La révélation de Claire – saison 2 de L’initiation de Claire (3)

Deuxième partie

L’endroit revêtait un aspect connu, sans atteindre celui de la familiarité.

Claire fit claquer son briquet, allumant sa cigarette dont l’extrémité crépita dans le silence de la campagne.

Deux mois s’étaient écoulés depuis sa première venue dans ce lieu. La seule et unique. Depuis qu’elle avait décidé de plonger tête la première dans ce qui représentait l’incarnation de ses désirs les plus obscurs et les plus refoulés : le monde dans lequel lui avait demandé de le suivre Mathieu. Deux mois de troubles, de peurs et d’envies. Deux mois de bilan sur elle-même, et elle n’en avait pas encore fini.

Debout au centre du parking en terre sèche où elle s’était garée, elle contempla le paysage alentour, s’imprégnant de son atmosphère. Une infinité de détails lui donnaient une image différente des lieux : la quasi-absence de voitures et de clients, déjà, une moto garée un peu plus loin, deux véhicules qui venaient d’arriver, mais aussi le fait qu’il était plus tard dans la saison, et que la nuit tombait plus vite. C’était comme si un filtre de couleur avait été posé sur ce qui s’offrait à son regard, en changeant très légèrement les nuances. La canicule s’était calmée et l’air plus frais de la journée n’offrait plus la température propice aux cigales, dont le chant s’était tu ; les feuilles des arbres avaient séché, présentant une teinte d’un vert passé et, sur les collines adjacentes, les genêts avaient perdu leurs fleurs. Enfin, la luminosité ambiante accusait elle-même le décompte des jours : les fins de journée affichaient un ciel plus pâle, aux nuages qu’ourlait de violet le soleil fraîchement couché. Il faisait encore bon, cependant. L’été restait nettement perceptible.

Elle observa le mas. Le club. Les murs derrière lesquels se romprait la trêve que lui avait offerte Mathieu. Du moins… si on ne comptait pas la séance de flagellation quatre jours plus tôt, bien sûr.

Elle jeta un coup d’œil à son portable pour consulter l’heure. Le club était sur le point d’ouvrir ses portes. Lorsque les premiers clients traversèrent la cour, elle contempla leurs tenues. L’alliance de cuir, de résille et de dentelle la captiva. Ils ne lui adressèrent que des regards furtifs. Avec son jean retroussé sous les genoux, ses sandales plates et son débardeur un peu lâche, elle ne devait pas avoir l’air de grand-chose, à côté d’eux. Peut-être donnait-elle l’impression de s’être perdue dans le coin, de ne s’être arrêtée que pour fumer et de ne pas tarder à repartir. Ils ne devaient pas s’attendre à ce qu’elle entre à son tour.

Mathieu lui avait dit de venir telle qu’elle était, sans tenue particulière, aussi avait-elle gardé celle de la journée, des vêtements légèrement usés mais agréables, de ceux qu’elle pouvait enfiler comme une seconde peau. Au fond, se présenter ainsi était une bravade, une tentative de se raccorder jusqu’au dernier moment au monde d’où elle venait, avant de plonger dans celui, mouvant et sombre, où elle avait accepté de suivre Mathieu.

Elle aurait aimé qu’il l’accompagne pour son arrivée, mais il travaillait et ignorait s’il pourrait être présent à l’heure. En outre, il lui avait donné des consignes : arriver pour l’ouverture du club, et faire tout ce que Véronique lui dirait de faire. Simple. Extrême. Il ne lui avait pas donné plus d’explications. Elle ne lui en avait pas demandé. Elle aurait pu… Elle ne savait absolument pas ce que ce « tout » pourrait signifier, elle avait simplement compris que ce ne serait pas celui de Véronique mais de Mathieu. Ce « tout » qu’il voulait d’elle. Cet abandon entier à ses désirs, auquel elle avait accepté de se livrer, à titre d’essai. D’essai, seulement. Un essai qui suscitait dans son ventre des torsions de curiosité et de crainte, d’excitation et de peur, dans une dualité qui confinait à l’absurde, mais faisait pourtant partie de ce qu’elle vivait avec lui.

Elle inspira lentement une bouffée de sa cigarette, compagne de papier, de toxiques et de fumée, dont le soutien symbolique lui paraissait de plus en plus vain, bien que sa consommation soit restée ponctuelle. Elle avait tendance à la forcer aux mêmes moments : quand le stress la prenait et qu’elle pouvait ainsi faire semblant de reculer l’échéance, de repousser ce qui finirait par advenir de toute façon, de marquer une pause imaginaire.

La première fois, aussi, elle était restée à attendre des mirages… des éléments insignifiants, qui pouvaient avoir du sens pour elle. Que l’impulsion de se diriger vers la porte d’entrée se fasse. Que l’observation des premiers arrivants lui permette de prendre suffisamment ses marques pour faire le premier pas. Elle était venue sans savoir, et ça lui avait été plus facile. Cette fois-ci était différente. Il ne s’agissait plus d’une plongée dans l’inconnu, mais dans des profondeurs auxquelles elle se livrait en toute connaissance. Du moins, en sachant parfaitement à quel point elle risquait d’en être ébranlée. À quel point elle en était ébranlée déjà, à quel point le sol, sous ses pieds, était mouvant, prêt à se défiler. À quel point elle pourrait sombrer.

« Ne te pose pas de questions. »

Elle repensa à ces mots de Mathieu. Jamais conseil n’avait été plus juste que celui-ci, plus vérifiable à chacune des étapes qu’il lui faisait franchir.

L’intimité qu’elle éprouvait avec lui persistait à la surprendre. Le mois précédent le lui avait fait éprouver avec vigueur. Tout pouvait être si simple, entre eux… Si simple… Si naturel. Si déstabilisant, à d’autres moments. Si puissant, dans tous les cas. Mathieu avait essentiellement travaillé. L’oncle d’Olivier avait sollicité son aide dans son entreprise agricole, et il s’était crevé à bosser pour gagner un maximum d’argent avant sa prochaine année de faculté. Elle savait que mener de front ses études et une activité professionnelle l’usait. Chaque fois qu’elle était passée chez lui, elle l’avait trouvé en train de dormir, ou venant de se lever, plus ou moins hagard. Chaque fois qu’ils s’étaient vus, il l’avait prise, en un désir langoureux qui lui avait fait posséder son corps, sans l’ombre d’un rapport de domination. Juste comme ça. Ce « faire l’amour » dont il lui avait parlé…

Enfin, ils avaient échangé les résultats de leurs tests de sérologie.

Ce n’était pas anodin.

C’était un engagement, d’une certaine façon, un pari sur l’avenir… Pas quelque chose à quoi elle s’était préparée.

Ce dernier mois, elle s’était beaucoup demandé si elle pourrait s’épanouir avec lui, dans une relation dénuée de rapport de domination et de soumission. Oublier le BDSM, oublier les cordes, les fessées, vivre simplement de cette proximité troublante, du frémissement qu’elle éprouvait au moindre contact de sa peau, au moindre frôlement, de l’envie de se noyer dans chacun de ses sourires. Elle savait que la réponse était « oui », mais Mathieu possédait bien plus d’obscurités en lui. Il s’était juste contenté de rentrer les griffes pour elle. Pas un seul instant, elle ne l’avait ignoré. S’il avait semblé s’accommoder sans difficulté d’une telle relation, elle avait toutefois perçu ce qui couvait en lui, silencieux mais présent. Ce qui grondait en lui. Ce qui réclamait libération et s’échapperait, à un moment donné. Elle en avait eu un premier aperçu lors de leur dernière séance.

« Il y a quelque chose à faire sortir », lui avait-il dit.

Elle, possédait-elle un besoin parallèle ?

Il aurait été difficile de répondre à cette question. Elle savait néanmoins ce qu’avait suscité en elle la morsure du cuir sur sa chair. Jamais elle n’avait éprouvé de besoin aussi vif de fuir et en même temps de rester, de tenir, de s’offrir plus encore aux mains de Mathieu… Pourquoi ? Elle n’avait su le déterminer. Elle avait même oublié à quel point cette pensée pouvait être tordue, tant elle avait été submergée par l’émotion. Ça n’avait été toutefois que ponctuel. Plus tard, elle avait dû l’affronter.

Ce n’était pas facile… Ce ne le serait jamais, elle commençait à le comprendre. Non qu’elle ait aimé ça : les coups lui avaient fait mal et elle en avait été bouleversée. C’était… Elle ne savait pas. Tout avait disparu : la conscience d’Olivier, présent dans la pièce, le fait que ses poignets n’aient pas été entravés – elle avait eu du mal à croire, en rouvrant les mains, que c’était elle qui s’était accrochée aux cordes si fortement – excepté la conscience de ce qui se produisait entre eux, à un niveau plus élevé que celui de la chair. Celui du don. Et puis, Mathieu l’avait prise… Et ce qu’elle avait éprouvé, elle ne savait pas le nommer. Un besoin d’être à lui, à ses mains, à sa chair, à son souffle… De cesser de se tenir à distance du monde, capable seulement de l’observer, spectatrice plus qu’actrice la plupart du temps. De parvenir à lâcher prise, enfin.

De s’ouvrir, comme le disait si bien Mathieu.

D’être là, à l’instant même, sensible et vivante.

Elle n’en avait pas reparlé avec lui. Elle avait eu besoin de se retrouver face à elle-même, de faire le point sur ce qu’elle avait vécu, de l’encaisser, d’endiguer le flux de questions, de le contenir, à défaut de l’empêcher de s’écouler, de peser pour de bon les raisons pour lesquelles elle allait retourner au club, malgré ses incertitudes concernant ce qu’elle y vivrait. Mais le temps avait été si court…

Dans une longue inspiration, elle huma l’air, parfumé d’une odeur d’herbes sèches et du parfum, spécifique, de la nuit.

À la différence de sa première venue ici, elle ne se collait plus contre la carrosserie de sa voiture pour se protéger. Le sentiment de liberté qu’elle éprouvait dans cette fragilité nouvelle lui semblait curieux… tordu, mais elle commençait à s’y accoutumer.

La question restait présente : jusqu’où, Claire ? C’était comme si une voix lui chuchotait à l’oreille. Jusqu’où ? Poursuivrait-elle son entrée dans le BDSM comme une plongée immersive et troublante, dont elle se retirerait avant d’en être trop impactée, ou s’y installerait-elle pour de bon ? Suivrait-elle Mathieu partout où il voudrait l’emmener ? Lui abandonnerait-elle tout ce qui avait fait sa survie, jusque-là, ce qui lui avait permis de ne pas s’effondrer ? Ferait-elle du vertige son quotidien ?

Songeuse, elle tira sur sa cigarette. Les interrogations persistaient. Elle avait posé la question à Mathieu, une fois : est-ce qu’elles s’arrêteraient ? « Jamais », lui avait-il répondu en la regardant dans les yeux.

Jamais.

Quand le papier crépitant lui chauffa le bout des doigts, elle parcourut la distance qui la séparait de l’allée menant à l’entrée et écrasa sa cigarette dans le sable d’un bac à disposition. Ses gestes étaient calmes. Son cœur ne battait pas trop vite. Elle-même en était surprise.

De nouveaux regards de stupéfaction l’accueillirent, tandis qu’elle approchait, lui rappelant à quel point elle était à des années-lumière du dress code. À peine plus loin, la porte se dressait, entièrement noire, tranchant avec la pierre claire du mas. À l’endroit où un cœur molletonné était accroché, la dernière fois, un masque vénitien, surmonté d’une coiffe de plumes blanches et grises, la guettait à présent, sombre, sa surface anthracite sillonnée d’arabesques pâles. Seul le centre des lèvres arborait une teinte rouge, à la manière du maquillage des geishas. Rouge sang. Loin d’être une invite, il semblait plutôt un avertissement, les trous noirs de ses orbites paraissant la défier de passer la porte d’entrée.

« Fétichiste », avait dit Mathieu.

Une fois les clients qui la précédaient entrés, elle se présenta à son tour. Par chance, personne ne la suivait. Elle posa la main sur la porte, curieuse de voir ses doigts blancs se détacher sur le noir de la peinture. Le masque vénitien, juste à côté, la provoquait. Comme une grimace.

La porte s’ouvrit.

Le portier considéra sa tenue avec un haussement de sourcils, avant de reporter son attention sur son visage, un léger sourire sur les lèvres. Comme la première fois, Claire se retrouva absorbée par le bleu si clair de ses yeux.

Il ne lui demanda pas de se présenter. D’un geste lent, il ouvrit la porte un peu plus grand et dit :

– Véronique t’attend au bar.

Elle hocha la tête. Soit il se souvenait de son visage – mais cela semblait peu probable, étant donné tous ceux qu’il devait voir passer –, soit Mathieu l’avait prévenu qu’elle serait celle qui se présenterait sans respecter le code vestimentaire. Elle le dépassa pour entrer. Lorsqu’elle se retrouva dans le vide de l’entrée, elle regretta d’avoir voulu braver les règles du lieu en arrivant en jean. Elle se sentait vraiment ridicule, ainsi décalée par rapport au thème de la soirée.

Elle prit une longue inspiration et avança. Depuis la salle s’élevait une musique douce et rythmée, des notes comme de petites gouttes de pluie éparses, un chant envoûtant aux airs de murmures venus d’outre-tombe ou de contrées inconnues, magiques… L’attirant. Le couloir, vide, défila devant elle, ses parois de pierre brute râpant la main qu’elle y fit glisser pour chercher un contact avec la sensualité des lieux, un rappel de sa mémoire, un éveil de ses sens…

Elle parvint à l’ouverture sur la cour. Là, exposé au ciel d’un gris violine, l’endroit attendait que le public l’investisse, propre et bien rangé, les chaises à leur place, les podiums érigés au centre de la piscine, et les cages sans les corps à demi nus qui y avaient ondulé, la fois précédente. Comme une pause entre deux nuits de débauche. Comme une respiration.

Le noir et le blanc se déclinaient partout, en de longues tentures claires, en des voilages corbeau suspendus en hauteur, agités par le vent, conférant aux lieux une ambiance bien plus sombre que lorsqu’elle y était entrée la première fois. Ce thème fétichiste l’intriguait aussi fortement qu’il la rebutait, chacun de ses sentiments ne faisant que renforcer l’autre.

Les marques qu’elle savait présentes sur ses cuisses lui rappelaient qu’elle n’était plus étrangère à ces lieux, désormais. Qu’elle en partageait les excès.

Plus loin, assise sur un tabouret haut du bar, une femme la regardait. Ses longues jambes étaient dénudées de ses hanches au cuir noir de ses escarpins, et elle portait un justaucorps de la même matière, parfaitement adapté aux courbes prononcées de sa silhouette et serti de plusieurs incrustations de métal. Un blouson de motarde couvrait ses épaules, sur lesquelles sa chevelure violette retombait en ondulations légères.

Claire jeta un regard rapide dans la cour, cherchant Mathieu. Elle ne l’aperçut pas.

Elle approcha de la femme, peu à l’aise, mais refusant de le montrer. Celle-ci sirotait tranquillement un cocktail, pressant ses lèvres peintes sur l’extrémité de sa paille.

Lorsqu’elles furent à côté l’une de l’autre, Claire tâcha de raccorder les souvenirs qu’elle avait de cette femme à son apparence présente. Elle l’avait trouvée si impressionnante, la première fois, dans sa longue tenue de cuir rouge, alors qu’elle se dressait dans le couloir du donjon pour lui commander de la suivre. Il n’y avait pas que la tenue qui avait changé, la chevelure aussi.

Véronique lui coula un regard par en dessous.

– Tu te souviens de moi ?

– Oui, répondit Claire.

Mais pas exactement telle qu’elle se présentait. Ainsi, elle lui était encore étrangère.

Véronique lui tendit une main paresseuse, qu’elle serra.

– Tu te faisais appeler Clara, lui rappela-t-elle.

– Dans le donjon, oui.

Claire retrouvait certains de ses traits. Le pli hautain de sa bouche, la manière dont ses yeux en amande semblaient la toiser…

– C’est la différence de couleur de cheveux qui te dérange, constata Véronique en secouant sa chevelure, mais ne t’inquiète pas, j’en change sans arrêt.

Elle but une nouvelle gorgée de sa boisson, puis posa le verre sur le comptoir.

– C’est une manie, ajouta-t-elle en se levant. Tu verras qu’on s’amuse tous beaucoup avec notre apparence.

Claire songea qu’elle en avait eu un aperçu avec les premiers visiteurs. Ce code-là lui était étranger. Elle n’interrogea cependant pas Véronique ; à Mathieu, elle aurait posé la question.

Elle remarqua simplement :

– C’est un jeu, alors.

– Bien sûr ! Mais c’est réducteur de ne le voir qu’ainsi ; c’est surtout du pouvoir.

La curiosité de Claire était piquée. Elle se demanda ce que Véronique avait voulu dire. Elle ne trouva pas.

– C’est-à-dire ? l’interrogea-t-elle alors.

Véronique la fixa avec attention. Elle semblait l’analyser ou peut-être chercher à retrouver chez elle des éléments dont lui aurait parlé Mathieu.

Elle finit par répondre :

– Séduis un homme en tant que dominatrice et il te mangera dans la main. Tourne-lui les sens en tant que soumise, et c’est toi qui auras les rênes en main… Quelle que soit la place que tu occupes, le BDSM consiste toujours en un rapport de force. Celui qui manipule l’autre n’est pas forcément celui qu’on croit.

La manière dont Véronique la fixa, en se levant de sa chaise, fit songer à Claire qu’elle ne devait pas être le genre de femmes qu’on dirige facilement. Il y avait de l’acier dans son regard, du fer dans son port de tête. Si elle participait ce soir-là en tant que dominatrice, Mathieu lui avait appris que Véronique avait aussi un maître et agissait en tant que soumise. Il lui avait confié ce détail pour la mettre à l’aise, mais ça ne l’aidait pas. Ce principe du switch, qui faisait passer certains membres du club d’un extrême à un autre, avait plus tendance à l’embrouiller qu’autre chose. Elle peinait déjà à assimiler les codes de ce milieu. Elle ne pourrait pas se sentir au même niveau que cette femme, surtout quand la consigne était de s’en remettre entièrement à elle.

Véronique fit quelques pas en arrière, détaillant son corps.

– Il faudra que tu apprennes à en jouer, commenta-t-elle.

Claire accueillit sa remarque avec compréhension. Elle n’avait pas fait d’effort vestimentaire pour la soirée, mais elle en faisait relativement rarement. Elle plaisait ainsi. Elle pouvait s’habiller n’importe comment, elle avait toujours son lot d’intéressés. Mais Véronique avait raison : elle n’avait jamais cherché à cultiver un quelconque pouvoir, subissant l’attrait qu’elle exerçait sur les autres comme un élément totalement indépendant d’elle-même, voire embarrassant. Elle ne l’avait jamais vu comme un atout dont elle pouvait se servir. Ce sujet du pouvoir l’interrogeait. Elle s’était sentie libérée en l’offrant pleinement à Mathieu, mais pourrait-elle en user également ?

– Allez, suis-moi, dit Véronique en s’écartant de l’espace bar.

En la voyant repousser ses cheveux d’un geste ample, puis avancer, Claire songea qu’elle ne pourrait jamais aborder ainsi le monde, en conquérante. Elle lui emboîta le pas, longeant les grands voilages sombres qui voletaient depuis les murs, intruse dans cet univers fantasque mais aux couleurs desquelles elle s’apprêtait pourtant à se grimer.

En quelle Claire renaîtrait-elle, après cette soirée ? Se glisserait-elle dans une peau inconnue, étrange, qui ne lui ressemblerait pas, ou se déferait-elle de celle derrière laquelle elle se retranchait si aisément ? Finirait-elle à vif, psychologiquement, comme elle avait fini à vif, physiquement, lors de cette séance de marquage, avec Mathieu ?

Elle observa Véronique, si assurée, devant elle.

Autant qu’elle se souvienne, celle-ci l’avait vouvoyée, lors de leur première rencontre, tout en la considérant de haut. Cette fois-ci, elle se comportait différemment. Son abord tranchant restait toutefois loin de la nonchalance d’Olivier ou de l’amusement marqué de Mathieu.

Elle soupira.

À chaque instant, la conscience de l’état de ses cuisses restait vibrante, la perturbant.

La musique résonnait dans la salle, son rythme lent emportant les sens et donnant à Claire la sensation de s’écarter un peu plus de la réalité à chaque élévation du chant, à chaque envolée des voilures, à chaque regard sur les créatures stupéfiantes qui envahissaient les lieux…

Elles passèrent à côté d’un immense mur d’écrans. Des corps en gros plan s’y succédaient, occupant toute la surface, ou répartis en une mosaïque d’images : courbe d’un cou dénudé, bouche silencieuse sur un cri d’extase, musculature d’une épaule masculine, geste d’une main remontant sur une cuisse, arrondi d’un bras sur lequel résidaient des traces de corde… Sur l’un d’eux, une image tranchait avec les autres, issue d’une pochette d’album, probablement celui qui passait. Claire put y lire : « Paper Dollhouse – Swans ». Elle reporta son attention sur les autres images. Toutes semblaient issues non pas de séances de pose avec des modèles professionnels, mais saisies dans l’intimité des lieux, probablement lors d’autres soirées. Inconsciemment, elle y chercha Mathieu, mais ne le trouva pas.

Un peu plus loin, Véronique poussa un rideau anthracite et Claire reconnut sans difficulté la porte qu’il masquait. C’était celle de l’escalier de service qu’ils avaient emprunté, avec Mathieu, lorsqu’ils étaient redescendus de leur première session. Le souvenir de cette expérience résonnait en elle comme si elle venait à peine de se terminer, charriant son lot de troubles et de sens en émoi.

Quand Véronique tourna le visage et se figea brusquement au lieu de la regarder, obnubilée par quelque chose qui se trouvait dans son dos, Claire sentit sa poitrine s’agiter vivement.

Elle pivota à son tour.

Là, le long du mur longeant la piscine extérieure, elle l’aperçut, au fond de la cour. La manière dont il passait la main dans sa crinière blonde et indisciplinée, sa tenue simple et son aspect fauve… tout le montrait en rupture avec le monde ambiant. Tout marquait sa singularité.

Mathieu.

Ce fut comme si l’espace l’aspirait pour les rapprocher l’un de l’autre. En elle, le besoin d’annihiler cette distance se fit criant, associé à un sentiment bizarre d’intimité, de lien avec lui qu’elle ne parvenait pas encore à intégrer totalement, tant elle avait œuvré auparavant pour se protéger de ce type d’émotion. Ce qui se dégageait le plus fortement de Mathieu était tout sauf de la légèreté. De chacun de ses gestes suait une rébellion qu’elle ne lui avait jamais vue, comme une colère rentrée…

Troublée, elle l’observa discuter avec une femme dont, malgré la distance, l’identité ne faisait pour elle aucun doute. L’autorité froide qu’elle dégageait en témoignait. La puissance de sa présence. Plantée sur une paire de talons hauts, dans une mise impeccable et une tenue qui n’aurait pas dépareillé dans une grande réception parisienne, elle se tenait aussi impassible que Mathieu se montrait nerveux, mur de pierre auquel il semblait se heurter.

La maîtresse.

Tous deux ne parlaient pas ; ils s’affrontaient. Du moins, ce fut l’impression qu’elle eut. Elle adressa un regard à Véronique, mais celle-ci fixait la scène, silencieuse, ne lui offrant pas le moindre accès à ses pensées. Claire n’aurait pas su dire s’il s’agissait d’un spectacle inédit pour elle, ou si elle avait déjà assisté à une scène comparable entre Mathieu et la maîtresse.

Véronique finit par l’attraper par l’épaule et la pousser vers l’escalier.

– Monte, dit-elle avec une intonation différente, celle de l’ordre.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Je ne sais pas. Monte, répéta Véronique.

Claire ne bougea pas.

– Mathieu nous rejoindra.

Elle tira la porte derrière elle.

– Il t’a confiée à moi, lui rappela-t-elle, et son ton était aussi calme et assuré que son regard perçant.

Claire chercha à deviner ce qui se trouvait derrière les silences…

Véronique répéta :

– Ne t’en occupe pas.

Claire dut prendre sur elle. Elle ignorait la raison pour laquelle Mathieu se heurtait ainsi avec la maîtresse, mais elle n’avait jamais été aveugle sur le fait qu’il avait ses propres ombres à combattre, bien qu’il soit peu enclin à en parler. Olivier l’avait prévenue : la maîtresse représentait certainement l’une des plus importantes. Elle ne pouvait néanmoins intervenir dans leur échange…

Elle tâcha de se remémorer ce qu’elle avait décidé, en venant ici. Ce « oui » qu’elle avait offert à Mathieu. Ce choix de se plier à ses volontés et, par extension, à celles des personnes qu’il avait chargées de le représenter. Cette confiance qu’elle avait accepté de lui donner, sans réserve.

Après un discret soupir, elle monta à la suite de Véronique. Elle ne cessa de penser à Mathieu et à la maîtresse pour autant.

À peine étaient-elles arrivées dans le petit vestibule qui servait de salle de réunion aux dominateurs que Véronique ôta son blouson pour le jeter sur une tablette à proximité. Un casque de moto l’y attendait. La musique leur parvenait toujours, en sourdine. Claire se demanda si Véronique était venue dans la tenue qu’elle portait ou si elle s’était changée. Les différents sacs qui occupaient le centre de la pièce, dont certains ouverts, lui semblèrent offrir une réponse à cette question.

En la voyant tapoter de ses ongles longs sur le bois de la tablette, puis se retourner en rejetant ses cheveux colorés en arrière, Claire songea qu’elle avait un aspect conquérant qui collait impeccablement à l’image de la motarde dévalant les routes de campagne à pleine vitesse.

– Mathieu t’a expliqué ce qui allait se passer ?

– Non.

– Ça ne m’étonne pas de lui.

Claire n’avait rien à en dire. Elle observa les lieux, cherchant à raviver les souvenirs qu’elle en avait.

De façon incongrue – ou non –, ce fut l’image de la soumise qu’elle y avait vue, agenouillée sur le sol, qui lui apparut d’abord. La vision de ses fesses striées de rouge l’avait choquée. Aujourd’hui, c’était elle qui en offrirait une identique.

Elle songea à la deuxième fois où elle avait croisé cette fille, chez Olivier. Sa soumise. Vanessa. Sa docilité à s’agenouiller et à ouvrir la bouche pour son maître l’avait stupéfiée. Elle ne pensait pas pouvoir faire de même.

En ramenant le regard sur Véronique, elle put remarquer que celle-ci l’observait avec une curiosité manifeste.

– Montre-moi ce qu’a fait Mathieu.

– Quoi ? grimaça Claire.

– Ton corps. Ces marques dont il m’a parlé.

– Pourquoi ?

Bien sûr, elle se doutait que Véronique lui donnerait de quoi se changer, mais pas qu’elle se déshabillerait devant elle, et puis… elle ne se sentait pas prête, tout simplement. Ou, du moins, pas sans la présence de Mathieu. Pas pour cette femme qu’elle ne connaissait pas. Pas après le malaise que lui avait causé la vision de cette altercation entre la maîtresse et lui. Elle avait déjà du mal à savoir que penser des traces qu’il avait laissées sur sa peau, alors, les offrir en spectacle lui semblait au-dessus de ses forces.

– Mathieu m’a expliqué comment tu étais, commenta Véronique avec une expression pensive.

– C’est-à-dire ?

Véronique faisait manifestement référence à son comportement. Au fait qu’elle n’obéisse pas ou à sa façon de la fixer. Mathieu lui avait appris que, la première fois, elle avait choqué tout le monde par son attitude, dans le donjon.

– Il a dit que tu étais « comme lui ».

– Irrévérencieuse ? suggéra Claire.

Le terme correspondait sans doute à Mathieu, pas forcément à elle.

Véronique afficha une moue hésitante.

– Il a dit aussi que tu avais besoin de comprendre.

Comment prendre cette déclaration, sinon constater des éléments dont ils avaient déjà parlé, avec Mathieu ? Elle soupira et serra les bras sur sa poitrine. Elle était en train de se refermer – elle le constatait malgré elle –, mais était incapable de s’en empêcher.

– Il viendra bientôt ? demanda-t-elle.

Elle voulait le voir.

– Quand il le voudra. À quoi est-ce que tu t’attends, pour cette soirée ?

– Je ne sais pas, avoua Claire.

– Ne t’attends à rien, alors. Surtout pas ce soir…

Véronique laissa planer ces mots, comme une porte s’ouvrant lentement sur des étendues trop vastes pour être embrassées du regard.

Elle ajouta :

– Je dois te préparer, maintenant.

Claire remarqua alors les marques qui s’affichaient sur l’épaule de Véronique : une série de cœurs, certains entrelacés. Mais il ne s’agissait pas d’un tatouage, plutôt de scarifications. L’ensemble offrait une vision déstabilisante entre la connotation apportée par les cœurs et l’acte inquiétant qui avait abouti à une telle réalisation. Elle en fut troublée, y voyant malgré tout une forme de connivence, quelque chose qui liait son propre corps et celui de Véronique. Elle desserra les bras.

Véronique resta silencieuse, se contentant de la fixer.

Claire se décida alors à ôter ses vêtements.

Elle fit passer son débardeur au-dessus de sa tête puis délaça ses sandales et déboutonna son jean. Lorsqu’elle descendit ce dernier le long de ses cuisses, Véronique commenta :

– Joli.

Claire regarda les stries sombres sur sa peau. Elles avaient d’abord été rouges, puis violacées, et s’étaient suffisamment atténuées pour laisser désormais deux longues traces. Deux traces qui exprimaient toutefois avec limpidité leur origine.

– Tu t’es regardée ?

– Oui.

Elle ajouta :

– Beaucoup.

Elle n’aurait pas su dire combien de fois elle était revenue devant le miroir. Combien de temps elle avait passé à scruter ses marques. La douleur avait été si intense, lorsque Mathieu les lui avait faites, qu’elle avait été proche de prononcer son safeword. Pourtant, ses sens en avaient été tout remués. Elle ne s’expliquait pas encore pourquoi, mais elle tâchait de ne pas trop se torturer à ce sujet. Pas trop.

Elle ôta son jean, puis dégrafa son soutien-gorge.

C’était cette dernière trace, sur ses seins, qui était restée la plus visible.

Elle repensa au dernier regard de Mathieu, quand il avait détourné le visage pour la confier à Olivier. Ses yeux possédaient toujours cette noirceur insondable, mais elle y décelait de plus en plus comme un creux à l’intérieur… L’humanité dans l’obscurité. Une forme de souffrance, peut-être. Elle ne savait qu’en penser.

Elle se dressa, entièrement nue, face à Véronique. Celle-ci n’avait d’yeux que pour les marques qui lui surlignaient la peau.

– Magnifique, commenta-t-elle.

Claire leva les yeux sur elle, ne sachant comment prendre le compliment. Véronique se rapprocha et posa une main sur sa hanche.

– Allez, on va te préparer.

Sa voix avait pris un ton plus intime. Plus proche.

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