Il laissa dériver son nez sur sa peau, la humant, avant de lui souffler à l’oreille :
– Ne lâche pas la corde.
Puis il défit les boutons de son pantalon et libéra son sexe, si tendu, si dur, si plein de désir… Presque douloureux dans le besoin qu’il éprouvait. Il positionna les mains sous les fesses de Claire, suscitant un tremblement quand il appuya sur la ligne rouge, mais il n’arrêta pas son geste pour autant. Il en écarta les deux globes. Le contact immédiat de son sexe avec sa moiteur le troubla, cette intimité profonde que plus aucune protection n’isolait, cette proximité cérébrale, en plus de la proximité physique.
Il serra plus fort.
Un temps encore, il colla la joue contre sa tempe, se gavant de la sensation de sa peau contre la sienne, et du rythme erratique de son souffle.
Puis il poussa.
La respiration de Claire cessa un instant quand il s’enfonça dans son corps, et le plaisir se répandit en lui, irradiant de son sexe jusqu’à son ventre. Il continua à entrer lentement. Il ne fit une pause qu’une fois arrivé au fond d’elle. Elle frémissait. Quant à lui, ses pensées tournaient avec tant de force dans son esprit qu’il ne savait plus où il en était, et son corps entier pulsait du besoin de délivrance.
– Tiens-toi bien, souffla-t-il d’une voix qui lui fut comme étrangère, tant elle était chargée de langueur.
Il commença alors à se mouvoir en elle, doucement d’abord, et prenant son temps. À chaque instant, il savourait la sensation de leurs chairs, non isolées l’une de l’autre par une paroi artificielle, aussi fine soit-elle. C’était comme un pacte scellé. Comme s’il y avait quelque chose à marquer ainsi également. Le nu de la peau comme le nu de l’âme. Leurs corps s’affrontaient, se liaient, se stimulaient réciproquement, s’emportaient…
Pas une fois, depuis qu’il avait demandé à Claire de faire un test de sérologie, trois semaines auparavant, et qu’il avait fait de même, ils n’avaient couché ensemble. Ils avaient juste échangé leurs résultats. Ils n’en avaient pas parlé davantage : le faire aurait donné trop de sens à leur rapport. Cette fois non plus, il ne mettrait pas de mots dessus, bien qu’il ne puisse ignorer la signification d’un tel acte.
Il finit par s’immobiliser et serrer avec force les hanches de Claire. Son souffle était rapide et il crevait du besoin de claquer en elle.
Il lui embrassa le cou. Avidement.
– Tu tiens toujours ? murmura-t-il.
Elle tourna des yeux embués vers lui, puis, après un temps, hocha doucement la tête.
– Je vais te baiser.
Il ne précisa pas avec quelle intensité. L’information était déjà contenue dans ses mots.
Claire ne protesta ni n’acquiesça. Elle continua juste à le fixer avec, il put le voir, une envie plus lancinante dans le regard. Comme une supplication.
Alors, il la fit se cambrer plus encore. Puis il recommença à bouger en elle, comme il le voulait. Comme il en avait besoin. Pour prendre… et posséder. La posséder, elle. L’excitation l’avait gagné entièrement et chaque coup de reins, chaque frottement dans son corps humide et dans cette chair qui l’enserrait faisaient naître des éclairs de plaisir qui lui montaient à la tête, lui retournant l’esprit. Quant aux sons qu’il arrachait à Claire, ces expirations de pure luxure, aussi brûlantes que l’étaient ses propres nerfs, elles le conduisaient plus encore vers la jouissance.
Le plaisir montait, envahissant, lourd, puissant, comme une vague avance en s’apprêtant à tout emporter. Ses mains s’enfoncèrent dans les hanches de Claire, la soutenant, et chacun des gémissements qu’elle poussait, chacun de ses soupirs l’allumait et le retournait, emportant avec lui une partie de sa conscience. Il voulait la voir jouir. Il voulait la sentir se tordre. Il la martela plus fort, lui heurtant les fesses, la possédant plus intensément encore, et il fut ébloui en la sentant se contorsionner soudain, sa voix s’envolant vers le plafond, et les parois de sa chair pulsant contre son sexe, l’enserrant en de longues contractions, le projetant vers la jouissance… Alors, il posa le front sur sa nuque et donna les derniers coups de reins qui accompagnèrent son propre orgasme. Son corps entier fut parcouru de piques d’extase pure, comme brûlé, et tout en lui se vida, le besoin, qui l’avait tant torturé les jours précédents, la moindre de ses pensées. Le monde devint blanc, lointain, impalpable.
Plus tard, seule la conscience de son anormalité lui revint, persistante, impossible à enterrer totalement et inhabituelle dans de telles circonstances. Il ne sut pas pourquoi elle le tenaillait autant.
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Plus jeune, tandis qu’il passait devant le pont d’Avignon, ou plutôt ses vestiges brisés, Mathieu s’était plusieurs fois demandé où « on » avait bien pu y danser, selon la chanson. Le Rhône passait dessous, balayant de ses flots impétueux toute idée de s’y baigner : l’immense pan manquant de l’édifice offrait une bonne image du pouvoir de destruction du fleuve. Des vingt-deux arches initiales, il n’en restait plus que quatre.
Allongé sur l’herbe en compagnie d’Olivier, à regarder le soleil d’été couvrir d’argent les eaux fluviales et le pont historique braver les remous dans lesquels il se reflétait, Mathieu songeait que les gens de l’époque avaient dû s’amuser à l’endroit où il se trouvait. Tout simplement au bord du fleuve. Probablement avaient-ils partagé le même plaisir à sentir les brins d’herbe sous leurs pieds et à observer la petite chapelle, située à l’entrée du pont, qui se détachait sur le bleu du ciel. Plus loin, de l’autre côté de l’eau, se dressait l’île de la Barthelasse, frontière naturelle entre ce qui avait été, des siècles auparavant, deux pays différents.
Il essaya de compter depuis combien d’années il vivait dans cette ville, alors qu’Olivier, lui, y était né. Il avait quatorze ans quand sa mère l’avait abandonné à son père – inconnu jusque-là – et qu’il avait dû s’installer ici. Il en avait vingt-trois, aujourd’hui. Presque dix ans. Autant d’années à faire le con, à braver sans arrêt les interdits. Sept ans à vivre seul, ou presque, à galérer dans l’attente d’une situation professionnelle qui le sortirait de la merde financière, cinq à valser entre son besoin de domination, ses hésitations du début, et la coupe persistante de la maîtresse, deux mois à voir le fragile équilibre auquel il croyait être parvenu bousculé par Claire…
Il entendit soudain la voix d’Isabelle. Il tourna la tête vers elle, amusé de la voir arrêtée au sommet de la petite pente de verdure qui les séparait : avec ses talons hauts, elle ne risquait pas de s’y aventurer. Pas plus que d’y danser, d’ailleurs : elle aurait été plus à son aise sur le parterre d’un donjon, à imposer son autorité de la pointe de ses talons aiguilles. Véronique la suivait, sa chevelure colorée détonnant dans ce paysage naturel, marqué par l’histoire. Elles faisaient un joli duo de , ainsi, sur les berges du fleuve.
Isabelle finit par ôter ses chaussures et traverser l’herbe pieds nus. Une fois à leurs côtés, elle posa ses sacs, d’où dépassaient des vêtements et des emballages d’accessoires, et elle se planta devant eux. La manière dont elle posa les mains sur les hanches lui donna l’allure d’un sergent-chef.
– Un jour, Catherine nous tuera, commenta-t-elle.
Mathieu sourit. Isabelle ne considérait pas la maîtresse avec la même déférence que lui et ne se gênait pas pour l’appeler par son prénom, mais elle accomplissait toute une foule de tâches pour elle. Lui faire quelques courses, s’occuper de menues responsabilités… Elle jouait aisément les bras droits, se considérant comme une égale ou presque, même si elle agissait le plus souvent comme un petit soldat, plus captive que lui, finalement, de l’autorité de la propriétaire du club. Désobéir à la maîtresse était une gageure, y compris pour quelqu’un comme Isa. Lui était le vilain garçon du groupe. Il subissait les punitions. S’en amusait.
– Vous êtes prêts pour demain ? reprit Isabelle.
Mathieu acquiesça, tandis qu’Olivier penchait nonchalamment la tête en arrière, sous le vent qui venait du fleuve. Véronique finit elle aussi de déposer son butin.
– Je n’en peux plus ! se lamenta-t-elle.
Elle pressa ses paupières de ses doigts aux ongles manucurés. L’été se prolongeant, elle était retournée chez le coiffeur pour refaire sa couleur et elle arborait un violet pétant, façon Crazy-Horse, qui épargnait ses racines brunes et teintait les longues ondulations de sa chevelure. Ses cheveux étaient son premier terrain de jeu. Les corps de ses soumis, le second. Depuis deux mois, elle avait toutefois tendance à switcher de plus en plus souvent. Ses bras portaient d’ailleurs encore les marques de sa dernière séance avec son maître : de jolis cœurs de tailles différentes, inscrits en pointillé dans sa chair, et qui resteraient visibles suffisamment longtemps pour qu’on en apprécie le tracé. La savoir soumise était surprenant et presque en dehors de l’ordre, pour quelqu’un qui se montrait si implacable en tant que dominatrice. De nombreux switchaient mais, jusque-là, Mathieu avait été le seul à le faire dans leur petit groupe. Et encore, il ne le faisait qu’avec la maîtresse et de moins en moins souvent. Il n’y avait guère que les punitions qu’elle lui donnait encore parfois qui l’exposaient à son fouet.
Véronique s’y était mise, dernièrement. À voir le bien-être qu’elle affichait et la splendeur plus flamboyante encore de sa beauté, il était évident que s’offrir ainsi lui réussissait. Avec son nez aquilin et ses yeux en amande, elle avait l’air d’un modèle prêt à poser pour des photos de charme, et c’était peut-être ce qui plaisait tant au photographe à qui elle avait succombé. Les clichés de leurs séances qu’il postait sur son site internet le laissaient deviner.
– Mathieu, plus jamais je ne te rends service ! maugréa-t-elle en s’affalant dans l’herbe entre eux. Entre Isabelle qui veut qu’on fasse tous les magasins de la région et toi qui me charges de tâches supplémentaires…
Elle soupira profondément. Il sourit. Elle avait accepté sans problème de lui offrir son aide, mais c’était de bonne guerre de sa part de se plaindre. Elle aurait eu tort de s’en priver.
– Ça te fait bosser un peu, la taquina-t-il.
Elle lui répondit d’une tape sur l’épaule.
– Je le soupçonne de profiter de tes nouvelles tendances de soumise pour abuser de toi, lui dit Olivier, goguenard.
– Moi aussi ! protesta-t-elle, en surjouant le mécontentement.
– Comme si tu n’aimais pas qu’on abuse de toi ! s’amusa Mathieu.
Il émit une plainte quand elle le frappa plus fort et rit la seconde suivante.
– Ne crois pas que j’ai oublié comment faire pour te mater !
– Je n’attends que ça…
– Que de la gueule, souffla Véronique en cherchant le regard d’Isabelle pour appuyer son propos.
Celle-ci s’assit en face d’eux, le dos droit et l’expression pensive.
– Ça fait peut-être trop longtemps qu’il ne l’a plus été, dit-elle.
Sa remarque surprit Mathieu.
– Plus été quoi ?
– Maté, précisa-t-elle.
La liesse ambiante se fana légèrement.
Oliv’ intervint :
– Pourquoi est-ce que tu dis ça ?
– Comme ça…
– Tu sais bien que Mathieu ne veut pas que tu le domines, reprit Oliv’ d’un ton sec.
Il avait toujours été comme ça : franc, direct, le genre de potes qu’on admire pour sa capacité à tout dire avec simplicité. Et Isabelle avait toujours été trop pressante.
– Je le sais. Je ne pensais pas à ça.
Mathieu scruta attentivement le visage d’Isa. Il voulait comprendre ce qu’elle avait derrière la tête.
Il n’avait pas revu la maîtresse depuis la dernière Nuit Noire. Il n’avait donc pas vécu de nouvelle séance de soumission, mais Isabelle n’aurait pas dû être au courant. Ce qui se passait entre la maîtresse et lui était toujours resté intime, marqué, même, du sceau du secret. La maîtresse n’en parlait pas et lui, n’offrait guère que les marques sur son corps à la curiosité que ses amis pouvaient manifester à ce sujet.
Ce qu’il y avait entre eux restait un sujet délicat dans leur petit groupe, parce qu’il avait débuté en tant que son soumis et avait persisté, même en s’émancipant en tant que dominant. Olivier disait que leurs rapports étaient minés depuis le début, ne serait-ce qu’à cause de la manière dont il avait commencé. Manière que tous avaient tendance à ressentir comme malsaine… Il aurait eu du mal à les contredire, mais qu’est-ce qui était sain dans sa sexualité, après tout ? Et puis, pourquoi se serait-il pris la tête à ce sujet ? Il n’aimait pas se poser des questions sur ce qu’il faisait. Enfin, Isabelle n’admettait pas qu’il puisse être aussi exclusif. Pourquoi, puisqu’il voulait se soumettre, ne le faisait-il pas avec elle ?
– Tu te rappelles que tu as une punition en attente, le relança-t-elle.
Donc, la maîtresse lui en avait parlé.
– Bien sûr…
Punition à laquelle il s’était exposé sciemment, en préférant Claire au club. Une punition forte, il n’en doutait pas.
Il aurait déjà dû aller voir la maîtresse pour la recevoir. Ce choix aurait été le plus judicieux, mais il n’en avait eu ni le temps ni – et là était le plus important – l’envie. Et ça aussi, c’était inédit. Ça l’inquiétait, même. Il s’était trouvé dans autre chose, une autre chose qui n’impliquait pas la maîtresse ni même les amis avec lesquels il se trouvait aujourd’hui, seulement Claire et lui, et le bouleversement qui s’était installé dans son existence.
Il ferma les paupières, laissant le soleil lui chauffer la peau. Les conversations de Véronique, Olivier et Isabelle lui parvenaient en sourdine.
Aussi loin qu’il se souvienne, le sentiment d’être hors norme l’avait poursuivi. Il était différent. Décalé des autres. Étranger à leurs trips, à leurs besoins, à leur manière d’appréhender la vie, même à l’époque où il avait essayé de se convaincre du contraire avec une relation qui n’avait abouti qu’à un échec. Isa, Véronique, Cain et Oliv’ étaient bien les seuls qui lui ressemblaient, pas complètement toutefois. Olivier était son alter ego, son presque frère et le garant de sa stabilité, mais il ne représentait que la partie solide de lui-même, justement. L’autre était mouvante, en proie à des désirs trop sombres pour être exprimés, torturée en permanence. Il avait cru pouvoir trouver un équilibre. Il avait cru que la solitude sentimentale serait la solution : vivre d’amusements, de contacts dénués de toutes attentes qui ne soient pas éphémères. Trouver l’accomplissement dans le sexe. Rester avec Oliv’, toujours. Jouir. Jouer avec les autres.
Il y était presque arrivé : il s’était offert corps et âme aux jeux dangereux de la domination et de la soumission, s’était amusé de la moindre de ses perversions, répandu dans l’extase et les plaisirs inavouables…
Et puis, Claire était arrivée.
Claire, qui lui ressemblait tellement !
Elle le faisait sortir du jeu. Plus le temps passait, plus il s’en rendait compte. Elle était un miroir qui lui offrait autant le reflet troublant de la normalité à laquelle il ne voulait pas se conformer que celui de ses extrémismes. Claire le projetait dans la conscience brute de la limite sur laquelle il se trouvait en permanence, et de l’attrait que l’équilibre entre les deux gouffres exerçait sur lui.
Mais il n’était pas pour elle… L’idée revenait de plus en plus souvent dans son esprit.
Il aurait voulu qu’elle soit pour lui.
Il ne l’avait pas rappelée après leur dernière séance, qui s’était terminée dans le trouble le plus profond. Il l’avait aidée à dénouer les liens autour de ses poignets, à se rhabiller, puis il avait demandé à Oliv’ de la raccompagner chez elle. Il lui avait juste envoyé un SMS, ensuite, pour lui demander si elle venait toujours à la Nuit, ce qu’elle avait confirmé.
Tout à ses pensées, il sentit plus qu’il ne vit Isabelle se rapprocher de lui.
– Ton planning d’activités pour samedi soir est vide, dit-elle à voix basse.
Il en déduisit qu’elle était passée au club dans la journée.
À côté d’eux, Olivier et Véronique discutaient.
– Je suppose que c’est pour que je puisse m’occuper de Claire, commenta-t-il.
– Catherine te soigne, hein ? souligna Véronique.
– Oui…
– Tu as toujours été son chouchou, remarqua Isabelle.
Il ne la contredit pas.
Quand elle posa la main à plat sur son torse, il en fut dérangé. Elle se livrait volontiers à des provocations sensuelles avec lui, et il avait plutôt tendance à en être amusé ; là, son geste le gênait. Il la laissa tout de même s’appuyer sur son buste, puis se hisser au-dessus de lui… jusqu’à s’asseoir sur son bassin. Il ne fit rien pour l’éloigner.
– Un de ces jours, il faudra que je te baise pour te calmer, lui dit-il, aussi pensif qu’agressif.
– Ou que, moi, je te baise, objecta Isa.
– Tu sais très bien que je ne le veux pas.
– Ou que je baise ta Claire, rétorqua-t-elle alors. Je suis sûre que tu aimerais, en plus.
Cette ultime attaque acheva de l’agacer.
– Dégage ! grogna-t-il.
Elle eut un sourire torve et se leva au bout de quelques secondes.
– Je trouve Mathieu insupportable, ces derniers temps, se plaignit-elle aux autres, façon grande princesse.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Olivier.
– Il ne se laisse même plus tripoter.
Oliv’ se mit à rire.
– Rien ne va plus !
– Si on ne peut plus se fier à rien, ironisa Isabelle.
Elle ajouta :
– Il n’en a que pour cette Claire.
– Justement, reprit Véronique en se penchant vers eux pour se rapprocher. Catherine vit comment l’importance que cette fille a dans l’existence de son jouet préféré ?
Isabelle leva les yeux au ciel, témoignant du fait qu’elle en était la plus agacée de toutes.
– Elle t’en a parlé ? insista Véronique.
– Non, répondit-il.
– Je suppose qu’elle le vit bien, dit Isabelle, puisqu’elle lui libère ses soirées…
– Il n’y a que toi qui le vis mal, en somme ? lança brusquement Mathieu à son adresse.
Il la vit tiquer. Elle ne répondit pas, tout d’abord, puis lâcha dans un souffle amer :
– Tu te donnes trop d’importance !
Elle ramassa ses sacs.
– On n’a pas fini nos courses, dit-elle à Véronique qui roula des yeux en réponse.
– Les préparatifs de cette soirée me tueront !
Elle se leva toutefois, remettant rapidement en place sa longue chevelure violette, avant de rejoindre son amie pour poursuivre leur expédition dans les magasins fétichistes.
Mathieu les suivit du regard.
– Tu en penses quoi ? demanda-t-il à Olivier.
– Surveille bien Claire.
– Entièrement d’accord avec toi…
***
Claire remonta les jambes contre son buste, les enserrant de ses bras. Elle s’était assise sur un muret, à l’ombre d’un platane, et Olivier se tenait juste à côté d’elle. En face d’eux, un groupe jouait une musique entraînante tout en chantant en occitan, au pied des bâtiments colorés et des terrasses de bars du centre-ville d’Aix-en-Provence.
– Ça a été, quand tu es rentrée chez toi ? lui demanda Olivier.
– À peu près. J’étais contente que mes colocs ne soient pas là.
Et pour cause : elle avait pu prendre un long bain, puis détailler longuement les marques lui striant la peau. Et tâcher de ne pas les trouver choquantes.
Elle avait bien sûr échoué.
Trois jours étaient passés, depuis.
– Tes fesses te font encore mal ?
– Non.
– Et tes cuisses ?
C’étaient elles, surtout, qui l’avaient fait souffrir. Elle avait sous-estimé la douleur des coups, derrière. Aujourd’hui encore, elle était étonnée de l’avoir endurée. Étonnée aussi de s’être sentie à ce point bouleversée. Plus encore d’avoir tant eu envie d’être prise par Mathieu, après, soumise à cette possession extrême dont lui aussi avait exprimé le besoin.
– Ça va, répondit-elle sans détailler.
En apprenant par Mathieu qu’elle se trouvait à Aix pour la journée, Olivier l’avait appelée. Il était venu y faire des achats ; elle-même était à la recherche d’un logement pour l’année scolaire à venir dans son école de journalisme. L’idée de quitter Le Havre de paix que représentait l’appartement qu’elle partageait avec ses meilleures amies était à la limite du supportable, mais elle tâchait de s’en accommoder. Elle faisait bonne figure… La chaleur ambiante avait diminué ces derniers jours, lui fournissant l’excuse idéale pour porter un pantalon fluide plutôt qu’un short ou une jupe. Depuis sa dernière entrevue avec Mathieu, elle n’avait porté que ça. Ses amies avaient fait preuve de tolérance vis-à-vis de sa relation avec lui, mais il aurait été inenvisageable qu’elles voient l’état de sa peau. Elles en auraient été horrifiées.
Un peu plus loin, une fontaine projetait des gouttes d’eau sur les pavés disjoints de la place. Elle y laissa un instant errer son regard.
Bientôt, elle serait loin de tout, plus encore de son ex, Thomas, ce qui représentait probablement le seul éloignement bénéfique à venir. Quant à Mathieu, il serait encore à une heure de voiture. Seul le club, finalement, se rapprocherait d’elle. Elle refusait d’y voir un quelconque signe, un témoignage du fait qu’elle n’allait qu’en s’enfonçant dans cette sexualité. C’était ce qu’elle avait voulu découvrir en se dirigeant vers ce milieu, après tout : cette part sombre, latente d’elle-même.
Olivier eut un sourire.
– Les soumis n’aiment que rarement les marques, dit-il, avant de préciser : en même temps, c’est normal.
Elle tourna la tête vers lui, mais ne lui demanda rien. Elle attendait la suite.
– Notre corps nous donne des informations, expliqua-t-il alors. Une peau qui bleuit, des rougeurs qui s’installent, des traces qui restent plusieurs jours, c’est toujours un avertissement. C’est la manière qu’il a de nous montrer qu’il atteint ses limites.
Ses paroles étaient pleines de sens.
Elle pensa à sa soumise.
– Et Vanessa ? Elle les aime ?
Mathieu lui avait parlé du rapport qu’elle entretenait avec la douleur.
– Oui. Mais tu n’es pas obligée d’être comme elle.
– Non…
Elle prit un temps, puis ajouta :
– Bien sûr.
Elle ne poursuivit pas.
– Tiens, lui dit Olivier en lui tendant un petit carton à l’aspect brillant.
Elle le prit en mains. Il s’agissait d’une invitation au club à son nom. Elle le retourna. Une date – celle du lendemain – et une heure y étaient inscrites.
– C’est l’heure à laquelle il faut que je m’y rende ?
– Oui. Mathieu m’a chargé de te dire que Véronique t’y attendrait.
Elle fouilla sa mémoire, essayant de se remémorer qui pouvait bien être cette Véronique, parmi les membres qu’elle avait déjà rencontrés.
– La dominatrice qui portait une tenue de cuir rouge ?
– Oui, confirma Olivier. Celle qui est venue te chercher pour t’emmener dans la salle des maîtres.
Elle se rappelait bien, oui. Tout comme elle se rappelait l’autre dominatrice, Isabelle, dont l’attitude l’avait mise mal à l’aise.
– Elle s’occupera de toi, ajouta-t-il.
Claire acquiesça, pensive.
– Olivier ? lança-t-elle soudainement.
– Oui.
Elle prit une courte inspiration. Depuis sa rencontre avec Mathieu, elle avait eu à affronter ses propres démons : sa peur de se trouver de nouveau dans une relation sous influence, comme avec son précédent compagnon, ses interrogations quant à ses tendances, sa crainte d’être anormale… Mais c’était Mathieu qui, depuis, lui avait renvoyé toutes ces inquiétudes à la figure. Mathieu qui avait semblé si troublé, soudain, à la fin de leur dernière séance, lui qu’elle avait toujours vu si solide, si assuré, jusque-là…
– Qu’est-ce qui se passe, avec Mathieu ?
Olivier eut un petit sourire, et elle se trouva surprise de la douceur qu’il affichait. Cet apaisement, comme chez Mathieu, tranchait si fortement avec son comportement de dominant. Tous deux se ressemblaient décidément beaucoup.
– Tu penses à ce qui s’est passé la dernière fois, je suppose…
– Oui.
Il observa le groupe de musiciens qui jouait toujours un peu plus loin, envoyant dans l’air tiède de l’été des notes qui s’envolaient.
– Math’ a longtemps cherché une fille qui lui conviendrait. En vain. Tu sais, il est plus facile de trouver un maître régulier pour une soumise que l’inverse. Ou, du moins, il y a plus de chance d’y arriver. Moi-même, je n’en ai pas trouvé.
– Même Vanessa ?
– Même Vanessa.
Comme il laissait s’installer un silence, elle fouilla dans son sac pour sortir son paquet de cigarettes et en extirpa une. Il refusa d’un geste quand elle lui en proposa. Le papier crépita lorsqu’elle l’alluma.
– Ça va bien pour un temps, poursuivit Olivier, mais on n’ira pas loin. Pour Mathieu, c’est différent. Il a…
Il pencha la tête et l’observa avec beaucoup d’attention.
– Il a envie d’aller loin avec toi, Claire, tu comprends ?
Elle prit une longue inspiration, faisant entrer la fumée dans ses poumons.
Loin. Ça pouvait signifier tellement de choses, avec Mathieu.
– Il a besoin de quelqu’un qui lui ressemble. Quelqu’un qui lui résiste. Il ne supporte pas les soumises qui se comportent comme des carpettes. Il ne supporte pas qu’on l’appelle « maître ». Les premiers mois, quand je l’ai suivi au club…
Il s’arrêta et demanda :
– Tu sais comment ça s’est passé, pour moi, la domination ?
Elle fit « non » de la tête.
Après un bref soupir, il expliqua :
– Je suivais Mathieu, au début… Il y a eu plein de phases. D’abord, la fois où on a rencontré la maîtresse et où… je suis parti…
Il l’interrogea du regard, ce disant, et elle se sentit obligée de confirmer.
– Mathieu m’a raconté.
– OK… Il est resté avec elle et, quoi qu’il en ait dit, ce n’était pas totalement consenti ou, plutôt, c’était un consentement bizarre. Mais ça a toujours été ainsi entre eux, tu as dû le comprendre. Il y a eu cette première phase de leur relation, curieuse. Puis on s’est mis en couple tous les deux avec des filles qui n’étaient pas dans des rapports de domination, des filles , quoi, et ça a merdé pour tous les deux. Après ça, Mathieu est revenu vers la maîtresse. Autant par curiosité que parce que je m’inquiétais pour lui, je l’ai suivi, sauf qu’il était passé entre-temps dominant au sein du club, avec le succès que tu as pu voir. Je le suis devenu aussi, avec le même attrait que lui, mais pas la même approche. Il est extrêmement exigeant avec lui-même et il attend des autres la même rigueur, tu as dû le remarquer. Il peut jouer, et il joue souvent loin mais, avec toi, il joue différemment.
Sur ces mots, il tourna le visage vers elle et plongea les yeux dans les siens.
– Ou alors il joue à un autre jeu…
Claire le fixa, essayant d’assimiler ses paroles.
– Je comprends que ce qu’il te demande te soit difficile, poursuivit-il. Il n’a pas envie de t’expliquer, il veut juste que tu le suives. Il veut que tu sois là quand il en a envie, pour ce dont il a envie… Il a toujours été comme ça, mais cette tendance s’est exacerbée avec toi. Il attend beaucoup, vraiment beaucoup de toi, je crois.
Elle baissa le regard vers les pavés. Son esprit tournait à toute vitesse, confus.
– Et tu crois que je peux être celle-là ?
– Je crois que tu dois fixer des limites.
Elle releva la tête, surprise. Après un temps, elle objecta :
– Je ne crois pas que c’est ce vers quoi on va.
Du moins, pas avec cette Nuit Noire à venir. Pas avec ces marques sur sa peau. Pas avec ce besoin, presque étouffant, de Mathieu de la faire sienne, et ce besoin réciproque chez elle de lui succomber.
– Qu’est-ce que je crains ? demanda-t-elle finalement. Quels sont les dangers ?
Olivier mit quelques secondes à répondre.
– Il y en a trois : toi-même, Mathieu et la maîtresse.
Elle ne s’attendait pas à ce type de réponse. Elle essaya de comprendre pourquoi Olivier lui disait ça.
Qu’elle doive se méfier d’elle-même, elle le savait. De Mathieu… peut-être. Au même titre qu’elle.
Quant à la maîtresse, il s’agissait d’un élément qu’elle ne connaissait pas encore véritablement, mais qu’elle ne tarderait pas à connaître, elle n’en doutait pas un seul instant.