lentement les lignes de son visage, jusqu’à lui frôler le cou.

– C’est vrai, murmura-t-il.

L’alcool lui embrouillait l’esprit et la manière dont leurs corps s’effleuraient ressuscitait quelque chose de connu au creux de son ventre, quelque chose qu’il aurait préféré oublier.

Lorsqu’il releva le visage, il eut un bref sourire… mordant toutefois. L’instant d’après, il retourna brusquement Thomas contre le mur pour presser son membre entre ses fesses.

– Tu préférerais que je te prenne au milieu du couloir ?

L’adrénaline lui parcourait les veines, et la sensation de pouvoir, mêlée à la colère, l’excitait dangereusement.

Tom exhala, et se cambra.

– Peut-être…

Le rapport de force était toujours là.

– Si tu en es capable, poursuivit-il sur le ton de la provocation.

Pour toute réponse, Yohan le poussa plus fortement contre la surface dure du mur. Puis il attrapa l’arrière de ses cheveux, lui faisant ainsi tourner la tête et lui baisa ardemment le cou. Les quelques coups de reins qu’il lui donna, mimant l’acte sexuel, l’excitèrent autant qu’ils lui procurèrent la sombre satisfaction de sentir Tom faiblir.

– Tu veux une dernière fois ?

Le venin affleura sur ses lèvres, puis se déversa dans chacune de ses paroles.

– Je vais te montrer tout ce que tu as perdu. Tout ce que tu n’auras plus jamais.

Il l’attrapa par les hanches pour intensifier leur contact. Entre ses mains, Tom devint plus malléable qu’il ne l’était déjà.

– Mais je ne te ferai pas la grâce d’une baise rapide dans un coin, ponctua-t-il en le relâchant. Passe devant.

Comme Tom semblait hésiter, il ajouta :

– À moins que tu te dégonfles, maintenant ?

Tom eut un bref rictus, manifestement décontenancé par son agressivité. Quand Yohan s’écarta de lui, il tourna vers lui un regard chargé de provocation.

– Comme tu voudras.

Puis il repoussa brusquement le bras qui se levait pour lui indiquer la direction de la sortie.

Tandis qu’ils progressaient entre les corps enlacés, la musique forte ne suffit pas à ôter à Yohan l’impression pesante du silence qui accompagnait leurs pas.

Il attendit sagement que Thomas récupère ses affaires au vestiaire.

Mettre les pieds dehors lui donna une claque, le coupant trop brutalement de l’atmosphère brumeuse qui avait influencé ses actes jusque-là et lui faisant prendre conscience de son degré d’alcoolémie. Il eut l’impression que tout tournait : le sol comme ses pensées confuses.

– Et maintenant ? demanda Tom.

Yohan enfonça les mains dans ses poches. Son crâne lui faisait mal et leur isolement soudain semblait rendre irréel tout ce qui avait précédé. Son pied tapa frénétiquement contre le sol pendant quelques secondes avant qu’il n’extirpe, entre ses doigts tremblants, son paquet de clopes froissé de la poche arrière de son jean.

Il ne savait pas ce qu’il faisait.

Il se sentait effroyablement triste, con, démuni…

Il était venu en RER, ils se trouvaient dans l’une des rues les plus fréquentées par la communauté gay de la capitale et il venait de se comporter envers Thomas avec une agressivité inédite. Qu’espérait-il, en agissant ainsi ? Même les raisons pour lesquelles il avait traîné Tom dehors lui paraissaient à présent obscures. Il avait eu tellement de mal à admettre que leur relation était terminée… Il lui fallut plusieurs essais pour allumer son briquet et tirer une première bouffée de cigarette.

– Alors, ce sera la dernière fois ? lança Tom.

Yohan souffla lentement la fumée en tournant le visage vers lui. Leur échange était devenu étrangement calme.

– Ouais.

Thomas acquiesça silencieusement, avant de lever les yeux vers le ciel. La nuit était encore chaude, et les lumières de la ville teintaient de violet la chape de pollution au-dessus de leurs têtes.

Au bout d’un moment de silence, Tom reprit la parole :

– J’ai emménagé à quelques rues d’ici.

Yohan dut prendre plusieurs secondes pour intégrer ce qu’il venait d’entendre. La tête lui tournait.

– Chez un mec, poursuivit Tom, avant de préciser en baissant le regard, un…

Yohan balaya d’un geste toute velléité de sa part de s’expliquer à ce sujet : il n’était plus temps. Son changement d’attitude le troublait cependant. La douleur lui fit porter la main à son crâne.

– Il n’est pas là en ce moment, reprit Tom.

– C’est vrai que tu as changé d’appartement…

Le souvenir de la sonnerie du téléphone résonnant désespérément dans le vide, comme celui du nouvel occupant, ensuite, ravivèrent en lui une colère si forte qu’elle le troubla, le laissant stupéfait à l’idée qu’elle ait aussi peu décru depuis ce moment-là. Il tenta d’évacuer le sujet.

– Ce n’est plus la question, de toute façon. Alors, allons-y, poursuivit-il, jetant sa cigarette à moitié consumée sur le bitume.

Tom l’observa d’abord silencieusement, comme dérangé par quelque chose, puis acquiesça, le visage fermé et le regard empli d’un sentiment que Yohan fut incapable de définir. Les clés tintèrent une seconde dans sa main avant qu’ils ne se mettent en route.

Tout le long du chemin, Yohan se demanda pourquoi Thomas lui avait fait une telle proposition.

***

La porte d’entrée de l’immeuble grinça, lourde à pousser. Alors qu’ils gravissaient les escaliers, Yohan constata l’important état de délabrement du bâtiment. Un chat leur passa entre les jambes, tandis qu’ils évitaient les sacs-poubelle qui encombraient un palier.

Cinq étages plus haut, ils arrivèrent enfin là où vivait Tom. Yohan fut frappé par le nombre de cartons entassés dans le hall d’entrée. Plusieurs débordaient de vêtements. Il porta son regard plus loin. Tout, dans le choix de la décoration, du mobilier, jusqu’au dossier de fausse fourrure rouge du canapé du salon attenant, qu’il apercevait depuis l’entrée, rappelait les clichés de la « gay attitude ». Sous la lumière des néons de la rue, l’appartement évoquait une ancienne version du Raidd Bar. Silencieusement, il observa Thomas faire quelques pas, poser les clés sur un meuble bas de bois sombre, avant d’appuyer plusieurs fois sur un interrupteur qui refusa de fonctionner. Les lumières de la rue plongeaient la pièce dans une semi-pénombre, lui conférant une atmosphère anonyme.

– Tu habites ici, alors ?

– En ce moment, oui.

Yohan n’insista pas. Ce qu’il voyait ne faisait que lui montrer à quel point Thomas s’était éloigné de lui. Il avait sa propre vie, une relation avec quelqu’un qu’il ne connaissait pas, et qui se révélait suffisamment forte pour que Tom lui ait accordé ce qu’il n’avait fait que lui refuser les années précédentes : soit s’installer ensemble. Et, quel que soit son avenir, il était évident qu’aucune place ne lui était réservée auprès de Tom.

Il le fixa. La colère le déchirait de l’intérieur.

S’il avait pu ruiner tout ce qui faisait sa nouvelle vie, il l’aurait fait.

Lentement, il avança jusqu’à lui toucher le buste, le faisant reculer vers le dossier du canapé, et se pressant contre lui pour l’embrasser avidement, lui volant ce qu’il lui avait refusé. Le contact de ses lèvres lui tourna faiblement la tête, celui de leurs torses le poussa à approfondir leur baiser. Le désir était toujours là, presque effrayant dans sa puissance. Tandis qu’il s’emparait plus intensément de sa bouche, il essaya de repousser le sentiment d’injustice qui bouillait à l’intérieur de sa poitrine. Quoi qu’il puisse se passer désormais, il allait baiser Thomas. S’enfoncer dans son corps et lui faire connaître le goût amer du regret, si cela lui était encore possible… Se gaver également de ce qui lui avait été pris il y avait de cela huit mois, de ce qu’il n’aurait plus jamais. Leurs lèvres glissèrent lentement l’une contre l’autre. La caresse de leurs langues provoqua une douce chaleur dans son bas-ventre, tandis que l’excitation montait.

Yohan lui plaqua la main sur la nuque, lui attrapa les cheveux et approfondit le baiser. Il se sentait aigri, incapable d’accepter que Thomas ait pu donner à un autre ce qu’il lui avait tant de fois refusé. Finirait-il par faire à cet inconnu le coup de la disparition soudaine ? Probablement. La façon dont il l’invitait à le sauter en son absence ne pouvait que le laisser supposer. Bien malgré lui, Yohan en ressentit une certaine satisfaction… amère toutefois. Il resserra son étreinte, descendant les mains sur ses fesses pour presser son bassin contre le sien. Thomas s’accrocha à lui, les mains plaquées sur son dos. Quelques ondulations des hanches rendirent moite le contact entre leurs corps et floues ses pensées. Il s’enflamma plus encore en sentant leurs sexes rouler l’un contre l’autre.

Puis, d’un coup, il retourna Thomas.

Il n’était plus temps de réfléchir.

La colère, la souffrance, l’alcool, l’excitation et la formidable sensation de brûlure dans son bassin se mélangeaient, lui embrouillant l’esprit. L’amour était déjà une chose qu’il ne rêvait plus de recevoir de la part de Tom. À laquelle il avait cessé d’aspirer.

Il contempla son cul, puis lui baissa le pantalon d’un seul mouvement, emportant avec le sous-vêtement, avant de pousser Tom d’une main pour le faire se plier sur l’assise du canapé. Ce dernier exhala en se réceptionnant dessus comme il le put, tandis que Yohan déboutonnait son jean. Il devait prendre Tom maintenant, lui écarter les fesses et enfoncer profondément son sexe en lui. C’était tout ce à quoi il était encore capable de songer et la manière dont Tom tourna le visage vers lui avant de le porter sur l’enveloppe du préservatif qu’il était en train de déchirer ne l’arrêta pas, même s’il en fut perturbé. Thomas se laissa ensuite retomber, le visage vers le bas, et sa respiration se fit plus lente et plus mesurée.

Des deux pouces, Yohan écarta sa chair et positionna sa verge juste à l’entrée de son orifice. Il n’attendit pas et poussa lentement. Le lubrifiant présent sur le préservatif facilitait la pénétration et Tom n’était pas homme à avoir si peu pratiqué cet acte pour que son corps le rende difficile. Son membre franchit la partie plus serrée, et il respira vivement en progressant jusqu’à sentir ses testicules buter contre les fesses de Tom. Le plaisir était fort et rendait plus manifeste son incapacité à faire fonctionner son cerveau. La tension était importante. Il prit une seconde avant de poursuivre. Le souffle rapide, Tom essayait visiblement de se détendre, les mèches de ses cheveux frôlant par intermittence la fausse fourrure rouge sur laquelle il serrait les poings. Yohan glissa les mains sur ses hanches dans un geste ferme, en dépit de la tendresse qu’il ne pouvait s’empêcher de ressentir, et les maintint solidement. Il commença à se mouvoir, aussi échauffé par le plaisir et la sensation de pouvoir, que troublé par ce qu’il se produisait entre eux.

Il n’avait pas envie d’être tendre.

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