Ainsi sombre la chair – Rastouille

Rastouille

Ça me prit trois jours. Trois jours d’hésitations, de songeries, et d’attente d’un moment plus propice pour moi, dans le sens : qui n’avait pas à me mettre face au regard d’Ayme… Pas non plus face au mien à travers ses yeux.

Son taf faisait que, parfois, il bossait de nuit, alors j’attendis simplement que ça arrive. Je ne l’ai pas encore dit, mais Ayme est policier. Officier, pour être précise : il a fait l’École Nationale Supérieure de la Police après la fac’ de droit. Un jeune homme intelligent, sensible et engagé. Plein d’idéaux, d’humanité… Je n’étais pas tout à fait dans la même mouvance, quand je l’ai rencontré — mes parents, grands contestataires sociaux, avaient une image peu positive de la police, j’en avais hérité — mais je n’en avais pas moins éprouvé une forte estime à son égard. Tristement, je pense que ça rentre dans ce qui a fini par nous tuer, avec le temps. Je ne détaillerai pas ce qu’il vit dans son taf mais, pour l’aider à être apaisé dans sa tête et donc bien avec moi, on aura fait mieux. J’ai trop souvent eu le sentiment d’être là pour me prendre dans la gueule ce qu’il ne pouvait pas exprimer ailleurs, en tout cas. Mais bon, passons là-dessus.

Je partais donc voir si Loïc était dans son appartement, ce qui n’était pas gagné parce que je n’avais pas grand-chose pour le retrouver, finalement. Je savais où il habitait et son prénom. Ça s’arrêtait là. Je n’avais ni son numéro de téléphone, ni son adresse – je n’avais absolument pas fait attention à la rue et d’ailleurs, je galérais une fois sur place pour la retrouver. Enfin, si, j’avais Violaine, mais je ne voulais pas l’appeler : où aurait été la logique de demander le silence à Loïc si c’était pour me griller toute seule auprès d’elle ? Donc je choisissais l’option culot : débarquer chez lui – enfin, s’il y était – en mode : voici la fille dans laquelle tu as fourré ta langue et ta queue – et tes doigts – l’autre jour, et elle revient chez toi.

J’avais le cœur qui battait…

J’ai rarement eu un tel manque d’assurance quant à ce que je faisais. J’aurais pu changer d’avis d’un instant à l’autre, faire demi-tour…

Je ne le fis pas.

J’arrivai en bas de son immeuble, je cherchai l’interphone… Il n’y en avait pas. La porte du bas baillait, cassée depuis longtemps, le hall était toujours aussi crade et même un peu plus glauque maintenant que je le regardais avec la lumière du jour – il était 19h, pas minuit comme la fois précédente. Je montai. L’escalier penchait. Je m’en rendis compte en le gravissant. J’y avais à peine fait attention la première fois. La porte de Loïc était fermée, mais j’entendis distinctement du son à travers le bois mince. Une musique étouffée, entrecoupée très fréquemment : des essais auditifs, de toute évidence. Il n’y avait pas de voix. Pas d’autres personnes, visiblement. Tant mieux. Je n’aurais pas passé le cap de me présenter à lui s’il n’avait pas été seul. Je frappais.

Il se déroula plusieurs longues secondes avant qu’il vienne enfin m’ouvrir. Quand il me découvrit, son expression aurait pu être risible tant elle affichait la même interrogation que la première fois, mais plus marquée, encore : en mode répétition plus forte d’une situation déjà vécue. Mais qu’est-ce qu’elle fout là ?

Je n’en éprouvai bien sûr qu’une gêne encore plus forte.

– Euh… salut, me dit-il.

Ça sentait la beuh chez lui : une odeur plus verte et plus marquée que la dernière fois.

Il enchaîna, hésitant :

– Euh… Ça va ?

– Oui.

Je mentais, bien sûr. Je n’avais pas l’intention de lui donner à voir plus qu’une façade de surface de ma part.

– Tu veux…

Il ne savait vraiment pas comment réagir.

– Tu veux entrer ?

Je hochai la tête.

Il m’invita à le faire.

J’eus l’impression qu’il se sentait redevable d’avoir fourré sa queue en moi. C’était peut-être une idée que je me faisais mais, tandis qu’il repartait vers son salon en passant la main dans ses cheveux d’un air perdu, ce fut l’image que j’eus, vraiment. Un truc comme : « OK, la fille bizarre que j’ai sautée l’autre jour est de retour chez moi ». Ou bien « il va falloir que je m’en occupe ».

Il me conduisit jusqu’à son canapé.

– Tu veux un café ? me demanda-t-il, un peu démuni.

– Je veux bien, oui.

Il prit alors un temps pour m’examiner des pieds à la tête, avec toujours l’air d’atterrir mais pas seulement. Comme s’il se demandait s’il pourrait me sauter de nouveau, aussi. Ce fut ce que je vis dans son regard, en tout cas : cette réflexion qu’il se faisait sur mon arrivée chez lui et ce qui en sortirait.

Il alla à sa kitchenette. Son ordinateur était allumé et je pus voir le même logiciel ouvert, avec plein d’autres fenêtres ouvertes en même temps.

J’étais pensive quand il me rapporta une tasse qu’il posa devant moi sur la table basse. C’était l’effet que me faisait le fait d’être face à son travail de création. Il me proposa le joint de beuh qu’il tenait encore entre les lèvres. Je l’acceptai.

Je ne me souviens pas exactement de quoi on parla, tellement c’était bateau. Des banalités qui parlaient de tout sauf de lui et de moi. Je ne me souviens même pas qu’il ait eu l’air plus intéressé que je ne l’étais, dans le fond. Je crois qu’on meubla juste le silence. Par contre, je me rappelle parfaitement qu’on fuma en buvant du café, puis qu’il eut des coups frappés à la porte et que débarquèrent plusieurs des personnes qui allaient marquer cette période de ma vie, alors, puisqu’il s’agissait des potes de Loïc.

Et que, à peine furent-ils entrés que je leur consacrai ma plus grande attention.

Les amis de Loïc étaient des musicos, comme lui. Des mecs à l’image de son appartement. Plus ou moins attentifs à leur apparence – l’un d’eux, un type petit et large avec des cheveux longs et graisseux, semblait avoir abandonné depuis longtemps l’idée de séduire qui que ce soit —, avec cet air détaché qui caractérisait leur bande entière, et une attention plus portée sur la consommation de produits illicites que sur des projets de vie. Et ils avaient l’air tous plus ou moins célibataires. Les « potes », quoi.

Loïc fut mal à l’aise quand il fallut me présenter. Je vis bien que ça le dérangeait que je sois là tandis qu’ils débarquaient, mais il n’en dit rien. Par contre, il bloqua carrément sur mon prénom et, sérieusement, ce n’était pas possible qu’il ne l’ait pas encore imprimé, alors je me présentai moi-même à ses amis. Aucun ne me demanda ce que je faisais là, Loïc n’en parla pas, et ça passa comme ça.

Surtout, il y avait un mec qui attira mon attention. Il était plaisant à regarder – plus que Loïc dont la laideur me frappait plus vivement que la beauté, désormais –, et il avait l’air, tout autant que les autres, d’être un petit con. Il était aux bras de la petite sœur de Loïc. Celle-ci devait avoir, quoi ? 16, 17 ans ? Je ne sais pas, mais elle avait vraiment l’air gamine. Elle fuma autant d’herbe que chacun, et quand le pote de Loïc l’entraina dans la chambre de ce dernier pour… j’imaginai tout de suite du sexe, mais j’avais peut-être l’esprit trop axé sur le sujet, et peut-être n’était-ce que du pelotage, celui-ci ne moufta même pas.

J’observai donc ce petit groupe indifférent à leur entourage, évoluant dans un univers qui ne m’était pas inconnu, mais sans que j’y appartienne moi-même pour autant. Je veux dire… Je connaissais des gens qui craignaient vraiment, mais je ne les voyais qu’à quelques soirées, et de loin, la plupart du temps : je ne m’occupais pas de leur vie et je suis sûre qu’ils ne remarquaient même pas la mienne. Mais, du coup, j’avais ce regard-là, tout de même : celui qui repère les mecs un peu graves très rapidement.

Toujours était-il que ce mec me plaisait, et qu’il y avait quelque chose, chez lui, qui me remuait un peu profondément, comme avec Loïc. Du genre qui éveillait mes fantasmes.

Ce deuxième mec, donc, s’appelait Christophe, Chris, ce fut ainsi qu’il se présenta à moi, mais tout le monde l’appelait Rastouille. Magie des surnoms improbables. Chris, donc, était un joli blondinet que je situais plus proche de ma personnalité que ne l’était Loïc — moins connard égocentré, en tout cas —, et il sortait avec sa petite sœur.

On but des bières, on fuma… Moi, pas trop : je voulais garder un maximum de ma lucidité. Les mecs bossèrent un peu sur l’ordi. L’un d’eux alluma la console et ils se mirent à faire un jeu de baston, je jouai avec eux, je les éclatai tous – j’étais très forte à ce type de jeu, et très fière de les éclater – et Loïc se comporta avec moi comme si on était ensemble. Enfin, plus ou moins, mais il posa plusieurs fois son bras sur mon épaule, et il m’effleura même les seins à un moment.

Bien sûr, je me laissai faire.

Puis, quelques temps après que Chris et sa sœur soient sortis de sa chambre, il se pencha et chuchota « viens » à mon oreille, avant de m’y entraîner à mon tour.

Comme ça. Sans me demander mon avis. Comme si c’était évident, que je le fasse.

Du coup, je le suivis mais avec trouble, des questions plein la tête. Je veux dire… Il n’y avait qu’un mur entre le salon et cette chambre. Est-ce que Loïc allait vouloir me sauter alors que ses potes étaient à côté ?

La limite entre mes fantasmes et la réalité était flagrante. D’un côté, j’imaginais un rapport à plusieurs avilissants dont je serais le point central, et de l’autre je peinais à penser que ces mêmes personnes, de l’autre côté de la porte, puissent savoir ce que je faisais dans cette pièce, qu’on ne puisse être séparés que par cette mince paroi.

Alors que Loïc fermait la porte, je vérifiai si une clef permettait de fermer la serrure. Il n’y en avait pas. Que quelqu’un puisse débarquer était l’horreur.

Ou peut-être ce que je voulais.

Je ne le savais pas.

Loïc m’embrassa vivement et je me demandai ce qu’il pensait de notre rapport, dans le fond.

S’imaginait-il qu’on était ensemble ? Qu’il avait acquis des droits sur moi ?

Ou profitait-il toujours de cette fille qu’il ne connaissait pas vraiment mais qui était venue chez lui dans le but de se faire baiser ? Après tout, j’étais là, non ? Donc pourquoi ne pas en profiter ?

Très vite, le contact fut sexuel, cash et cru. Loïc s’assit en arrière sur son lit en m’attirant contre lui et me toucha les seins et les fesses comme si j’étais déjà nue, m’amenant rapidement à incandescence. Il essaya de me déshabiller mais j’étais mal à l’aise. Je résistai.

– Qu’est-ce qu’il y a ? me dit-il.

Il avait toujours ce regard entre curiosité et mépris. Comme s’il ne me comprenait pas, mais que je ne méritais absolument pas qu’il s’en soucie. Je le méprisais — en retour — pour ça, et le désirait tout autant.

– Ta porte ne ferme pas ?

Il fit non de la tête et ajouta :

– Personne ne rentrera, ne t’inquiète pas.

Je fis la moue.

– Je ne suis pas tranquille.

Le soupir qu’il poussa aurait pu me mettre en colère s’il ne s’était pas agi précisément de ce qui m’avait poussée vers lui : cette façon de considérer comme une contrainte lassante tout ce qui ne collait pas à ses envies personnelles.

– Personne ne va venir ici, répéta-t-il.

Je restai tout autant braquée.

Il soupira plus vivement encore. Puis il déboutonna son jean.

– Suce-moi, alors.

Je le fixai sans répondre.

D’un autre, vraiment, je ne l’aurais pas accepté.

Dans une autre situation.

A une autre période de ma vie…

Sa proposition avait l’avantage de permettre plus facilement de s’arrêter si quelqu’un entrait. De me permettre de garder mes vêtements, aussi… Pourtant, je n’étais pas plus à l’aise avec l’idée. Je n’étais pas à l’aise avec ce que je voyais de moi, en fait. Comment étais-je passé de la fille qui s’imaginait vivre jusqu’à la fin de ses jours avec l’homme qu’elle aime à cette situation ? Qu’est-ce qui m’était arrivé, dans l’intervalle ?

Je restai un moment hésitante. Puis je réclamai une capote. J’en avais dans mon sac mais il était resté dans le salon.

– Je croyais que tu ne voulais pas te désaper, remarqua-t-il.

– C’est pour te sucer.

Il haussa un sourcil. Ça m’agaça. Puis il dit :

– Il n’y en a pas besoin.

– Si.

Je tendis la main  en parlant, manifestant clairement que j’attendais ce que j’avais exigé.

– Je n’aime pas, objecta-t-il.

– Tu aimeras.

Il soupira et me donna enfin un préservatif, que j’attrapai pour le dérouler sur son sexe.

Il m’avait suffisamment saoulée pour rendre l’acte difficile.

Je levai les yeux sur lui, du coup.

La manière dont il m’observait, en attendant, avait un quelque chose de déplaisant et d’excitant à la fois.

Comme la fois précédente, je lui trouvais une beauté curieuse, une beauté que je pris quelques instants à contempler. Il passa une main sur le côté de mon visage, repoussant quelques mèches qu’il cala derrière mon oreille.

Alors, je commençai à le sucer. Je n’en fus pas excitée comme la première fois, j’étais trop mal à l’aise dans cette configuration, mais j’allai quand même au bout. Je me débrouillai pour le faire jouir ainsi. Je me surpris juste à observer la manière dont il renversa la tête en serrant les doigts sur mon crâne, son corps pris de soubresauts dans l’orgasme, avec une certaine fascination.

On revint ensuite au salon. J’avais l’impression que ce que je venais de faire était marqué sur mon visage, mais je fis comme si ce n’était pas le cas, bien sûr.

C’est facile de « faire comme si ». C’est un si joli masque, une si jolie façade, une bien belle barrière. Je sais que tu sais, et tu sais que je sais que tu sais, mais je fais comme si je ne savais pas.

Je passai quand même à la salle de bains pour me rincer la bouche. Le fait d’avoir mis une capote m’avait évité d’avaler du sperme, mais j’avais encore le goût du latex, et j’avais peur que l’odeur puisse se sentir, aussi.

Personne ne dit rien.

Ne parlons de rien. Ne faisons rien.

Les mecs se mirent à bosser pour de bon. Je constatai que la sœur de Loïc était partie et que j’étais devenue comme invisible. Du coup, je ne pus plus empêcher le flot de mes pensées de s’écouler et chacune était une interrogation. Qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce que tu attends ? Est-ce que tu te reconnais seulement, là-dedans ? Dans la fille que tu es, là, assise sur ce canapé après avoir sucé ce type à quelques mètres des autres ?

La conclusion arriva vite : je n’avais rien à foutre ici, je devais me barrer.

Casse-toi. Maintenant.

Je le fis. Je ramassai mon sac et me préparai à partir et, probablement, aurait-ce sonné le glas de mes venues chez ce mec – Loïc : c’était encore « ce mec », pour moi, et je doutais que ça cesse de l’être – quand il se tourna vers moi et me dit d’un ton détaché :

– On fait une fête, samedi prochain ? Tu viendras ?

Des images troublantes me vinrent en tête. Des images que je voulais. Et je me demandais pourquoi, cette fois-ci, il m’invitait.

– Où ?

– Chez moi, dit le mec qui m’intriguait : Chris.

Je pris quelques secondes pour réfléchir.

– OK. Ce sera où ?

Il me donna l’adresse. Je me penchai sur la table basse pour chopper un morceau de carton – un reste de paquet de feuilles déchiré – et un stylo, et la noter. Je fus consciente de ce que je montrais de mon anatomie, en faisant ça : de la cambrure de mes reins et la courbe de mes fesses, et mes cheveux qui tombaient sur le côté de mon cou.

Je me redressai.

Peu de temps avant, je m’étais sentie pas à ma place, avec le besoin de quitter cette situation en urgence. Soudain, je me sentais conquérante, une porte ouverte devant moi. Connerie de la psychologie changeante.

Au fond, c’était le vrac en moi. Rien n’avait de sens. Mais je faisais avec.

Je faisais avec, surtout.

Et j’observai longuement Loïc.

Je ne peux pas dire ce qui passa exactement entre nous, à ce moment, mais j’eus le sentiment d’une compréhension réciproque. Que Loïc savait ce que je cherchais. Qu’il savait ce que j’étais venue foutre chez lui.

Ainsi commença une relation curieuse dans laquelle nous ne chercherions jamais à savoir qui était véritablement l’autre, mais où nous avions tous deux notre compte à y trouver.

 

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