Ainsi sombre la chair – Chris (partie 1)

Chris

J’allais donc à la « fête » organisée chez le pote de Loïc, Chris.

Ayme taffait de nuit, ce jour-là. J’avais déjà commencé à ne plus calculer mes sorties en fonction de ses absences, les jours précédents, mais j’attendais quand même qu’il parte au travail pour sortir moi-même. Pas envie d’avoir des questions, pas envie de devoir me justifier, ou même que la simple éventualité que je puisse avoir à le faire soit évoquée. Merde, à tous les niveaux.

Je me souviens du regard qu’il tourna vers moi, juste avant de tirer la porte, au moment où il allait partir. Je ne crois pas qu’il y eut une compréhension de ce j’allais faire. Pas encore, en tout cas. Autre chose. Quelque chose de silencieux, qui passait entre nous. Une douleur réciproque. Je l’observais  comme j’aurais observé ma vie qui partait en éclat. Sans que je puisse faire quoi que ce soit pour la rattraper.

Longtemps, je restais à tourner sur place. Je ne parvenais pas à passer outre mes hésitations, incertaine de ce que j’allais faire…

Ça a toujours été comme ça, concernant Loïc et ses potes. À aucun moment, que ce soit avant ou après, ou même à distance, le doute m’a lâché. Ça allait avec le stress qui, du coup, ne me quittait jamais véritablement. J’étais incapable d’avoir le moindre recul sur ce que je faisais, mais au moins j’agissais. Je vivais. J’avais cette pulsion, interne, violente, de vie, de survie presque, qui m’invectivait de ne pas me laisser crever tout à fait et de bouger.

Je décollai donc.

Je pris le métro, le tram. Je songeais…

Je savais qu’il y aurait une piscine, une maison, plein de monde, de l’alcool et probablement de la drogue, aussi. Chris m’avait dit tout ça.

Disons-le franchement : je me demandais ce que j’allais y foutre. Mes fantasmes décadents me donnaient toujours des images de sexe orgiaque dont je serais le point d’orgue, mais je savais parfaitement que je me barrerais si ce devait être le cas. Quant à ma raison, elle était là pour me rappeler que je n’allais qu’à une soirée, même s’il était évident que Loïc ne m’avait pas fait cette proposition sans arrière-pensée. J’ignorais juste quel en serait l’aboutissement…

Ce qu’il se passerait.

Je n’avais pas assez d’affinités avec lui pour être motivée par la seule idée de le retrouver, et ce n’était pas différent pour Chris. Je ne m’intéressais pas à qui ils étaient, dans le fond. Ils étaient ces mecs susceptibles de me donner ce que je voulais. Ça s’arrêtait là.

La soirée avait lieu dans un petit pavillon dans le pourtour Lyonnais, que je devinais plus vraisemblablement être celui des parents de Chris que son propre logement. Il devait être 22h quand j’y arrivais. Chris fêtait son anniversaire et, que ce soit dans le jardin, la cour, la maison, tout débordait de monde. Je ne connaissais personne. Ça ne me dérangea pas. Je ne comptais pas vraiment m’intégrer, de toute façon.

J’avais eu l’habitude de ça, les années précédentes. J’avais fréquenté pas mal de teufs et été accoutumée aux discussions éphémères que l’on peut avoir dans ce type de cas. C’est facile. Il suffit de ne s’investir dans rien, de prendre ce qui s’offre à soi et de vivre l’instant présent. Il suffit de virevolter au gré du vent. Je l’avais beaucoup fait, aux côtés d’Ayme. On avait aimé ça, tous deux : rencontrer des inconnus, picorer des instants de rire et de découverte commune, et puis repartir en les gardant comme des moments funs de notre existence.

Bien sûr, ce soir-là, chez Loïc, j’étais loin d’être aussi légère, mais je picorais quand même, du coup. Par habitude, par attente… Par besoin de combler un vide que je n’étais pas en mesure de supporter. Pourvu qu’on reste dans le superficiel, c’était tout ce qui m’importait.

Je repérai Chris de loin : il semblait déjà saoul et se lançait dans un strip tease mi-sexy mi-comique au bord de la piscine. Je le regardai, du coup. Je le trouvai un peu lamentable et cool, en même temps. C’était marrant, que je puisse éprouver cette dualité de sentiments à son encontre aussi, comme pour Loïc. Chris était un beau mec. Vraiment. Je le notai particulièrement tandis qu’il se déshabillait. Je cherchai vaguement Loïc du regard mais je me fichais un peu de le repérer ou pas.

C’est lui qui finit par me trouver. Il vint vers moi pour m’embrasser et, encore une fois, je me demandai s’il considérait qu’on était ensemble. Et puis il le fit de cette façon pressante et intrusive qu’il pouvait avoir, comme s’il me déshabillait devant tout le monde. Comme s’il voulait signifier que j’étais à lui. Il me dépassait. C’était à peine s’il savait mon prénom et il n’avait toujours que cette façon de me regarder dans lequel je pouvais lire une distance, quelque chose de hautain, comme si je ne méritais que de très loin son attention. Objet à portée de sa main, ou objet consentant. Les deux, surement.

Je remarquai sa petite sœur, aux bras de deux autres mecs qui la collaient de vraiment près, surprise une nouvelle fois que Loïc soit si cool vis-à-vis de ça, et même surprise de m’en foutre moi aussi, du coup. A croire qu’ils m’influençaient dans ce détachement que je vivais dans un miroir du leur. Cette façon d’observer sans éprouver de sentiments. Je lâchai simplement à Loïc :

– Chris ne sort plus avec ta frangine ?

Il me répondit direct :

– Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

Je le fixai, interloquée. Je ne sus déterminer si j’avais été indélicate en abordant ainsi un sujet sensible pour lui en tant que grand frère, ou si c’était le fait que je puisse m’intéresser à Chris qui le dérangeait. Je me sentis obligée de préciser :

– Je disais ça par rapport à Chris.

Je n’étais pas sûre que ce soit la bonne réponse pour autant. Elle sous-entendait le fait que je me moquais bien que sa sœur soit avec ces deux mecs. Elle sous-entendait que je m’intéressais à Chris. C’était celle qui était sincère, toutefois.

Loïc ne me répondit pas mais je vis qu’il m’étudiait. Je ne lui dis rien de plus. S’il comprenait que je voulais me faire son pote, je n’avais pas de raison de le détromper.

Je discutai brièvement avec des inconnus, déambulai et me servis des verres.

Je ne vis ni Violaine ni aucune des personnes qu’elle m’avait présentées, le jour où j’avais rencontré Loïc. Tant mieux.

Je croisai le pote de Chris et Loïc qui me répugnait, toujours aussi petit, toujours aussi dodu, toujours aussi laid, avec toujours ces cheveux trop longs qui retombaient en rideau de serpillère autour de son visage. Toujours aussi impraticable, quoi.

Je sais que je suis une connasse de m’exprimer ainsi, et même de penser ainsi. J’ai toujours méprisé les jugements au physique, mais j’étais différente, alors. C’était comme si je me glissais dans une seconde peau, ou peut-être était-ce plus un dépouillement : un abandon de toute valeur morale, de toute ouverture sur les autres, un seul repli sur moi, mon nombril, mon sexe, ma solitude et mes désirs.

L’âme pour Ayme et le corps pour les autres. Avec un cloisonnement parfait.

Plus j’éprouvais le besoin de m’émanciper de ma relation toxique, avec Ayme, plus je me retrouvais seule, finalement. Plus je m’enfermais différemment. Seule avec moi-même… J’en arrivais à songer que, si Loïc ou Chris avaient voulu que j’ouvre les jambes pour ce mec, je l’aurais fait. J’aurais juste fermé les yeux. Je me demandais… Est-ce que le sentir en moi pourrait être si différent, du moment que ce n’était qu’à sa queue que je m’offrais ?

Bien sûr, je remarquais que des gens étaient plus défoncés, aussi. Un type vint me parler, clairement perché. Je l’écoutai, avec une politesse dissimulant les sentiments que j’ai toujours éprouvés, dans ces cas-là, c’est-à-dire un mélange de tristesse, d’inquiétude et d’amusement. Un aspect « observatrice à distance » qui m’évitait de me laisser impacter émotionnellement.

Ce n’était pas nouveau pour moi. Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours eu cette tendance-là : à voir, mais à traiter avec légèreté même ce qui aurait affolé d’autres, peut-être parce que ma vie était si sérieuse, déjà, si grave, avec tant de responsabilités… Une façon de tout tenir à distance.

Il n’y avait qu’avec Ayme que j’avais vraiment baissé les armes, finalement.

A ce stade de ce récit, je me dois de constater que je n’ai pas développé plus que ça les raisons pour lesquelles je consommais ainsi ces joints et – je n’en ai pas parlé, mais il m’était aussi arrivé de prendre occasionnellement d’autres produits.

Allons-y.

Comme tout ce que je raconte ici, il n’y a pas de raison simple ou bien clichée. « Mon père me battait alors je me suis mise à me droguer ». « J’ai vécu dans la rue »… Les histoires qui servent ça n’ont rien compris, ou donnent dans la facilité, le superficiel. Il n’y a jamais qu’une seule cause. Il y en a toujours plusieurs, il y a des facteurs de personnalité, il y a des facteurs d’histoire personnelle, il y a des facteurs d’entourage et d’accessibilité du produit… Les rencontres que l’on fait, ce qu’on se voit proposé, ce qui est disponible ou bien inaccessible, et à quel moment de son existence on y est confronté. Tous ces éléments sont fondamentaux. On pourra être dans la pire dèche du monde, si on n’a personne qui nous dit « tiens, prends ça », on ne va pas en consommer, évidemment.

Me concernant, il y avait donc évidemment mon histoire familiale, la manière dont je m’étais construite dans l’accumulation de responsabilités, et qui s’était traduit à l’adolescence par un besoin viscéral de compenser en étant comme les autres ados, c’est-à-dire « conne », moi aussi. Comme on peut l’être à cet âge. Non pas seulement comme la jeune fille qui s’occupait de sa mère malade et de son père dépassé. C’était un besoin qui a perduré de par mon investissement associatif et puis dans mon métier, aussi. Ce besoin d’être au moins aussi inconséquente qu’investie quand j’y étais… Être aide-soignante, n’est pas faire que « torcher des culs », comme les gens le pensent parfois avec un mépris évident. Loin de là. Et encore moins en service de Réa, comme celui dans lequel je bossais. Et puis, bien sûr, il y avait aussi d’autres choses. Quelque chose de plus profond, en moi. Un besoin de me retourner l’esprit, comme un joker qui allait m’aider à m’accommoder du monde m’entourant. Ça, c’est vraiment un élément propre à ma personnalité, parce que ça a toujours été là. J’ai toujours eu, dans ma tête, quelque chose qui me donnait envie d’aller voir ce qu’il se passait dans un monde parallèle, de la foutre en vrac…

Avec la drogue, il ne faut pas chercher cinquante explications différentes. La plupart du temps, ça vient d’une envie de modeler la réalité. On sait qu’on ne pourra pas la changer mais on fait comme si : on lui met un filtre coloré par-dessus, on joue du photoshop virtuel. On n’enlève pas les merdes, on les peint en couleur. On leur dessine des moustaches au feutre noir, on pose un voile à la con sur la vie, la société, tout ce qui nous fait chier. Mais au fond, on ne change rien. On ne cherche pas vraiment à changer quoi que ce soit, d’ailleurs : juste à le fuir. Ces affreux drogués que l’on regarde comme des moins que rien sont juste des gens qui auraient aimé vivre dans le monde de Mickey. Qui ont remplacé leur imaginaire de l’enfance par un monde façonné par des produits toxiques. Et que ceux qui ne consomment pas de ces psychotropes que l’on avale, fume ou s’injecte n’imaginent pas être si différents. Les ordinateurs jouent exactement ce même rôle. Les jeux vidéo, les réseaux sociaux… L’histoire est toujours la même : on se plonge dans un univers cadré, choisi, rassurant, ciblé, et c’est pour ça que c’est addictif. C’est parce que ça se substitue si merveilleusement à la réalité… Trop.

Je connaissais toutes ces mécaniques-là. J’avais essayé de les enrayer, et même arrêté de fumer des années auparavant, à une époque où j’avais décidé de me prendre en main et d’être responsable.  Puis j’en avais repris la consommation au cours d’une mission humanitaire. Pays en guerre, je suppose que je n’ai pas besoin de détailler les raisons. Maintenant, si je ne fumais pas à une fréquence de folie, je le faisais quand même trop régulièrement, et je ne contrôlais plus vraiment, même si je serais tentée de dire que ça allait, que je gérais. C’est toujours ce qu’on veut se faire croire.

Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui fume et qui contrôle vraiment ça. Par contre j’en ai vu des paquets qui clamaient maîtriser. Inutile de se fatiguer à le leur dire, ceci-dit : il ne le reconnaitront pas, mais il faut savoir que c’est un mensonge. En vrai. Quand on est honnête avec soi. Quand sa vie se résume à trainer au fond de son canapé et que toute motivation semble impossible à atteindre, ce n’est pas que la vie est cool et qu’on s’éclate trop, hein ? Mais bon, c’est le propre de la drogue que de pousser à se mentir, et je l’ai assez fait moi-même pour savoir ce que c’est.

Toujours est-il que j’avais passé le stade de me leurrer. Je ne regardais plutôt mes excès, mes trébuchements et mes illogismes que de haut, à la fois observatrice cynique de ma vie et actrice de cette dernière.

Chris finit par venir me voir, partiellement à poil – il avait gardé un boxer, c’était tout –, et me sourit avec un fond de séduction, mais qui me sembla inhérent à sa personnalité. Je pris ce qu’il m’offrait. Ça me convenait tout à fait, ce léger flirt avec lui.

Lui s’intéressait à moi et, bien que je n’en attende pas forcément autant de lui, c’était agréable. Il me demanda ce que je faisais dans la vie, je préférai lui répondre que je bossais dans le social plutôt que nommer mon métier, ce qui était une pirouette tout à fait acceptable, et dont il se contenta. Lui travaillait dans un garage. Je voulais bien le croire avec ses mains noircies en permanence – j’avais déjà remarqué ça, chez lui – ses doigts épais et sa musculature prononcée. Je me pris à penser à ses doigts s’enfonçant en moi.

Je me pris à penser à lui et Loïc se partageant mon corps. C’était ce que je voulais, en fait, aussi curieuse que puisse être cette envie pour moi. La raison pour laquelle j’étais venue là.

Quand Loïc nous rejoignit, Chris passa son bras sur mon épaule pour me prendre par le cou. Je ne le repoussai pas. Nous passions un bon moment, je ne savais pas depuis quand nous parlions rien que tous les deux, mais je n’avais pas nécessairement envie que cela s’arrête.

– Tu me la prêteras un moment ? dit alors Chris à l’intention de Loïc.

Ces mots sonnaient comme une boutade, et la façon dont Chris me sourit le confirmait. Pourtant, ils éveillèrent quelque chose en moi, de trouble et de prégnant. De puissant.

Un mot clochait, seulement. Je le corrigeais :

– Loïc n’a rien à « prêter ».

Que ce soit clair, parce que je n’étais pas à Loïc. Il n’y avait rien d’exclusif entre lui et moi.

Chris sembla décontenancé.

Je tournai la tête vers Loïc.

– Tu lui as dit qu’on sortait ensemble ?

– Non.

Son regard était froid, pourtant, et je ne sus ce que je devais en penser. Que Loïc ne soit pas loquace sur les sujets qui ne touchaient pas à sa musique, je commençais à le comprendre mais, visiblement, je ne faisais même pas partie des sujets méritant d’être mentionnés entre lui et son pote.

Je me sentis obligée de préciser pour Chris :

– On couche juste ensemble.

– Je te baise, ajouta Loïc.

Des mots plus crus. Plus justes, aussi. Peut-être plus provocants.

J’acquiesçai.

– On baise, oui.

J’avais transformé le « je » en « on » volontairement, mais je n’insistai pas non plus dessus.

Ça m’a toujours dérangé qu’on parle des femmes en termes de choses qui « se font » baiser et seulement elles. Là, ça m’allait bien de revêtir cette image d’objet que l’on désire, que l’on prend et que l’on saute, certes, mais ça m’allait parce que c’était mon fantasme. Et que c’était temporaire, que c’était sans finalité précise, que ça n’avait pas d’importance. Mais, dans le fond, je considérais que je baisais Loïc tout autant.

– Tu resteras à la fin de la soirée ? lâcha Loïc.

Il m’examina en disant ça. Vraiment.

– Oui.

Il jeta un œil rapide à Chris et me dit :

– Nous aussi.

J’acquiesçai.

Je ne sus rien de plus de ce qu’il se produirait.

Plus tard, tandis que je me servais un verre d’alcool, je les vis toutefois parler ensemble, et ils me jetèrent chacun suffisamment de coups d’œil, durant ce temps, pour me laisser penser que c’était à mon sujet.

A un moment, je remarquai ce qu’il se passait dans l’une des pièces de la baraque de Chris. Je le devinais, en tout cas. J’avais assez côtoyé des toxicos pour savoir qu’il y avait de la drogue, là-bas. J’entends par là de la drogue moins commune que le shit qui passait de mains en mains ou l’alcool que tout le monde consommait. Je pensais à de l’héro. Il m’avait semblé voir un bout d’alu briller derrière un nuage de fumée, dans l’embrasure d’une porte devant laquelle j’étais passée. Au cas où ce soit nécessaire de le préciser, l’héroïne ne se consomme pas forcément en se piquant : il y a plein de gens qui la fument sur un bout d’aluminium, tout simplement. Je n’ai jamais rencontré que des gens qui la consommaient comme ça, d’ailleurs, ou si ce n’a plus été le cas, je les ai perdus de vue. On appelle ça « chasser le dragon ». Il faut voir le geste : c’est assez parlant. Ça ne m’amusa pas. On n’était plus dans la « petite connerie », mais je n’avais rien à dire à ce sujet. Rien à faire. Juste constater ce qu’il se passait.

Et bien sûr, je remarquais que Chris et Loïc entraient dans cette pièce, eux aussi.

Chris et Loïc…

A ce stade-là, j’étais forcée de me poser des questions.

Est-ce que j’étais vraiment prête à rester avec deux mecs que je ne connaissais finalement pas et qui seraient complètement défoncés ? Est-ce que je voulais vraiment avoir un rapport physique avec eux ?

Je ne fus pas capable de déterminer une réponse claire à l’une ou l’autre de ces questions : quelque chose avec lequel je puisse me sentir ne serait-ce qu’assurée, mais c’était comme ça. Je fis avec. Je me gardai juste de trop réfléchir.

Je passe sur les détails de la soirée. Elle se déroula normalement, plus ou moins. Personne ne sembla commettre trop d’excès ou ne partit « trop loin » : personne ne vomit, personne ne fit de bad trip, personne n’eut sa conscience suffisamment altérée pour ne plus pouvoir avoir de conversation. L’ambiance resta sympa et détendue.

Petit à petit, les invités partirent. Un à un, imperceptiblement, ou en gros packs, parfois. Je voyais passer les heures. Une heure, deux heures… Trois.

Je restai.

J’observai leurs disparitions avec cette distance que je m’étais mise à ressentir, ces derniers temps : ce détachement curieux, comme si tout ce qui m’arrivait ne me concernait pas vraiment. Comme si j’étais extérieure aux évènements. Ou peut-être comme si ça ne concernait qu’une imitation de moi-même, plutôt, quelque chose que je n’étais pas et qui était amené à disparaître, de toute façon. Que j’oublierai dès cette phase de mon existence passée.

Je larvais dans le canapé ou au bord de la piscine. Je buvais aussi, mais modérément, et je regardais les lumières des étoiles dans le ciel, captive de cet arrachement de moi qui me prenait de plus en plus vivement, mais ne me laissait pas la sensation d’être plus libre, pour autant. Juste ailleurs. Coincée par les mêmes merdes, dans le fond.

Et, bien sûr, je pensais à Ayme. Tout le temps. A ce qu’il avait pu être, pour moi, ce qu’il avait représenté. Et aux cendres qu’il en restait.

Je n’éprouvais pas mes actes comme une trahison envers lui parce que c’était lui qui m’avait trahie. Lui, en ruinant ce qui faisait qu’on aurait pu être heureux. Lui, en continuant à le ruiner, en ne changeant pas, quel que soit ce qu’il advenait de nous. En me laissant si démunie…

Que je reste avec Loïc et Chris était déjà convenu.

Quand tout le monde fut parti, tous deux vinrent me rejoindre dans le salon où je trainais sur le canapé, seule. Ils me proposèrent de fumer. J’acceptai.

Je me posai des questions sur ce qu’avait Loïc en tête. Vraiment. S’il voudrait juste m’entrainer dans une chambre pour me sauter ou si je devais m’attendre à autre chose… J’étais stressée, du coup. Normal. Quelles que soient les représentations que j’avais pu me faire, je ne pouvais pas être détendue.

Chris se posa à mes côtés, suffisamment près pour que nos peaux soient en contact, mais pas plus que lorsqu’il m’avait pris par l’épaule, plus tôt. Trop pour deux connaissances, c’était sûr. Assez pour un contexte de séduction.

J’étais troublée et je le fus plus encore quand Loïc s’assit de l’autre côté de mon corps, parce qu’il me touchait aussi et que ça n’avait rien d’anodin d’être encadrée ainsi par l’un et l’autre. Et que je n’étais pas sûre. Je ne l’ai jamais été. Et j’ai toujours continué à porter sur moi un regard sans concessions.

J’aurais aimé annihiler la part de moi-même qui jugeait chacun de mes actes, qui jugeait mes pensées, mes erreurs comme mes faiblesses, mais je ne le pouvais pas.

Loïc m’enleva des lèvres le joint que je tenais pour m’embrasser, penché sur moi, et ce fut déjà transgressif parce que Chris était bien trop proche pour qu’il se permette de fourrer de cette manière-là sa langue dans ma bouche. Pour que nos souffles soient si près de lui. Pour que ce soit aussi sexuel, avec lui juste à côté. J’accueillis néanmoins son baiser avec une langueur paresseuse, une conscience extérieure de ce qu’il se produisait, un abandon à une situation que je ne maîtrisais pas et qu’en aucune manière je n’aurais voulu maîtriser.

Mon cœur battait fort.

Quand Loïc me relâcha, je remarquai une ombre de sourire sur son visage. Un aspect supérieur que je ne pus m’empêcher d’interpréter comme moqueur, comme s’il y avait un jugement, là-dedans.

Peut-être la satisfaction d’avoir vu juste en moi.

Peut-être que j’hallucinais. Il était défoncé, j’étais défoncée, on aura fait mieux pour l’observation objective.

Quand il posa la main sur mon sein tout en penchant la tête pour baiser mon cou, je m’arquai dans un mélange de surprise et de gêne. Mon corps ne s’en échauffa pas moins et je crispai le poing pour retenir le réflexe que j’eus d’arrêter son geste. Son pouce passa sur mon mamelon et ma tête tomba sur le dossier du canapé, mes paupières fermées. J’haletais, prise dans les brumes, consciente que Chris était juste là à nous observer. Et qu’il nous observait encore quand Loïc étira soudain mon cache-cœur pour en faire sortir mon sein, et le dénuder d’un geste sur le tissu de mon soutien-gorge. Exposant ma poitrine, donc. Ma chair nue. M’exposant aux yeux de Chris.

Là, je ne pus m’empêcher de poser la main sur le poignet de Loïc et je serrai pour le retenir de bouger encore, mais il ne m’en empauma pas moins le sein. J’ouvris les yeux. Il me caressa le mamelon du pouce, et mon souffle se coupa un instant.

– Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il.

Une voix froide et une question qui voulait plus dire « pourquoi tu protestes ? » que se soucier sincèrement de ce qui me dérangeait. J’entendis le sous-entendu derrière. N’est-ce pas ce que tu veux ? Ce que tu es venue chercher, ici ?

Je me retrouvai perdue entre mes réflexes qui restaient ceux d’avant, ceux qui n’auraient jamais permis à un homme – à quiconque – d’agir de cette manière avec moi, et mes désirs qui criaient que cette situation se poursuive. Et qu’elle aille plus loin, et qu’elle m’entraine plus loin, et qu’elle me pousse encore. Et qu’elle m’attire jusqu’à me faire me perdre totalement

Et j’avais voulu ce qui arrivait, alors.

Je le savais.

Je quittai l’échange de regards avec Loïc pour, puisque je ne pouvais ignorer sa présence, tourner la tête vers Chris. Je ne sais pas ce que j’attendais de voir exactement : si c’était du soutien, si c’était un sourire, si c’était une assurance qui pourrait me permettre d’en avoir plus moi-même… Je découvris un regard fixé sur mes lèvres. Je découvris un désir latent, une gêne manifeste, une plongée dans une situation qui ne lui était pas habituelle. Ce fut flagrant. Et je songeai que ce devait être similaire pour Loïc, en fait. Il y avait cette conscience brutale : qu’aucun de nous n’était dans la maîtrise de ce qu’il se produisait. Que chacun découvrait.

Je savais que je ne donnai pas beaucoup de clefs pour me comprendre, surtout pour Loïc : que j’étais juste claire quant aux raisons pour lesquelles j’étais là.

Et désormais claire quant au fait que je voulais me faire sauter par son pote aussi.

Je fixai à mon tour les lèvres de Chris.

Laisser un commentaire