Ainsi sombre la chair – Les jours heureux

Les jours heureux

Tu te rappelles, la fois où ?

On avait souvent des conversations comme ça, avec Ayme.

Avant.

Tu te rappelles, la fois où on est rentrés de chez Binbin, quand j’habitais rue Paul Cazeneuve ?

Binbin était le pote par lequel on s’était connu, avec Ayme. Il m’avait draguée – j’en ai parlé au tout début : du mec le plus beau qui me draguait –, mais j’avais alors découvert Ayme et mon attention avait été toute entière captée par lui. Mon existence avait été aspirée, comme ça. Vioup. C’était l’époque où la vie entière s’arrêtait à l’instant, et où l’instant était toujours le plus merveilleux qui soit.

On n’avait besoin de rien, autant que je me souvienne. On n’aspirait pas à grand-chose. J’étais une semi-teufeuse. Ça m’amusait de qualifier ma vie ainsi : ça fait partie des mots que je disais en rigolant et dont je n’ai réellement compris la justesse que des années plus tard : cette façon dont je me coupais en deux… Il y avait le semi de moi-même qui se donnait sans réserves ni limites pour les autres : mes parents, mes patients, Ayme… et il y avait l’autre semi de moi-même qui faisait n’importe quoi, dans une exacte équivalence dans l’extrême, de chaque côté. Dans mon métier, en particulier, c’était flagrant. Au plus je me montrais douce et à l’écoute, attentive au moindre détail, auprès des patients, au plus je me pochtronnais au gré des soirées que l’on passait derrière. Au plus je me montrais l’élève parfaite auprès des professionnels des services où je faisais mes stages, au plus j’enchaînais les excès à l’extérieur. Mon empathie et ma capacité à absorber tout en silence n’a toujours eu d’égale que celle de me foutre en l’air à côté, même quand j’ai été diplômée. Les situations dramatiques que je vivais et gérais sans en montrer la moindre fissure en tant que professionnelle donnaient des dégradations secrètes dans des beuveries et absorptions de produits prompts à attaquer mon cerveau quand je faisais ce que je qualifiais en riant de me « mettre la tête à l’envers ». Ça aussi, c’était une expression qui m’amusait mais dont je n’ai perçu la pertinence que plus tard. A l’envers, c’était retourner le monde, c’était tenter un retour en arrière qui n’arriverait pas, un reset de mon esprit. Je fumais énormément, et je crois que j’ai tout fait, à cette époque : me faire virer manu militari d’un bar, partir sur un coup de tête à l’océan, dormir sur un coin de trottoir, décider de passer la nuit dans un squat de punks à chien croisés au détour d’une allée, m’évanouir dans la rue, faire du vélo dans une fontaine, bourrée, me réveiller dans un lit qui n’était pas le mien et sans savoir ce que j’y faisais et pourquoi j’y étais nue, encaisser des black-outs de plusieurs heures en étant incapable de savoir ce que j’y avais fait, vomir jusqu’à ne plus avoir que de la bile à faire sortir, avoir des bad-trips… OK, dit comme ça, aujourd’hui, ça me choque moi-même un peu, mais je le prenais avec relativité, à l’époque. Je le prenais comme j’avais pris, plus jeune, ce pédophile qui m’avait touchée, c’est-à-dire par-dessus la jambe : comme des évènements insignifiants de ma vie puisque, finalement, ils avaient tous fini par bien se passer, ou du moins… pas trop mal. Que je n’en avais pas été réellement impactée. C’était ce que je croyais, en tout cas. Enfin, sauf les bad-trips : ceux-ci, je n’ai jamais pu les oublier. Ceci-dit, et puisqu’il faut toujours voir le positif en ce monde, du moins si on y parvient, je dois leur accorder de m’avoir aidée à me modérer. Je n’ai pas arrêté, mais j’ai été plus vigilante sur ce que je consommais, derrière. C’est grâce à eux que j’avais arrêté les joints et les rares prises de produits « annexes » que j’avais pu faire, à une époque, et que je n’avais repris la fumette plus tard que dans une consommation beaucoup plus contrôlée et modérée.

J’avais rencontré Ayme dans ce milieu de teufeurs, donc, de « gentils teufeurs », quand même, et on était vite devenu doubles, ensemble. Qu’importe que je me mette minable lors d’une soirée : si Ayme voyait que j’étais en train de partir trop loin, il s’arrêtait direct de boire et de fumer pour pouvoir s’occuper de moi, et pareil réciproquement. J’ai passé des heures assise par terre, à caresser la tête d’Ayme le temps qu’il parvienne à désaouler, heureuse de passer les doigts dans ses cheveux en attendant qu’il aille mieux. Il m’a portée et déshabillée avant de me coucher tant de fois, parce que je n’arrivais plus à le faire moi-même, que je ne pourrais en donner même une estimation. Il a retenu mes débordements, j’ai géré ses excès. Il y en a toujours eu un pour veiller sur l’autre, et j’étais parfaitement en confiance, et c’était merveilleux de savoir qu’on pouvait tout se permettre parce que l’autre serait là. Qu’il n’y avait pas de limites. Que tout pouvait être réalisé parce qu’on était deux, et qu’être deux, ainsi, nous protégeait de tout…

Et puis on riait de tout, aussi.

J’ai appelé cette période de ma vie « Les jours heureux », parce que c’est ce qu’ils étaient pour moi, même si je me rends compte que, vu ce que je décris, l’image peut ne pas paraître si gaie. Pourtant, et je le dis sincèrement, j’étais vraiment heureuse. On enchaînait les teufs, les concerts et les festivals. On ne laissait notre envie de vivre n’être arrêtée par rien : ni le manque d’heures de sommeil, ni l’imprévu, ni l’absence de lieu pour dormir, parfois. Qu’importe, pourvu qu’on vive et qu’on se crée des souvenirs, ensemble, qu’on emplisse notre besoin d’existence à en déborder ! On trouvait toujours un endroit pour poser nos fesses et grappiller le sommeil qui manquait trop à notre organisme, et tous les souvenirs étaient bons. On vivait des galères, mais on les vivait ensemble, on les partageait avec nos amis, et puis surtout à deux, et on en riait plus tard, et c’était tout ceci qui les rendait formidables et gaies.

Et surtout, on s’aimait.

On s’aimait avec la même folie douce que celle avec laquelle on croquait la vie : sans limites ni réserves, dans cette entièreté bercée d’inconscience qui est celle de la jeunesse.

Tu te rappelles, la fois où on est rentrés de chez Binbin, quand j’habitais rue Paul Cazeneuve ?

Oui. J’avais un peu trop bu, ce soir-là, et tu m’avais raccompagnée en me tenant par la taille, et tu me faisais vivre chaque virage en mode « montagnes russes ». Et je riais ! Tu m’annonçais la bifurcation suivante en me disant « attention, ça va tourner ! » et, paf, tu me faisais valser dans la direction voulue, et je m’accrochais à toi, et j’étais prise de vertige, et la vie était la plus belle, parce que je me serrais contre toi et qu’on riait tous les deux, et qu’on était toi et moi, c’est tout.

Puis on était rentrés et tu m’avais aidée à monter l’escalier. Je me cassais la figure, mais ce n’était pas grave, parce que tu me tenais, et que tu me souriais, et que tu étais là.

On avait fait bouillir de l’eau, pour faire du thé.

On avait tellement laissé bouillir cette casserole, oubliée sur le gaz, que quand on y avait enfin porté notre attention, elle était à sec et le fond avait commencé à cramer, mais ce n’était pas grave non plus, parce qu’on avait fait l’amour.

Je m’étais échoué sur le lit, en riant, toujours. Toujours, en riant. Et tu m’avais rejoint pour couvrir mes rires de tes baisers.

Et tu avais posé sur moi tes mains qui étaient à nulles autres pareilles, et posé sur mes lèvres ta bouche qui était à nulle autre pareille, et chacune de tes caresses m’avait couverte de frissons, et chacun de tes baisers m’avait emportée, et chaque seconde avait été une extase à elle seule, parce que c’était toi et que « avec toi » était ce qui suffisait à rendre tout merveilleux. Et quand tu étais entré en moi, ça avait été comme si nos corps étaient parfaitement faits l’un pour l’autre, comme si là était ta place et là ce qui manquait à mon être, comme si tout le sens de ce que l’on éprouvait était là-dedans, toute la justesse du monde, tout ce qui fallait pour rendre la vie parfaite et complète : toi et moi, nos peaux nues l’une contre l’autre, et nos chairs mêlées.

Et j’étais heureuse.

J’étais ivre de vivre, et ivre de bonheur, et chaque jour à venir ne pouvait qu’être plus gai et doux, et somptueux que le précédent, parce que c’était avec toi.

Avec toi, juste.

Toi.

Ainsi sombre la chair – Ayme

Ayme

Lorsque je rentrai, on était en plein cœur de la nuit, mais Ayme était assis dans le salon, éveillé. Un joint au bord des lèvres : un « stick », un truc super léger, fait pour une seule personne. La pièce était restée dans le noir et il ne bougeait pas, la tête renversée sur le dossier du canapé, avec une fine volute de fumée qui montait vers le plafond et un regard pensif.

Je fus plus qu’étonnée. Mais pas avec le sentiment d’être coupable.

J’avais été emplie de stress, de colère et de rejet à son égard, les jours précédents. Sur le moment, je me surpris pourtant à l’observer différemment, un peu comme s’il était encore ce compagnon de galères, et de joies, qu’il avait tant pu être pour moi : celui avec qui, quoi qu’il se passe, on pouvait en parler. Et en sourire parce que rien ne pouvait nous atteindre vraiment. Parce qu’on était deux.

– Tu ne devais pas bosser ? dis-je.

Il ne répondit qu’au bout de quelques secondes. Il regardait toujours le plafond.

– Si, mais on était en surnombre. Ma cheffe m’a laissé rentrer.

Ce n’était pas fréquent.

C’était même totalement surprenant, et je ne pus m’empêcher de me demander s’il n’y avait pas quelque chose derrière ça, d’autre que la consigne de sa chef, quelque chose de l’ordre de la dépression ou… Je ne savais pas. On ne reste pas aussi longtemps dans une phase de deuil, normalement, mais je n’étais jamais parvenu à en parler sereinement avec lui. C’était même une source de conflit horrible, parce que, à chaque fois que je disais à Ayme qu’il faisait une dépression, il me répondait que non, à chaque fois que je l’invectivais d’aller voir un psy il refusait, et je l’avais fait en hurlant, et je l’avais fait en pleurant, je l’avais fait en me roulant par terre, brisée de larmes et de désespoir… Rien n’avait jamais abouti qu’à le faire fermer plus de portes autour de lui et se murer dans son déni, avec toutes les conséquences dramatiques que ça avait eu sur notre couple. Je l’avais assez haï, pour ça : pour tuer notre relation et nous tuer nous deux et ne rien faire pour enrayer ça.

Il ne me demanda pas où j’étais allée. Je lui en fus gré. Il ne me demanda même pas pourquoi je rentrais si tard, ou comment j’étais rentrée. Et je fus incapable de m’empêcher de penser qu’il savait. Qu’il ne pouvait que savoir parce qu’après tout, il était Ayme, et qu’on ne s’était jamais rien caché. Qu’il avait toujours tout su de moi, comme j’avais toujours tout su de lui, qu’on avait toujours été transparents l’un envers l’autre. Mais, cette fois encore, je ne dis rien, et je fis comme s’il ne savait pas, et comme s’il n’y avait rien à savoir, de toute façon.

Juste, je m’assis sur le canapé. Je me sentais infiniment triste, avec la tête lourde, et les images de ce qu’il s’était passé avec Loïc et Chris qui ne cessaient de me tourmenter. Comment je m’étais laissée baiser par ces deux mecs défoncés. Comment j’avais cherché, et voulu ça.

– Où on va ? lui dis-je.

La question n’était pas vraiment pour lui. Elle était plus pour moi, et il ne pouvait pas me répondre, de toute façon, parce que c’était moi, qui le rejetais. Moi, qui avais mis ces barrières, ces murailles immenses, entre nous. Alors je continuais.

– Où on va, là ? Qu’est-ce qu’on fait ?… C’est quoi, la vie vers laquelle on se dirige, maintenant ? Ce qui va nous arriver ?

Je regardais ce besoin d’être touchée que j’allais chercher ailleurs alors que je crevais d’être touchée par lui et que lui crevait de me toucher, mais que je lui refusais parce que je ne supportais plus ne serait-ce que l’idée qu’il puisse recommencer, derrière. Que je puisse, à force d’efforts, et d’espoirs inouïs, et de volonté d’y croire, abaisser de nouveau mes barrières… pour qu’il re-détruise tout. Qu’il me blesse dans la si angoissante vulnérabilité que je lui aurais donnée. Je ne le pouvais plus.

Où était la baguette magique, qui aurait tout réglé, tout arrangé ? Qui aurait fait un reset sur tout ce qu’il s’était passé, depuis l’époque où on avait été un couple heureux, qui aurait effacé l’ineffaçable ?

Ayme tourna le visage vers moi pour m’observer avec ses sourcils froncés. J’avais aimé ses yeux, infiniment. Je m’étais dit que, quoi qu’il se passe, avec les années, quelle que soit la manière dont son visage pourrait changer, ils resteraient toujours avec cette si belle lumière, dedans. Que ça, ça ne bougerait pas. Désormais, j’y voyais de la douleur et de la méfiance, comme s’il anticipait ce que j’allais lui dire, après. Il avait toujours cet air-là, ces derniers temps.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? me demanda-t-il.

Il semblait toujours craindre que tombe le couperet que j’avais suspendu au-dessus de lui : que je le quitte. Pour de vrai, pour de bon. J’étais cruelle de maintenir cette menace ainsi, mais c’était parce que j’en avais besoin : que c’était un garde-fou, pour qu’Ayme accepte ma prise de distance, et toutes les barrière que j’avais mises entre nous. Et parce que j’étais incapable de le faire tomber. Je ne pouvais que le laisser suspendu.

Je repensais aux mains de ces deux hommes sur ma peau, et à leurs sexes en moi. Je songeais à ce fond de tendresse que je sentais encore en mon âme pour Ayme et qui ressortait soudain d’un coup, piétiné, écrasé, mais sans que je n’aie jamais réussi à l’annihiler, pour autant. Ce sentiment latent et douloureux.

– Un miracle, soufflai-je.

Les mots sortaient comme ça, tous seuls, comme hors de moi-même.

J’ajoutais :

– Autre chose.

Autre chose que cette vie de merde que l’on avait. Autre chose que ce vers quoi je m’enfonçais désormais, cette voie que j’étais en train de prendre et que je sentais sans possibilité de retour. Comme vouée à nous tuer plus encore.

Quelque chose qui nous tire de là, n’importe quoi.

Il ne dit rien.

Il n’avait rien à dire, de toute façon. Et moi non plus. On avait déjà tout épuisé.

Il me laissa à mes pensées, silencieux, immobile devant le canon du révolver pointé sur lui, ne sachant pas si le coup partirait aujourd’hui, sinon qu’au moment où ça arriverait ce serait trop tard pour lui…

Au fond, on n’avait plus que des certitudes d’échec, l’un comme l’autre. Quoi qu’il se passe.

J’entendis les mots qui suivirent comme le long enfoncement d’une lame dans mon torse.

– Tu veux qu’on se quitte ?

Je tournai la tête vers Ayme.

Il ne me regardait plus, fixant lui aussi autre chose… Je ne savais quoi : le passé, un futur qu’il essayait d’imaginer dans sa tête, l’indicible gâchis de notre relation… Et je pris conscience de l’affolement qui me traversa.

C’est dingue comme les rares fois où il prononçait ces mots lui-même j’en étais mortifiée, moi qui ne cessait pourtant de l’en menacer. Moi qui m’étais tellement durcie vis-à-vis de lui que j’avais parfois l’impression d’avoir tué le moindre de mes sentiments. Et je ressentis pourtant cette crainte, rampante et insidieuse, qui ne s’éteignait jamais vraiment au fond de moi, mais qui pouvait ressurgir parfois avec une force alarmante. Que ça dégénère. Que ça recommence à dégénérer.

Je me fermai, lentement. Consciemment.

– Peut-être…

Je ne savais pas si j’étais vraiment honnête en répondant ça, mais je ne savais plus rien, de toute façon. Juste plus rien.

– Alors pourquoi tu restes ?

Ses mots me firent mal. Il y avait tellement de douleur, dedans.

Je ne voulais pas y répondre. Ou, plutôt, je la connaissais, la réponse, mais je ne voulais pas la dire. Je ne voulais la dire à personne : ni à moi, ni à lui, et je ne sais pas auquel des deux je rechignais le plus de l’avouer : qui de lui ou de moi méritait le plus de ne pas le savoir, quel serait le pire d’avoir à l’admettre ou de l’avouer…

Je la crachais quand même, et elle sortit avec froideur parce que ça m’arrachait même les lèvres, de le dire :

– Parce que j’ai de l’espoir.

Parce que c’était reconnaître que j’étais prête à continuer, et à revivre encore ce que j’avais vécu, et à laisser Ayme finir de me détruire.

Le pire mot du monde. Je le haïssais. L’espoir. Ce qui te pousse à ramper dans la boue parce que tu espères qu’au-delà de la boue il y aura l’oxygène. Ce qui te rend captif des immondices dans lesquelles tu te vautres…

Je ne dis rien de plus. J’en avais déjà trop dit et j’étais fâchée, maintenant.

Je me levais.

– Tu as mangé ? lui demandais-je.

– Oui.

Il y avait des restes de repas sur la table de la cuisine.

– Et toi ?

– Oui.

J’avais grignoté mais, en réalité, j’avais faim. Mais tant pis, je préférais rester le ventre vide que de rester plus longuement.

– Je vais me coucher, ajoutais-je.

Je n’avais pas sommeil, ou plutôt je ne l’avais plus. J’avais juste besoin de me retrouver seule avec moi-même. Tant pis si ce serait entre les quatre murs de ma chambre. Au moins, avais-je conservé celle-ci. C’était Ayme qui dormait dans le bureau. Celui qui aurait pu accueillir un jour un enfant, peut-être. Qui n’accueillait rien. Que de la peine et de la distance. Que de l’échec.

Je pris un livre,  et j’essayais de me dégager l’esprit en le lisant.

En vain.

Je ne parvins à aucun moment à dépasser la première page.

Ainsi sombre la chair – Chris (partie 2)

Je voulais qu’il m’embrasse.

Je ne sais pas vraiment pourquoi j’eus cette envie, étant donné que ça m’avait écœurée la première fois avec l’homme dans la voiture, et que ça m’avait fait de même avec Loïc. J’éprouvais ces baisers comme invasifs, à chaque fois, presque plus qu’une entrée dans mon sexe ou une possession du reste de mon corps.

Mais peut-être que Chris me plaisait plus que Loïc ou que, au fond, j’avais encore besoin de tendresse. Il était si près de moi, aussi… Sa cuisse collait la mienne, son corps était tourné vers le mien, et il avait observé la manière dont Loïc attisait mon sein dans une intimité qui n’avait rien de commun, pleine d’ambiguïté sexuelle. Loïc, lui, avait posé l’épaule contre le dossier du canapé dans une posture d’observateur.

Je levai les yeux sur ceux de Chris et le regardai avec envie.

Baise-moi, disais-je silencieusement.

Je voulais qu’il fourre sa main entre mes cuisses et qu’il s’empare de mon corps, et qu’ils me prennent à deux, avec Loïc. Deux anonymes, moi entre eux. Et rien d’autre que de la chair. Rien d’autre que de l’emprise.

Rien d’autre que du cul.

Le stress ne me lâchait pas pour autant ; je tâchais de passer outre.

Je murmurai à Chris :

– Embrasse-moi.

Chris hésita, clairement troublé, et je me demandai de nouveau ce que Loïc et lui avaient pu se dire quand ils avaient discuté, un peu plus tôt. S’ils avaient parlé de ce qui arriverait. S’ils l’avaient anticipé.

Je ne savais rien de ça.

Tout ce que je sus, ce fut la façon dont sa main se posa doucement sur mon cou, et celle dont je me sentis me tendre dans l’attente de ses lèvres, et le temps qu’il prit à m’observer. Puis la main de Loïc revint sur mon sein, et je me raidis tandis que Chris penchait son visage vers le mien. Puis il m’embrassa et ce fut bizarre parce que son baiser ne m’écœura pas du tout.

Ça me fit même peur parce que ce fut tendre, et que c’était la dernière chose à laquelle je m’étais attendue, et que je ne voulais pas, que ça me rappelait trop douloureusement tout ce que j’avais perdu, et tout ce qui me manquait, tout ce que j’avais laissé derrière moi. Mes échecs.

Mes pertes et mes abandons.

J’en fus comme fracturée, et le trouble que j’en éprouvai brusquement aurait pu me faire repousser Chris, mais Loïc pinça et fit rouler à ce moment-là mon mamelon, et ce geste agit comme un contrepoids bienvenu, me rappelant ce dans quoi on était. Ce sexe qui était l’objectif unique de ce rapport. Ce cul, pour lequel j’étais là. Je n’avais pas à avoir peur du baiser d’un inconnu, aussi tendre qu’il soit.

J’accueillis alors la langue qui vint au contact de la mienne avec une envie lancinante qui se mêla à une volonté de m’en détacher sentimentalement, me poussant à devenir plus entreprenante. Dans un élan, je passai la main sur la cuisse de Loïc et remontai jusqu’à la masse de son entrejambe. Son sexe raide, dur, gonflé, apparut sous ma paume. Mon cœur battait à toute vitesse parce que ça me restait plus que bizarre d’agir ainsi, même si ça peut sembler une suite normale de ce qui était en train de se produire entre nous. Ce n’était pas rien, en fait. Ce n’est pas rien de poser la main sur le sexe d’un homme tandis qu’on est en train d’embrasser un autre, mais c’était ce dont j’avais besoin, sur le coup. De revenir à quelque chose de cru. De purement charnel. Et ça me plut de percevoir ainsi son excitation. J’avais une consciente brute de mes actes, de ce que je montrais de moi en agissant ainsi, et j’eus envie de faire de même avec Chris, mais je manquais encore de témérité et me contentais de laisser ma main sur son genou.

A peine Chris eut-il lâché ma bouche que je tournai le visage vers Loïc. M’offrant à lui. Caressant sa verge dans le même temps. L’attisant, comme il avait attisé mon sein. Et l’incitant à prendre le relai. A prendre ce qu’il voulait de moi, aussi. Tout, s’il le pouvait.

Il m’embrassa, sa langue profondément enfoncée en moi, et je retrouvai ce qui m’écœurait en lui, et ce qui faisait qu’ils étaient si différents, avec Chris. Il n’embrassait pas juste : il défonçait ma bouche de sa langue.  Et en même temps, c’était ce que je voulais de lui, ce que je retrouvais aussi quand il me touchait. Ce qui m’excitait : ce « trop », avec lui, ce « trop » que je voulais que me donne aussi Chris.

Loïc finit par défaire véritablement mon cache-cœur, et me l’enlever en le faisant passer par mes bras, un à un…

C’était tellement troublant de me plier ainsi à ces gestes, de me déshabiller sous leurs yeux. J’en avais le souffle court.

Et ce le fut plus encore quand je me retrouvai torse nu et que Chris m’embrassa de nouveau avec cette tendresse effrayante. Pourquoi ? Et qu’une main se mit à faire sauter les boutons de mon jean. Durant un instant, je ne sus même pas à qui elle appartenait, puis bien sûr je compris. Loïc. Je m’étais encore crispée, mais c’était surtout dû à la surprise que me faisaient éprouver ses gestes. Enfin, les lèvres de Chris se posèrent sur mon cou, et quand sa main empauma doucement mon sein tandis que les doigts de Loïc plongeaient dans ma culotte, je tremblai pour de bon, perdue entre leurs chaleurs duelles et le contraste de leurs manières de me toucher.

Je crois qu’après ça, je me laissai véritablement sombrer. Mon corps était hypersensible, mon entrejambe trempée, mon esprit perdu… parti à un endroit d’où je ne voulais surtout pas le voir revenir.

Loïc se mit soudainement debout pour déboutonner son jean et ôter prestement son t-shirt. Puis il se réinstalla sur le canapé, à demi allongé sur le dos, et sortit son sexe avant de me dire :

– Suce-moi.

J’observais sa queue dure, raide… tout comme l’avait été son ton. Son attitude était à l’exact opposé de celle de Chris : au-delà de la tendresse, au-delà de la douceur.

Je levai les yeux sur les siens.

Il me regardait comme s’il voulait voir comment je réagissais. Une façon de répondre à une interrogation, me concernant, ou peut-être de mettre en lumière ce que j’étais… de détromper son pote, des fois qu’il ait eu une autre impression de moi. Ce n’était pas clair mais je sentais la légère provocation, et le jugement latent qu’il y avait dedans.

Je ne m’en souciai pas.

Je songeai juste que me pencher sur sa verge serait tourner le dos à Chris. Lui montrer une image curieuse de moi-même, aussi, mais n’étais-je pas venue pour vivre ça ? Ce sexe, avec eux deux ?

Je regardai sa queue. Je la voulais dans ma bouche, c’était bizarre de le percevoir autant. Je réclamai juste une capote.

Loïc fit la grimace.

– Je n’aime pas, protesta-t-il.

– Je le sais.

J’ajoutai :

– Moi non plus, mais ce n’est pas la question.

Il soupira profondément et je pris sur moi pour ne pas plus m’en agacer. Je n’avais pas envie de me battre pour qu’on puisse se protéger correctement.

Je penchai le visage et effleurai son sexe de la langue, avec une envie contenue, mais n’allai pas plus loin, puis levai les yeux sur lui. Loïc savait ce à quoi je tenais à ce sujet. Il aurait dû y tenir aussi. Il avait méchamment besoin de plomb dans la tête et le fait que ce soit moi qui en ait conscience, alors que j’étais celle coincée entre eux deux, n’aurait pas dû me sembler bizarre.

Je me redressai pour m’asseoir sur mes mollets et tournai le visage vers Chris.

Il m’observait.

– Je peux t’enlever ton jean ? dit-il.

Il était mignon, avec ses questions. Loïc prenait, et lui demandait.

– Oui.

Je me rassis et haussai les reins pour l’aider. Il m’ôta mon jean, mes chaussettes… Il ne toucha pas à ma culotte. Mon soutien-gorge était déjà parti.

J’avais la tête en vrac, les idées à la dérive, les lèvres brulantes d’avoir été tant embrassées et le corps pulsant de désir.

– Tu as des capotes ? lança Loïc à son pote, alors qu’il enlevait son pantalon à son tour.

– Ouais.

Chris en sortit une série de trois du sien. Pas sûre qu’il y en ait besoin d’autant mais, visiblement, il avait été prévenant.

Il se déshabilla ensuite, avec un empressement et une excitation qui avait un quelque chose d’attendrissant, mais qui le fut moins quand il se pencha sur moi, me faisant chuter sur le dos. Visiblement, il n’était plus question de sucer Loïc. Plutôt d’être prise par lui, ou par Loïc, d’abord, je ne savais pas.

Parce que je n’oubliai pas la douleur que j’avais ressentie la fois précédente, quand Loïc m’avait pénétrée, je ne pus m’empêcher de stresser.

Les mains de Chris se posèrent sur ma peau avec fébrilité, et il attrapa des deux côtés ma culotte pour me la retirer. Il la fit glisser le long de mes jambes, libéra chacun de mes pieds puis la jeta au sol. Il m’attrapa ensuite les cuisses pour les écarter.

Je tremblai.

Chris m’avait beaucoup embrassée jusque-là, mais il ne le ferait probablement plus, maintenant. Du moins, était-ce ce que me laissait penser son attitude. Il ne regardait plus mon visage, en tout cas : seulement mon sexe.

J’étais crispée, pas super participatrice, et pour cause : j’étais vraiment très défoncée, mais ça ne semblait pas le déranger. Peut-être ne le voyait-il simplement pas.

J’observai sa verge quand il se redressa pour dérouler un préservatif dessus. Elle était légèrement plus grosse que celle de Loïc, ce qui ne me rassura pas des masses vu que, visiblement, les préliminaires n’étaient plus d’actualité. Que je devrais me contenter du peu qu’on avait eu, en tout cas, et ils ne m’avaient même pas pénétré de leurs doigts…

Loïc s’était levé et il se tenait debout, sa queue toujours tendue, nous observant. Je lui adressai un regard, du coup, et il dut y voir quelque chose parce qu’il fronça soudain les sourcils. Ma peur, probablement. Peut-être une demande d’aide. Je n’en étais pas vraiment consciente. Je ne le sais pas mais il dit à Chris :

— Fais attention, elle est serrée.

Chris ne répondit pas mais acquiesça.

Je n’éprouvai de la gratitude, même si mes craintes ne furent pas moins fortes.

Puis Loïc caressa doucement mon téton et, malgré mon stress, je me tendis et me rendis compte à quel point le moindre contact m’excitait.

La situation en entier m’excitait. Avoir Chris prêt à me pénétrer, Loïc spectateur, attendant de prendre son tour, ensuite… La peur ne me rendait pas moins fébrile, juste un peu trop crispée. Alors, je tâchai de me relaxer et, quand Chris m’ouvrit plus nettement les cuisses, les remontant, je pinçai juste ma lèvre inférieure en me préparant à son entrée.

Il finit par me pénétrer et, s’il le fit avec facilité, cette fois encore, la sensation fut perturbante. Pas tant à cause de la douleur, qui resta plus que modérée ; c’était plus comme si mon corps s’était réellement fermé, était devenu un temple aux portes infranchissables et qu’il y avait quelque chose de violent à le sentir ainsi enfoncées. Ou probablement était-ce juste moi, qui m’étais close ainsi. Moi qui avais bouclé trop de choses au fond de mon être, qui avais posé trop de verrous.

Je me retrouvai haletante, et je redressai pour poser la main sur le ventre de Chris, le poussant à rester immobile, un instant. Il le fit. Puis, avant que je puisse ne serait-ce que reprendre mes esprits, il me surprit en se penchant pour m’embrasser.

Je tombai en arrière.

Enfin, il commença à me baiser, mais ce fut parfait, parce que mon corps s’était relaxé et que le plaisir déjà présent. Chris alla et vint en moi, me tenant les cuisses, me possédant, et c’était comme une danse, un embrasement des sens où l’esprit n’avait plus vocation à être interrogé. Ses déhanchements était lourds, le poids son corps sur moi aussi, son souffle également… Tout m’emportait.

Il me pénétra longtemps comme ça puis, d’un coup, il se retira de mon corps.

Je peinai à rouvrir les yeux, le corps languide et la tête pleine de brume.

– Tu peux te retourner ? demanda-t-il dans un souffle rapide, témoignant de nouveau de cet empressement qui, associé à la douceur de son regard, avait un quelque chose de touchant.

Le sens de ses paroles peina à pénétrer mon cerveau. Puis je soufflai « oui », et regardai Loïc pendant une seconde.

Le voir nous observer en attendant son tour restait perturbant.

Je me mis en position, à quatre pattes, exposant mon cul à Chris.

– Non, comme ça.

Il me fit pivoter, de manière à ce que je sois face au dossier du canapé et lui debout derrière moi, me surprenant dans sa manière de me manipuler pour me positionner comme il le voulait.

Puis il me saisit les reins et me pénétra, avant de commencer à aller et venir en moi, mais avec une vigueur toute autre. Je dus m’appuyer de mes coudes au dossier du canapé, et pousser de toutes mes forces contre lui pour résister à ses à-coups. Ce fut nettement plus intense, du fait de sa position debout. Ou peut-être parce qu’il le voulait : me baiser plus vivement, désormais. Ses mains me tenaient fermement et ses va-et-vient créaient des vibrations dans tout mon corps, m’envoyaient des décharges de plaisir, me donnant même l’impression que j’allais jouir comme ça, que je pourrais jouir comme ça, et peut-être y serais-je parvenue si Chris n’atteignit pas l’orgasme avant.

Haletante, je le sentis se retirer, et fus proche de m’écrouler je n’avais pas su, et perçu à quel point je le désirais, que Loïc allait prendre sa suite.

Je le cherchai des yeux et remarquai, en tournant la tête, son sexe dressé, alors qu’il finissait de dérouler une capote dessus.

Puis ce regard hautain, toujours. Avec cet air de me juger. « Cette fois, c’est à mon tour de te baiser », semblait-il dire. Et je ressentis, avec une égale intensité, tout l’agacement et toute l’envie que cette attitude me faisait éprouver.

Lui ne me posa pas de questions, ne me demanda pas si j’étais OK pour qu’il me baise aussi, si j’étais capable de continuer ou quoi que ce soit qu’il aurait bien pu dire. Je n’attendais rien de sa part, de toute façon, sinon qu’il me pénètre à son tour et qu’il se comporte exactement comme il le faisait.

Ses mains se posèrent sur mes hanches. J’en frémis.

Quand il entra en moi, mon corps déjà ouvert le laissa entrer avec facilité. Je m’agrippai au canapé. Et je m’y agrippai plus vivement encore, car il y alla avec une force plus importante encore que celle de Chris. Je ne sus pas pourquoi. Connerie de la rivalité, peut-être, besoin de montrer qu’il pouvait me traiter plus rudement. Et il me baisa, dans le sens le plus pur du terme, prenant son plaisir en moi, et me martela tant que j’en eus du mal à soutenir ses à-coups, et que mes yeux s’humidifièrent, et que je me sentis sur le point de jouir, chacun de mes nerfs incendiés, à vif. Mais je n’atteignis pas ce point-là. Il me relâcha après avoir atteint son propre orgasme, qu’il draina en de longs coups de reins et un souffle lourd, qui me laissa tremblante, tout mon être pulsant, tandis qu’il s’écartait.

Cette fois, je tombai sur le canapé.

Mes yeux ne voyaient plus rien. J’étais le brouillard, le flou, la perte de repères complète.

J’essayai de faire le tri en moi : entre l’exaltation puissante de mon corps, l’imminence de l’extase qui y sinuait encore, et cette curieuse image qui m’était renvoyée, soudain, et dans laquelle je me voyais en train de me faire baiser par ces deux mecs. Aucun des deux n’avait cherché à me donner du plaisir. Ils avaient juste pris le leur.

Mais peut-être n’était-ce que ce que j’avais voulu, dans le fond.

Ce que j’avais attendu.

Là aussi, je ne le savais pas.

Ainsi sombre la chair – Chris (partie 1)

Chris

J’allais donc à la « fête » organisée chez le pote de Loïc, Chris.

Ayme taffait de nuit, ce jour-là. J’avais déjà commencé à ne plus calculer mes sorties en fonction de ses absences, les jours précédents, mais j’attendais quand même qu’il parte au travail pour sortir moi-même. Pas envie d’avoir des questions, pas envie de devoir me justifier, ou même que la simple éventualité que je puisse avoir à le faire soit évoquée. Merde, à tous les niveaux.

Je me souviens du regard qu’il tourna vers moi, juste avant de tirer la porte, au moment où il allait partir. Je ne crois pas qu’il y eut une compréhension de ce j’allais faire. Pas encore, en tout cas. Autre chose. Quelque chose de silencieux, qui passait entre nous. Une douleur réciproque. Je l’observais  comme j’aurais observé ma vie qui partait en éclat. Sans que je puisse faire quoi que ce soit pour la rattraper.

Longtemps, je restais à tourner sur place. Je ne parvenais pas à passer outre mes hésitations, incertaine de ce que j’allais faire…

Ça a toujours été comme ça, concernant Loïc et ses potes. À aucun moment, que ce soit avant ou après, ou même à distance, le doute m’a lâché. Ça allait avec le stress qui, du coup, ne me quittait jamais véritablement. J’étais incapable d’avoir le moindre recul sur ce que je faisais, mais au moins j’agissais. Je vivais. J’avais cette pulsion, interne, violente, de vie, de survie presque, qui m’invectivait de ne pas me laisser crever tout à fait et de bouger.

Je décollai donc.

Je pris le métro, le tram. Je songeais…

Je savais qu’il y aurait une piscine, une maison, plein de monde, de l’alcool et probablement de la drogue, aussi. Chris m’avait dit tout ça.

Disons-le franchement : je me demandais ce que j’allais y foutre. Mes fantasmes décadents me donnaient toujours des images de sexe orgiaque dont je serais le point d’orgue, mais je savais parfaitement que je me barrerais si ce devait être le cas. Quant à ma raison, elle était là pour me rappeler que je n’allais qu’à une soirée, même s’il était évident que Loïc ne m’avait pas fait cette proposition sans arrière-pensée. J’ignorais juste quel en serait l’aboutissement…

Ce qu’il se passerait.

Je n’avais pas assez d’affinités avec lui pour être motivée par la seule idée de le retrouver, et ce n’était pas différent pour Chris. Je ne m’intéressais pas à qui ils étaient, dans le fond. Ils étaient ces mecs susceptibles de me donner ce que je voulais. Ça s’arrêtait là.

La soirée avait lieu dans un petit pavillon dans le pourtour Lyonnais, que je devinais plus vraisemblablement être celui des parents de Chris que son propre logement. Il devait être 22h quand j’y arrivais. Chris fêtait son anniversaire et, que ce soit dans le jardin, la cour, la maison, tout débordait de monde. Je ne connaissais personne. Ça ne me dérangea pas. Je ne comptais pas vraiment m’intégrer, de toute façon.

J’avais eu l’habitude de ça, les années précédentes. J’avais fréquenté pas mal de teufs et été accoutumée aux discussions éphémères que l’on peut avoir dans ce type de cas. C’est facile. Il suffit de ne s’investir dans rien, de prendre ce qui s’offre à soi et de vivre l’instant présent. Il suffit de virevolter au gré du vent. Je l’avais beaucoup fait, aux côtés d’Ayme. On avait aimé ça, tous deux : rencontrer des inconnus, picorer des instants de rire et de découverte commune, et puis repartir en les gardant comme des moments funs de notre existence.

Bien sûr, ce soir-là, chez Loïc, j’étais loin d’être aussi légère, mais je picorais quand même, du coup. Par habitude, par attente… Par besoin de combler un vide que je n’étais pas en mesure de supporter. Pourvu qu’on reste dans le superficiel, c’était tout ce qui m’importait.

Je repérai Chris de loin : il semblait déjà saoul et se lançait dans un strip tease mi-sexy mi-comique au bord de la piscine. Je le regardai, du coup. Je le trouvai un peu lamentable et cool, en même temps. C’était marrant, que je puisse éprouver cette dualité de sentiments à son encontre aussi, comme pour Loïc. Chris était un beau mec. Vraiment. Je le notai particulièrement tandis qu’il se déshabillait. Je cherchai vaguement Loïc du regard mais je me fichais un peu de le repérer ou pas.

C’est lui qui finit par me trouver. Il vint vers moi pour m’embrasser et, encore une fois, je me demandai s’il considérait qu’on était ensemble. Et puis il le fit de cette façon pressante et intrusive qu’il pouvait avoir, comme s’il me déshabillait devant tout le monde. Comme s’il voulait signifier que j’étais à lui. Il me dépassait. C’était à peine s’il savait mon prénom et il n’avait toujours que cette façon de me regarder dans lequel je pouvais lire une distance, quelque chose de hautain, comme si je ne méritais que de très loin son attention. Objet à portée de sa main, ou objet consentant. Les deux, surement.

Je remarquai sa petite sœur, aux bras de deux autres mecs qui la collaient de vraiment près, surprise une nouvelle fois que Loïc soit si cool vis-à-vis de ça, et même surprise de m’en foutre moi aussi, du coup. A croire qu’ils m’influençaient dans ce détachement que je vivais dans un miroir du leur. Cette façon d’observer sans éprouver de sentiments. Je lâchai simplement à Loïc :

– Chris ne sort plus avec ta frangine ?

Il me répondit direct :

– Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

Je le fixai, interloquée. Je ne sus déterminer si j’avais été indélicate en abordant ainsi un sujet sensible pour lui en tant que grand frère, ou si c’était le fait que je puisse m’intéresser à Chris qui le dérangeait. Je me sentis obligée de préciser :

– Je disais ça par rapport à Chris.

Je n’étais pas sûre que ce soit la bonne réponse pour autant. Elle sous-entendait le fait que je me moquais bien que sa sœur soit avec ces deux mecs. Elle sous-entendait que je m’intéressais à Chris. C’était celle qui était sincère, toutefois.

Loïc ne me répondit pas mais je vis qu’il m’étudiait. Je ne lui dis rien de plus. S’il comprenait que je voulais me faire son pote, je n’avais pas de raison de le détromper.

Je discutai brièvement avec des inconnus, déambulai et me servis des verres.

Je ne vis ni Violaine ni aucune des personnes qu’elle m’avait présentées, le jour où j’avais rencontré Loïc. Tant mieux.

Je croisai le pote de Chris et Loïc qui me répugnait, toujours aussi petit, toujours aussi dodu, toujours aussi laid, avec toujours ces cheveux trop longs qui retombaient en rideau de serpillère autour de son visage. Toujours aussi impraticable, quoi.

Je sais que je suis une connasse de m’exprimer ainsi, et même de penser ainsi. J’ai toujours méprisé les jugements au physique, mais j’étais différente, alors. C’était comme si je me glissais dans une seconde peau, ou peut-être était-ce plus un dépouillement : un abandon de toute valeur morale, de toute ouverture sur les autres, un seul repli sur moi, mon nombril, mon sexe, ma solitude et mes désirs.

L’âme pour Ayme et le corps pour les autres. Avec un cloisonnement parfait.

Plus j’éprouvais le besoin de m’émanciper de ma relation toxique, avec Ayme, plus je me retrouvais seule, finalement. Plus je m’enfermais différemment. Seule avec moi-même… J’en arrivais à songer que, si Loïc ou Chris avaient voulu que j’ouvre les jambes pour ce mec, je l’aurais fait. J’aurais juste fermé les yeux. Je me demandais… Est-ce que le sentir en moi pourrait être si différent, du moment que ce n’était qu’à sa queue que je m’offrais ?

Bien sûr, je remarquais que des gens étaient plus défoncés, aussi. Un type vint me parler, clairement perché. Je l’écoutai, avec une politesse dissimulant les sentiments que j’ai toujours éprouvés, dans ces cas-là, c’est-à-dire un mélange de tristesse, d’inquiétude et d’amusement. Un aspect « observatrice à distance » qui m’évitait de me laisser impacter émotionnellement.

Ce n’était pas nouveau pour moi. Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours eu cette tendance-là : à voir, mais à traiter avec légèreté même ce qui aurait affolé d’autres, peut-être parce que ma vie était si sérieuse, déjà, si grave, avec tant de responsabilités… Une façon de tout tenir à distance.

Il n’y avait qu’avec Ayme que j’avais vraiment baissé les armes, finalement.

A ce stade de ce récit, je me dois de constater que je n’ai pas développé plus que ça les raisons pour lesquelles je consommais ainsi ces joints et – je n’en ai pas parlé, mais il m’était aussi arrivé de prendre occasionnellement d’autres produits.

Allons-y.

Comme tout ce que je raconte ici, il n’y a pas de raison simple ou bien clichée. « Mon père me battait alors je me suis mise à me droguer ». « J’ai vécu dans la rue »… Les histoires qui servent ça n’ont rien compris, ou donnent dans la facilité, le superficiel. Il n’y a jamais qu’une seule cause. Il y en a toujours plusieurs, il y a des facteurs de personnalité, il y a des facteurs d’histoire personnelle, il y a des facteurs d’entourage et d’accessibilité du produit… Les rencontres que l’on fait, ce qu’on se voit proposé, ce qui est disponible ou bien inaccessible, et à quel moment de son existence on y est confronté. Tous ces éléments sont fondamentaux. On pourra être dans la pire dèche du monde, si on n’a personne qui nous dit « tiens, prends ça », on ne va pas en consommer, évidemment.

Me concernant, il y avait donc évidemment mon histoire familiale, la manière dont je m’étais construite dans l’accumulation de responsabilités, et qui s’était traduit à l’adolescence par un besoin viscéral de compenser en étant comme les autres ados, c’est-à-dire « conne », moi aussi. Comme on peut l’être à cet âge. Non pas seulement comme la jeune fille qui s’occupait de sa mère malade et de son père dépassé. C’était un besoin qui a perduré de par mon investissement associatif et puis dans mon métier, aussi. Ce besoin d’être au moins aussi inconséquente qu’investie quand j’y étais… Être aide-soignante, n’est pas faire que « torcher des culs », comme les gens le pensent parfois avec un mépris évident. Loin de là. Et encore moins en service de Réa, comme celui dans lequel je bossais. Et puis, bien sûr, il y avait aussi d’autres choses. Quelque chose de plus profond, en moi. Un besoin de me retourner l’esprit, comme un joker qui allait m’aider à m’accommoder du monde m’entourant. Ça, c’est vraiment un élément propre à ma personnalité, parce que ça a toujours été là. J’ai toujours eu, dans ma tête, quelque chose qui me donnait envie d’aller voir ce qu’il se passait dans un monde parallèle, de la foutre en vrac…

Avec la drogue, il ne faut pas chercher cinquante explications différentes. La plupart du temps, ça vient d’une envie de modeler la réalité. On sait qu’on ne pourra pas la changer mais on fait comme si : on lui met un filtre coloré par-dessus, on joue du photoshop virtuel. On n’enlève pas les merdes, on les peint en couleur. On leur dessine des moustaches au feutre noir, on pose un voile à la con sur la vie, la société, tout ce qui nous fait chier. Mais au fond, on ne change rien. On ne cherche pas vraiment à changer quoi que ce soit, d’ailleurs : juste à le fuir. Ces affreux drogués que l’on regarde comme des moins que rien sont juste des gens qui auraient aimé vivre dans le monde de Mickey. Qui ont remplacé leur imaginaire de l’enfance par un monde façonné par des produits toxiques. Et que ceux qui ne consomment pas de ces psychotropes que l’on avale, fume ou s’injecte n’imaginent pas être si différents. Les ordinateurs jouent exactement ce même rôle. Les jeux vidéo, les réseaux sociaux… L’histoire est toujours la même : on se plonge dans un univers cadré, choisi, rassurant, ciblé, et c’est pour ça que c’est addictif. C’est parce que ça se substitue si merveilleusement à la réalité… Trop.

Je connaissais toutes ces mécaniques-là. J’avais essayé de les enrayer, et même arrêté de fumer des années auparavant, à une époque où j’avais décidé de me prendre en main et d’être responsable.  Puis j’en avais repris la consommation au cours d’une mission humanitaire. Pays en guerre, je suppose que je n’ai pas besoin de détailler les raisons. Maintenant, si je ne fumais pas à une fréquence de folie, je le faisais quand même trop régulièrement, et je ne contrôlais plus vraiment, même si je serais tentée de dire que ça allait, que je gérais. C’est toujours ce qu’on veut se faire croire.

Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui fume et qui contrôle vraiment ça. Par contre j’en ai vu des paquets qui clamaient maîtriser. Inutile de se fatiguer à le leur dire, ceci-dit : il ne le reconnaitront pas, mais il faut savoir que c’est un mensonge. En vrai. Quand on est honnête avec soi. Quand sa vie se résume à trainer au fond de son canapé et que toute motivation semble impossible à atteindre, ce n’est pas que la vie est cool et qu’on s’éclate trop, hein ? Mais bon, c’est le propre de la drogue que de pousser à se mentir, et je l’ai assez fait moi-même pour savoir ce que c’est.

Toujours est-il que j’avais passé le stade de me leurrer. Je ne regardais plutôt mes excès, mes trébuchements et mes illogismes que de haut, à la fois observatrice cynique de ma vie et actrice de cette dernière.

Chris finit par venir me voir, partiellement à poil – il avait gardé un boxer, c’était tout –, et me sourit avec un fond de séduction, mais qui me sembla inhérent à sa personnalité. Je pris ce qu’il m’offrait. Ça me convenait tout à fait, ce léger flirt avec lui.

Lui s’intéressait à moi et, bien que je n’en attende pas forcément autant de lui, c’était agréable. Il me demanda ce que je faisais dans la vie, je préférai lui répondre que je bossais dans le social plutôt que nommer mon métier, ce qui était une pirouette tout à fait acceptable, et dont il se contenta. Lui travaillait dans un garage. Je voulais bien le croire avec ses mains noircies en permanence – j’avais déjà remarqué ça, chez lui – ses doigts épais et sa musculature prononcée. Je me pris à penser à ses doigts s’enfonçant en moi.

Je me pris à penser à lui et Loïc se partageant mon corps. C’était ce que je voulais, en fait, aussi curieuse que puisse être cette envie pour moi. La raison pour laquelle j’étais venue là.

Quand Loïc nous rejoignit, Chris passa son bras sur mon épaule pour me prendre par le cou. Je ne le repoussai pas. Nous passions un bon moment, je ne savais pas depuis quand nous parlions rien que tous les deux, mais je n’avais pas nécessairement envie que cela s’arrête.

– Tu me la prêteras un moment ? dit alors Chris à l’intention de Loïc.

Ces mots sonnaient comme une boutade, et la façon dont Chris me sourit le confirmait. Pourtant, ils éveillèrent quelque chose en moi, de trouble et de prégnant. De puissant.

Un mot clochait, seulement. Je le corrigeais :

– Loïc n’a rien à « prêter ».

Que ce soit clair, parce que je n’étais pas à Loïc. Il n’y avait rien d’exclusif entre lui et moi.

Chris sembla décontenancé.

Je tournai la tête vers Loïc.

– Tu lui as dit qu’on sortait ensemble ?

– Non.

Son regard était froid, pourtant, et je ne sus ce que je devais en penser. Que Loïc ne soit pas loquace sur les sujets qui ne touchaient pas à sa musique, je commençais à le comprendre mais, visiblement, je ne faisais même pas partie des sujets méritant d’être mentionnés entre lui et son pote.

Je me sentis obligée de préciser pour Chris :

– On couche juste ensemble.

– Je te baise, ajouta Loïc.

Des mots plus crus. Plus justes, aussi. Peut-être plus provocants.

J’acquiesçai.

– On baise, oui.

J’avais transformé le « je » en « on » volontairement, mais je n’insistai pas non plus dessus.

Ça m’a toujours dérangé qu’on parle des femmes en termes de choses qui « se font » baiser et seulement elles. Là, ça m’allait bien de revêtir cette image d’objet que l’on désire, que l’on prend et que l’on saute, certes, mais ça m’allait parce que c’était mon fantasme. Et que c’était temporaire, que c’était sans finalité précise, que ça n’avait pas d’importance. Mais, dans le fond, je considérais que je baisais Loïc tout autant.

– Tu resteras à la fin de la soirée ? lâcha Loïc.

Il m’examina en disant ça. Vraiment.

– Oui.

Il jeta un œil rapide à Chris et me dit :

– Nous aussi.

J’acquiesçai.

Je ne sus rien de plus de ce qu’il se produirait.

Plus tard, tandis que je me servais un verre d’alcool, je les vis toutefois parler ensemble, et ils me jetèrent chacun suffisamment de coups d’œil, durant ce temps, pour me laisser penser que c’était à mon sujet.

A un moment, je remarquai ce qu’il se passait dans l’une des pièces de la baraque de Chris. Je le devinais, en tout cas. J’avais assez côtoyé des toxicos pour savoir qu’il y avait de la drogue, là-bas. J’entends par là de la drogue moins commune que le shit qui passait de mains en mains ou l’alcool que tout le monde consommait. Je pensais à de l’héro. Il m’avait semblé voir un bout d’alu briller derrière un nuage de fumée, dans l’embrasure d’une porte devant laquelle j’étais passée. Au cas où ce soit nécessaire de le préciser, l’héroïne ne se consomme pas forcément en se piquant : il y a plein de gens qui la fument sur un bout d’aluminium, tout simplement. Je n’ai jamais rencontré que des gens qui la consommaient comme ça, d’ailleurs, ou si ce n’a plus été le cas, je les ai perdus de vue. On appelle ça « chasser le dragon ». Il faut voir le geste : c’est assez parlant. Ça ne m’amusa pas. On n’était plus dans la « petite connerie », mais je n’avais rien à dire à ce sujet. Rien à faire. Juste constater ce qu’il se passait.

Et bien sûr, je remarquais que Chris et Loïc entraient dans cette pièce, eux aussi.

Chris et Loïc…

A ce stade-là, j’étais forcée de me poser des questions.

Est-ce que j’étais vraiment prête à rester avec deux mecs que je ne connaissais finalement pas et qui seraient complètement défoncés ? Est-ce que je voulais vraiment avoir un rapport physique avec eux ?

Je ne fus pas capable de déterminer une réponse claire à l’une ou l’autre de ces questions : quelque chose avec lequel je puisse me sentir ne serait-ce qu’assurée, mais c’était comme ça. Je fis avec. Je me gardai juste de trop réfléchir.

Je passe sur les détails de la soirée. Elle se déroula normalement, plus ou moins. Personne ne sembla commettre trop d’excès ou ne partit « trop loin » : personne ne vomit, personne ne fit de bad trip, personne n’eut sa conscience suffisamment altérée pour ne plus pouvoir avoir de conversation. L’ambiance resta sympa et détendue.

Petit à petit, les invités partirent. Un à un, imperceptiblement, ou en gros packs, parfois. Je voyais passer les heures. Une heure, deux heures… Trois.

Je restai.

J’observai leurs disparitions avec cette distance que je m’étais mise à ressentir, ces derniers temps : ce détachement curieux, comme si tout ce qui m’arrivait ne me concernait pas vraiment. Comme si j’étais extérieure aux évènements. Ou peut-être comme si ça ne concernait qu’une imitation de moi-même, plutôt, quelque chose que je n’étais pas et qui était amené à disparaître, de toute façon. Que j’oublierai dès cette phase de mon existence passée.

Je larvais dans le canapé ou au bord de la piscine. Je buvais aussi, mais modérément, et je regardais les lumières des étoiles dans le ciel, captive de cet arrachement de moi qui me prenait de plus en plus vivement, mais ne me laissait pas la sensation d’être plus libre, pour autant. Juste ailleurs. Coincée par les mêmes merdes, dans le fond.

Et, bien sûr, je pensais à Ayme. Tout le temps. A ce qu’il avait pu être, pour moi, ce qu’il avait représenté. Et aux cendres qu’il en restait.

Je n’éprouvais pas mes actes comme une trahison envers lui parce que c’était lui qui m’avait trahie. Lui, en ruinant ce qui faisait qu’on aurait pu être heureux. Lui, en continuant à le ruiner, en ne changeant pas, quel que soit ce qu’il advenait de nous. En me laissant si démunie…

Que je reste avec Loïc et Chris était déjà convenu.

Quand tout le monde fut parti, tous deux vinrent me rejoindre dans le salon où je trainais sur le canapé, seule. Ils me proposèrent de fumer. J’acceptai.

Je me posai des questions sur ce qu’avait Loïc en tête. Vraiment. S’il voudrait juste m’entrainer dans une chambre pour me sauter ou si je devais m’attendre à autre chose… J’étais stressée, du coup. Normal. Quelles que soient les représentations que j’avais pu me faire, je ne pouvais pas être détendue.

Chris se posa à mes côtés, suffisamment près pour que nos peaux soient en contact, mais pas plus que lorsqu’il m’avait pris par l’épaule, plus tôt. Trop pour deux connaissances, c’était sûr. Assez pour un contexte de séduction.

J’étais troublée et je le fus plus encore quand Loïc s’assit de l’autre côté de mon corps, parce qu’il me touchait aussi et que ça n’avait rien d’anodin d’être encadrée ainsi par l’un et l’autre. Et que je n’étais pas sûre. Je ne l’ai jamais été. Et j’ai toujours continué à porter sur moi un regard sans concessions.

J’aurais aimé annihiler la part de moi-même qui jugeait chacun de mes actes, qui jugeait mes pensées, mes erreurs comme mes faiblesses, mais je ne le pouvais pas.

Loïc m’enleva des lèvres le joint que je tenais pour m’embrasser, penché sur moi, et ce fut déjà transgressif parce que Chris était bien trop proche pour qu’il se permette de fourrer de cette manière-là sa langue dans ma bouche. Pour que nos souffles soient si près de lui. Pour que ce soit aussi sexuel, avec lui juste à côté. J’accueillis néanmoins son baiser avec une langueur paresseuse, une conscience extérieure de ce qu’il se produisait, un abandon à une situation que je ne maîtrisais pas et qu’en aucune manière je n’aurais voulu maîtriser.

Mon cœur battait fort.

Quand Loïc me relâcha, je remarquai une ombre de sourire sur son visage. Un aspect supérieur que je ne pus m’empêcher d’interpréter comme moqueur, comme s’il y avait un jugement, là-dedans.

Peut-être la satisfaction d’avoir vu juste en moi.

Peut-être que j’hallucinais. Il était défoncé, j’étais défoncée, on aura fait mieux pour l’observation objective.

Quand il posa la main sur mon sein tout en penchant la tête pour baiser mon cou, je m’arquai dans un mélange de surprise et de gêne. Mon corps ne s’en échauffa pas moins et je crispai le poing pour retenir le réflexe que j’eus d’arrêter son geste. Son pouce passa sur mon mamelon et ma tête tomba sur le dossier du canapé, mes paupières fermées. J’haletais, prise dans les brumes, consciente que Chris était juste là à nous observer. Et qu’il nous observait encore quand Loïc étira soudain mon cache-cœur pour en faire sortir mon sein, et le dénuder d’un geste sur le tissu de mon soutien-gorge. Exposant ma poitrine, donc. Ma chair nue. M’exposant aux yeux de Chris.

Là, je ne pus m’empêcher de poser la main sur le poignet de Loïc et je serrai pour le retenir de bouger encore, mais il ne m’en empauma pas moins le sein. J’ouvris les yeux. Il me caressa le mamelon du pouce, et mon souffle se coupa un instant.

– Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il.

Une voix froide et une question qui voulait plus dire « pourquoi tu protestes ? » que se soucier sincèrement de ce qui me dérangeait. J’entendis le sous-entendu derrière. N’est-ce pas ce que tu veux ? Ce que tu es venue chercher, ici ?

Je me retrouvai perdue entre mes réflexes qui restaient ceux d’avant, ceux qui n’auraient jamais permis à un homme – à quiconque – d’agir de cette manière avec moi, et mes désirs qui criaient que cette situation se poursuive. Et qu’elle aille plus loin, et qu’elle m’entraine plus loin, et qu’elle me pousse encore. Et qu’elle m’attire jusqu’à me faire me perdre totalement

Et j’avais voulu ce qui arrivait, alors.

Je le savais.

Je quittai l’échange de regards avec Loïc pour, puisque je ne pouvais ignorer sa présence, tourner la tête vers Chris. Je ne sais pas ce que j’attendais de voir exactement : si c’était du soutien, si c’était un sourire, si c’était une assurance qui pourrait me permettre d’en avoir plus moi-même… Je découvris un regard fixé sur mes lèvres. Je découvris un désir latent, une gêne manifeste, une plongée dans une situation qui ne lui était pas habituelle. Ce fut flagrant. Et je songeai que ce devait être similaire pour Loïc, en fait. Il y avait cette conscience brutale : qu’aucun de nous n’était dans la maîtrise de ce qu’il se produisait. Que chacun découvrait.

Je savais que je ne donnai pas beaucoup de clefs pour me comprendre, surtout pour Loïc : que j’étais juste claire quant aux raisons pour lesquelles j’étais là.

Et désormais claire quant au fait que je voulais me faire sauter par son pote aussi.

Je fixai à mon tour les lèvres de Chris.

Ainsi sombre la chair – Statu quo

Statu quo

Je n’étais donc ni réellement séparée d’Ayme, ni réellement avec lui, et on habitait encore ensemble. Oui, c’est un concept, je le sais. A vrai dire, je ne savais plus vraiment dans quoi on était, si ce n’était qu’Ayme avait accepté toutes les barrières que j’avais finies par ériger entre nous, ce qui faisait qu’on ne se parlait plus, qu’on ne se touchait plus, qu’on ne dormait plus dans la même pièce, et qu’on ne se croisait quasi même plus.

J’ai employé le terme de « colocataires », nous concernant. Pourtant, ça ne valait rien, et je le savais. J’aurais dû quitter Ayme. Vraiment. C’était celle-ci, la seule vérité. Le « moi » d’avant l’aurait fait. Le moi d’avant ne savait pas encore à quel point l’idée même de le faire allait s’apparenter à un arrachage de ma poitrine et de mon âme. Je ne pouvais pas me résoudre à abandonner les petits morceaux de verre cassés qui restaient de notre couple. Et puis, c’était un deuil, qu’il vivait, c’était juste un putain de deuil, alors pourquoi il durait depuis quatre ans, ce putain de deuil ? Ce n’était pas censé être juste une phase ? Bien sûr, ce connard – parce que là-dessus, c’était vraiment un connard – d’Ayme refusait de faire une psychothérapie. Aller voir un psy, c’était admettre qu’il avait un problème, et c’était aussi avoir à en résoudre d’autres, parce qu’il y en avait d’autres, plus anciens, bien sûr. Je les connaissais. D’autres auxquels ce deuil s’était mêlé. Mais c’était tellement plus simple pour lui de faire comme si tout ceci n’existait pas…

Alors, on était arrivés à ce statu quo : on avait ce putain d’appart qu’on avait acheté, on avait cette putain de cette relation de merde qui était en train de crever, et donc, on faisait quoi ? Eh bien rien. On restait dans notre merde, dans notre appartement, avec tout ce qui y résidait de toxique, entre nous, mais on y vivait comme collocs. Pas de baisers, pas de contacts physiques, pas de confidences, surtout pas d’exigences, si ce n’était la mienne : qu’Ayme accepte cette forme de séparation bâtarde que je lui imposais.

Statu Quo. Un miracle nous sauverait peut-être.

Et je commençais à coucher avec d’autres. Je crois même que j’essayais de nous tuer plus vite, ainsi. Ou peut-être juste moi. Pas physiquement, mais quelque chose à l’intérieur de moi. J’avais un processus à faire, quelque chose qui ne passerait que par la perte. Je n’étais pas dans le renouveau. Peut-être juste arrivée à ce stade ultime où je ne pouvais qu’admettre qu’il n’y aurait plus jamais rien à reconstruire entre Ayme et moi. Que c’était fichu, que cette connerie de vie nous avait tout pris, et que notre couple était mort entre un accident de voiture aux portes de la Côte d’Azur et une porte vitrée qui s’écroule.

Ainsi sombre la chair – Rastouille

Rastouille

Ça me prit trois jours. Trois jours d’hésitations, de songeries, et d’attente d’un moment plus propice pour moi, dans le sens : qui n’avait pas à me mettre face au regard d’Ayme… Pas non plus face au mien à travers ses yeux.

Son taf faisait que, parfois, il bossait de nuit, alors j’attendis simplement que ça arrive. Je ne l’ai pas encore dit, mais Ayme est policier. Officier, pour être précise : il a fait l’École Nationale Supérieure de la Police après la fac’ de droit. Un jeune homme intelligent, sensible et engagé. Plein d’idéaux, d’humanité… Je n’étais pas tout à fait dans la même mouvance, quand je l’ai rencontré — mes parents, grands contestataires sociaux, avaient une image peu positive de la police, j’en avais hérité — mais je n’en avais pas moins éprouvé une forte estime à son égard. Tristement, je pense que ça rentre dans ce qui a fini par nous tuer, avec le temps. Je ne détaillerai pas ce qu’il vit dans son taf mais, pour l’aider à être apaisé dans sa tête et donc bien avec moi, on aura fait mieux. J’ai trop souvent eu le sentiment d’être là pour me prendre dans la gueule ce qu’il ne pouvait pas exprimer ailleurs, en tout cas. Mais bon, passons là-dessus.

Je partais donc voir si Loïc était dans son appartement, ce qui n’était pas gagné parce que je n’avais pas grand-chose pour le retrouver, finalement. Je savais où il habitait et son prénom. Ça s’arrêtait là. Je n’avais ni son numéro de téléphone, ni son adresse – je n’avais absolument pas fait attention à la rue et d’ailleurs, je galérais une fois sur place pour la retrouver. Enfin, si, j’avais Violaine, mais je ne voulais pas l’appeler : où aurait été la logique de demander le silence à Loïc si c’était pour me griller toute seule auprès d’elle ? Donc je choisissais l’option culot : débarquer chez lui – enfin, s’il y était – en mode : voici la fille dans laquelle tu as fourré ta langue et ta queue – et tes doigts – l’autre jour, et elle revient chez toi.

J’avais le cœur qui battait…

J’ai rarement eu un tel manque d’assurance quant à ce que je faisais. J’aurais pu changer d’avis d’un instant à l’autre, faire demi-tour…

Je ne le fis pas.

J’arrivai en bas de son immeuble, je cherchai l’interphone… Il n’y en avait pas. La porte du bas baillait, cassée depuis longtemps, le hall était toujours aussi crade et même un peu plus glauque maintenant que je le regardais avec la lumière du jour – il était 19h, pas minuit comme la fois précédente. Je montai. L’escalier penchait. Je m’en rendis compte en le gravissant. J’y avais à peine fait attention la première fois. La porte de Loïc était fermée, mais j’entendis distinctement du son à travers le bois mince. Une musique étouffée, entrecoupée très fréquemment : des essais auditifs, de toute évidence. Il n’y avait pas de voix. Pas d’autres personnes, visiblement. Tant mieux. Je n’aurais pas passé le cap de me présenter à lui s’il n’avait pas été seul. Je frappais.

Il se déroula plusieurs longues secondes avant qu’il vienne enfin m’ouvrir. Quand il me découvrit, son expression aurait pu être risible tant elle affichait la même interrogation que la première fois, mais plus marquée, encore : en mode répétition plus forte d’une situation déjà vécue. Mais qu’est-ce qu’elle fout là ?

Je n’en éprouvai bien sûr qu’une gêne encore plus forte.

– Euh… salut, me dit-il.

Ça sentait la beuh chez lui : une odeur plus verte et plus marquée que la dernière fois.

Il enchaîna, hésitant :

– Euh… Ça va ?

– Oui.

Je mentais, bien sûr. Je n’avais pas l’intention de lui donner à voir plus qu’une façade de surface de ma part.

– Tu veux…

Il ne savait vraiment pas comment réagir.

– Tu veux entrer ?

Je hochai la tête.

Il m’invita à le faire.

J’eus l’impression qu’il se sentait redevable d’avoir fourré sa queue en moi. C’était peut-être une idée que je me faisais mais, tandis qu’il repartait vers son salon en passant la main dans ses cheveux d’un air perdu, ce fut l’image que j’eus, vraiment. Un truc comme : « OK, la fille bizarre que j’ai sautée l’autre jour est de retour chez moi ». Ou bien « il va falloir que je m’en occupe ».

Il me conduisit jusqu’à son canapé.

– Tu veux un café ? me demanda-t-il, un peu démuni.

– Je veux bien, oui.

Il prit alors un temps pour m’examiner des pieds à la tête, avec toujours l’air d’atterrir mais pas seulement. Comme s’il se demandait s’il pourrait me sauter de nouveau, aussi. Ce fut ce que je vis dans son regard, en tout cas : cette réflexion qu’il se faisait sur mon arrivée chez lui et ce qui en sortirait.

Il alla à sa kitchenette. Son ordinateur était allumé et je pus voir le même logiciel ouvert, avec plein d’autres fenêtres ouvertes en même temps.

J’étais pensive quand il me rapporta une tasse qu’il posa devant moi sur la table basse. C’était l’effet que me faisait le fait d’être face à son travail de création. Il me proposa le joint de beuh qu’il tenait encore entre les lèvres. Je l’acceptai.

Je ne me souviens pas exactement de quoi on parla, tellement c’était bateau. Des banalités qui parlaient de tout sauf de lui et de moi. Je ne me souviens même pas qu’il ait eu l’air plus intéressé que je ne l’étais, dans le fond. Je crois qu’on meubla juste le silence. Par contre, je me rappelle parfaitement qu’on fuma en buvant du café, puis qu’il eut des coups frappés à la porte et que débarquèrent plusieurs des personnes qui allaient marquer cette période de ma vie, alors, puisqu’il s’agissait des potes de Loïc.

Et que, à peine furent-ils entrés que je leur consacrai ma plus grande attention.

Les amis de Loïc étaient des musicos, comme lui. Des mecs à l’image de son appartement. Plus ou moins attentifs à leur apparence – l’un d’eux, un type petit et large avec des cheveux longs et graisseux, semblait avoir abandonné depuis longtemps l’idée de séduire qui que ce soit —, avec cet air détaché qui caractérisait leur bande entière, et une attention plus portée sur la consommation de produits illicites que sur des projets de vie. Et ils avaient l’air tous plus ou moins célibataires. Les « potes », quoi.

Loïc fut mal à l’aise quand il fallut me présenter. Je vis bien que ça le dérangeait que je sois là tandis qu’ils débarquaient, mais il n’en dit rien. Par contre, il bloqua carrément sur mon prénom et, sérieusement, ce n’était pas possible qu’il ne l’ait pas encore imprimé, alors je me présentai moi-même à ses amis. Aucun ne me demanda ce que je faisais là, Loïc n’en parla pas, et ça passa comme ça.

Surtout, il y avait un mec qui attira mon attention. Il était plaisant à regarder – plus que Loïc dont la laideur me frappait plus vivement que la beauté, désormais –, et il avait l’air, tout autant que les autres, d’être un petit con. Il était aux bras de la petite sœur de Loïc. Celle-ci devait avoir, quoi ? 16, 17 ans ? Je ne sais pas, mais elle avait vraiment l’air gamine. Elle fuma autant d’herbe que chacun, et quand le pote de Loïc l’entraina dans la chambre de ce dernier pour… j’imaginai tout de suite du sexe, mais j’avais peut-être l’esprit trop axé sur le sujet, et peut-être n’était-ce que du pelotage, celui-ci ne moufta même pas.

J’observai donc ce petit groupe indifférent à leur entourage, évoluant dans un univers qui ne m’était pas inconnu, mais sans que j’y appartienne moi-même pour autant. Je veux dire… Je connaissais des gens qui craignaient vraiment, mais je ne les voyais qu’à quelques soirées, et de loin, la plupart du temps : je ne m’occupais pas de leur vie et je suis sûre qu’ils ne remarquaient même pas la mienne. Mais, du coup, j’avais ce regard-là, tout de même : celui qui repère les mecs un peu graves très rapidement.

Toujours était-il que ce mec me plaisait, et qu’il y avait quelque chose, chez lui, qui me remuait un peu profondément, comme avec Loïc. Du genre qui éveillait mes fantasmes.

Ce deuxième mec, donc, s’appelait Christophe, Chris, ce fut ainsi qu’il se présenta à moi, mais tout le monde l’appelait Rastouille. Magie des surnoms improbables. Chris, donc, était un joli blondinet que je situais plus proche de ma personnalité que ne l’était Loïc — moins connard égocentré, en tout cas —, et il sortait avec sa petite sœur.

On but des bières, on fuma… Moi, pas trop : je voulais garder un maximum de ma lucidité. Les mecs bossèrent un peu sur l’ordi. L’un d’eux alluma la console et ils se mirent à faire un jeu de baston, je jouai avec eux, je les éclatai tous – j’étais très forte à ce type de jeu, et très fière de les éclater – et Loïc se comporta avec moi comme si on était ensemble. Enfin, plus ou moins, mais il posa plusieurs fois son bras sur mon épaule, et il m’effleura même les seins à un moment.

Bien sûr, je me laissai faire.

Puis, quelques temps après que Chris et sa sœur soient sortis de sa chambre, il se pencha et chuchota « viens » à mon oreille, avant de m’y entraîner à mon tour.

Comme ça. Sans me demander mon avis. Comme si c’était évident, que je le fasse.

Du coup, je le suivis mais avec trouble, des questions plein la tête. Je veux dire… Il n’y avait qu’un mur entre le salon et cette chambre. Est-ce que Loïc allait vouloir me sauter alors que ses potes étaient à côté ?

La limite entre mes fantasmes et la réalité était flagrante. D’un côté, j’imaginais un rapport à plusieurs avilissants dont je serais le point central, et de l’autre je peinais à penser que ces mêmes personnes, de l’autre côté de la porte, puissent savoir ce que je faisais dans cette pièce, qu’on ne puisse être séparés que par cette mince paroi.

Alors que Loïc fermait la porte, je vérifiai si une clef permettait de fermer la serrure. Il n’y en avait pas. Que quelqu’un puisse débarquer était l’horreur.

Ou peut-être ce que je voulais.

Je ne le savais pas.

Loïc m’embrassa vivement et je me demandai ce qu’il pensait de notre rapport, dans le fond.

S’imaginait-il qu’on était ensemble ? Qu’il avait acquis des droits sur moi ?

Ou profitait-il toujours de cette fille qu’il ne connaissait pas vraiment mais qui était venue chez lui dans le but de se faire baiser ? Après tout, j’étais là, non ? Donc pourquoi ne pas en profiter ?

Très vite, le contact fut sexuel, cash et cru. Loïc s’assit en arrière sur son lit en m’attirant contre lui et me toucha les seins et les fesses comme si j’étais déjà nue, m’amenant rapidement à incandescence. Il essaya de me déshabiller mais j’étais mal à l’aise. Je résistai.

– Qu’est-ce qu’il y a ? me dit-il.

Il avait toujours ce regard entre curiosité et mépris. Comme s’il ne me comprenait pas, mais que je ne méritais absolument pas qu’il s’en soucie. Je le méprisais — en retour — pour ça, et le désirait tout autant.

– Ta porte ne ferme pas ?

Il fit non de la tête et ajouta :

– Personne ne rentrera, ne t’inquiète pas.

Je fis la moue.

– Je ne suis pas tranquille.

Le soupir qu’il poussa aurait pu me mettre en colère s’il ne s’était pas agi précisément de ce qui m’avait poussée vers lui : cette façon de considérer comme une contrainte lassante tout ce qui ne collait pas à ses envies personnelles.

– Personne ne va venir ici, répéta-t-il.

Je restai tout autant braquée.

Il soupira plus vivement encore. Puis il déboutonna son jean.

– Suce-moi, alors.

Je le fixai sans répondre.

D’un autre, vraiment, je ne l’aurais pas accepté.

Dans une autre situation.

A une autre période de ma vie…

Sa proposition avait l’avantage de permettre plus facilement de s’arrêter si quelqu’un entrait. De me permettre de garder mes vêtements, aussi… Pourtant, je n’étais pas plus à l’aise avec l’idée. Je n’étais pas à l’aise avec ce que je voyais de moi, en fait. Comment étais-je passé de la fille qui s’imaginait vivre jusqu’à la fin de ses jours avec l’homme qu’elle aime à cette situation ? Qu’est-ce qui m’était arrivé, dans l’intervalle ?

Je restai un moment hésitante. Puis je réclamai une capote. J’en avais dans mon sac mais il était resté dans le salon.

– Je croyais que tu ne voulais pas te désaper, remarqua-t-il.

– C’est pour te sucer.

Il haussa un sourcil. Ça m’agaça. Puis il dit :

– Il n’y en a pas besoin.

– Si.

Je tendis la main  en parlant, manifestant clairement que j’attendais ce que j’avais exigé.

– Je n’aime pas, objecta-t-il.

– Tu aimeras.

Il soupira et me donna enfin un préservatif, que j’attrapai pour le dérouler sur son sexe.

Il m’avait suffisamment saoulée pour rendre l’acte difficile.

Je levai les yeux sur lui, du coup.

La manière dont il m’observait, en attendant, avait un quelque chose de déplaisant et d’excitant à la fois.

Comme la fois précédente, je lui trouvais une beauté curieuse, une beauté que je pris quelques instants à contempler. Il passa une main sur le côté de mon visage, repoussant quelques mèches qu’il cala derrière mon oreille.

Alors, je commençai à le sucer. Je n’en fus pas excitée comme la première fois, j’étais trop mal à l’aise dans cette configuration, mais j’allai quand même au bout. Je me débrouillai pour le faire jouir ainsi. Je me surpris juste à observer la manière dont il renversa la tête en serrant les doigts sur mon crâne, son corps pris de soubresauts dans l’orgasme, avec une certaine fascination.

On revint ensuite au salon. J’avais l’impression que ce que je venais de faire était marqué sur mon visage, mais je fis comme si ce n’était pas le cas, bien sûr.

C’est facile de « faire comme si ». C’est un si joli masque, une si jolie façade, une bien belle barrière. Je sais que tu sais, et tu sais que je sais que tu sais, mais je fais comme si je ne savais pas.

Je passai quand même à la salle de bains pour me rincer la bouche. Le fait d’avoir mis une capote m’avait évité d’avaler du sperme, mais j’avais encore le goût du latex, et j’avais peur que l’odeur puisse se sentir, aussi.

Personne ne dit rien.

Ne parlons de rien. Ne faisons rien.

Les mecs se mirent à bosser pour de bon. Je constatai que la sœur de Loïc était partie et que j’étais devenue comme invisible. Du coup, je ne pus plus empêcher le flot de mes pensées de s’écouler et chacune était une interrogation. Qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce que tu attends ? Est-ce que tu te reconnais seulement, là-dedans ? Dans la fille que tu es, là, assise sur ce canapé après avoir sucé ce type à quelques mètres des autres ?

La conclusion arriva vite : je n’avais rien à foutre ici, je devais me barrer.

Casse-toi. Maintenant.

Je le fis. Je ramassai mon sac et me préparai à partir et, probablement, aurait-ce sonné le glas de mes venues chez ce mec – Loïc : c’était encore « ce mec », pour moi, et je doutais que ça cesse de l’être – quand il se tourna vers moi et me dit d’un ton détaché :

– On fait une fête, samedi prochain ? Tu viendras ?

Des images troublantes me vinrent en tête. Des images que je voulais. Et je me demandais pourquoi, cette fois-ci, il m’invitait.

– Où ?

– Chez moi, dit le mec qui m’intriguait : Chris.

Je pris quelques secondes pour réfléchir.

– OK. Ce sera où ?

Il me donna l’adresse. Je me penchai sur la table basse pour chopper un morceau de carton – un reste de paquet de feuilles déchiré – et un stylo, et la noter. Je fus consciente de ce que je montrais de mon anatomie, en faisant ça : de la cambrure de mes reins et la courbe de mes fesses, et mes cheveux qui tombaient sur le côté de mon cou.

Je me redressai.

Peu de temps avant, je m’étais sentie pas à ma place, avec le besoin de quitter cette situation en urgence. Soudain, je me sentais conquérante, une porte ouverte devant moi. Connerie de la psychologie changeante.

Au fond, c’était le vrac en moi. Rien n’avait de sens. Mais je faisais avec.

Je faisais avec, surtout.

Et j’observai longuement Loïc.

Je ne peux pas dire ce qui passa exactement entre nous, à ce moment, mais j’eus le sentiment d’une compréhension réciproque. Que Loïc savait ce que je cherchais. Qu’il savait ce que j’étais venue foutre chez lui.

Ainsi commença une relation curieuse dans laquelle nous ne chercherions jamais à savoir qui était véritablement l’autre, mais où nous avions tous deux notre compte à y trouver.

 

Ainsi sombre la chair – Fantasme ou désir

Fantasme ou désir

Assise dans le bus, alors que je roulais vers le travail, je repensais à la nuit qui s’était déroulée. J’avais croisé Ayme le matin avant de partir, et il ne m’avait pas posé de question sur ce qu’il s’était passé même si j’avais bien vu que ça lui brûlait les lèvres. On avait chacun notre café dans cette solitude inconfortable qui était notre quotidien.

J’avais filé avec un peu d’avance, du coup.

Bercée par les cahots, et du fond de mon spleen, je pensais à ce type, Loïc – moi, j’avais vraiment bien retenu son prénom – avec qui j’avais couché.

Est-ce que ça m’avait apporté quelque chose ?

Je me demandais.

Est-ce que c’était censé m’avoir apporté quoi que ce soit ?

J’avais éprouvé mon corps comme autre chose qu’un terrain de cendres, oui. J’avais vu que je pouvais encore ressentir de l’excitation. J’avais vu la complaisance que j’éprouvais à être baisée sur ce canapé défoncé, à ne pas avoir cette partie-là de moi qui était morte, au moins. À sentir encore de la vie couler dans ma chair oubliée. Quelque chose comme une claque. Qui m’avait secouée.

J’éprouvais le désir de retourner voir Loïc.

Le bus roulait et je rêvassais.

Je l’imaginais me prendre encore, sans me parler et avec cette indifférence dont il avait fait preuve, corps chaud à sa disposition dont il profitait parce qu’il se rendait disponible à lui. Je le voyais m’offrir à d’autres, me tenir contre lui tandis qu’un autre me prendrait, me maintenir les mains ou encore les cuisses ouvertes pour leur faciliter le passage…

Je peinais à distinguer ce qui était encore de mes fantasmes – de ce qui est ces « vrais » fantasmes : ceux que l’on laisse couler dans son esprit mais tout en sachant que jamais, jamais, on ne voudrait qu’ils se réalisent, que ce serait même pire qu’un cauchemar – et de ce qui était de mes envies. Il y avait une zone de flou, là-dedans, que je ne parvenais pas à éclaircir. Moi-même, je n’étais pas claire. J’aimerais pouvoir dire que l’on sait toujours plus ou moins ce que l’on veut, ou que quand on s’interroge suffisamment sur soi-même on y parvient, mais ce n’est pas vrai. Je n’y arrivais pas. J’avais juste des images, et des interrogations. De la souffrance, surtout.

Dans le fond, c’était bien ça : cette souffrance qui s’exprimait de manière bizarre, surprenante dans ce qu’elle faisait naître dans mon esprit.

Ce que je savais toutefois, et je le savais avec force, c’est que ces fantasmes ou envies prenaient une place de plus en plus importante chez moi. Et qu’on était en train de passer d’un monde de chimères à une réalité, et qu’elle était déjà là, cette réalité, après tout, puisque j’avais passé le cap avec ce mec. Puisque j’avais ouvert ma bouche et mes cuisses pour lui. Puisqu’il avait pénétré mon corps.

Et je savais que ça ne s’arrêterait pas là.

Sans en parler à personne, ni Ayme, bien sûr, qui n’avait plus de droits sur mon intimité, ni surtout à Violaine – qu’elle ne sache pas : elle m’avait téléphoné le lendemain pour me demander comment avait fini ma soirée, et je lui avais allègrement menti –, je décidais de reprendre contact avec Loïc.

Ainsi sombre la chair – Déni

Déni

J’ai toujours eu beaucoup de mal à supporter les campagnes contre la violence conjugale.

Ce que je ne supporte pas, c’est cette sempiternelle photo de coquard. J’ai été bénévole, à une époque, dans un centre d’accueil social et je les ai vues, les écorchures et les hématomes sur le bras, le dos ou la cuisse, ainsi que les regards fuyants quand elles expliquaient qu’elles étaient tombées. Ce fichu « escalier », qu’elles dégringolaient toutes. Quand elles sortaient leur mensonge. J’ai vu dans leurs yeux qu’elles savaient que c’était vain ; que je savais. Qu’on savait toutes les deux. J’ai écouté longuement l’histoire d’une jeune mariée d’origine sénégalaise qui n’osait pas porter plainte parce que son mariage était déjà soupçonné d’être un mariage blanc. Plus jeune, je ne comprenais pas pourquoi elles restaient. Ça me dépassait. Je me vantais que « moi, jamais » et autre « un homme me frappe une fois, je le quitte ». Conneries ! Conneries intersidérales… Ayme ne m’a jamais frappée, non. Jamais. Il ne m’a jamais fait mal volontairement, mais ces femmes blessées n’avaient pas toujours des traces de coups, pas dans le sens de ce coquard qui représente la caricature de la violence conjugale, en tout cas. Plutôt des mains serrées trop fort autour de leurs bras. Et des chutes, oui. Comment et où elles avaient été poussées déterminait plus l’ampleur des dégâts.

Ayme ne m’a jamais frappée, donc, mais il m’a poussée, et je l’ai poussé aussi, je l’ai frappé, moi, pas fort, des poings idiots sur son torse, je l’ai même surement poussé plus vivement que lui ne l’a fait, mais je suis faible vis-à-vis de lui alors l’effet ne pouvait pas être pareil. Et il y a eu des gestes choquants, des gestes qui continueraient de l’être. Ses mains, plaquées soudain contre mon cou. La façon dont il m’a fait tomber, une fois, sur le dos sur le lit. Pas de douleur, mais une putain de violence dans les gestes et un abominable frisson d’effroi. Et la peur, derrière, qui s’est installée lentement.

Il n’y a pas d’explication facile à donner à ces altercations, aussi. Je ne peux pas dire qu’on s’engueulait pour des raisons précises, parce qu’elles étaient toutes aussi connes les unes que les autres, ces raisons, et que ce n’était même pas les bonnes. Il y avait juste trop de souffrance. Ayme avait tellement de douleur en lui, et il n’arrivait pas à la faire sortir. Et, bien sûr, le fait de consommer certains produits n’arrangeait rien, pour moi non plus, mais à ce moment-là de nos vies, c’était devenu comme un médicament dont on ne pouvait plus se passer, aussi.

Alors parfois, parce qu’il y avait eu ce « trop » qui lui rendait plus intolérable, encore, toute sa souffrance – une situation plus dure que les autres au travail, l’arrivée de la date anniversaire de l’accident ou de naissance de son petit frère, une engueulade qui survenait pour un motif à la con… –, il y avait quelque chose qui se fissurait en lui, et qui partait vers l’extérieur et, comme j’étais la seule vers qui ça pouvait aller, ça me partait dans la gueule. Et je ne savais pas comment enrayer ça.

Et j’avais peur.

La peur est quelque chose qui peut être aussi violent que les coups, j’en suis certaine. Ne pas reconnaître la personne que l’on a en face de soi, voir l’étranger s’incarner à la place de l’être aimé, ne plus savoir ce qu’il va advenir, sentir à quel point tout peut devenir possible… Et se fermer. Pour se protéger. Ou parfois crier plus fort, ou parfois être plus violent, être parfois même juste la seule personne violente physiquement. Par peur. Par moyen de défense.

On ne peut pas avoir peur de la personne qu’on aime. Ce sont deux sentiments inconciliables, aliénants, insupportables…

Alors, je sais pourquoi elles ne partent pas, maintenant. Certaines, en tout cas. Pas toutes.

Elles ne partent pas parce qu’elles ne veulent pas admettre que c’est arrivé. C’est un déni commun. Aucun des protagonistes ne veut admettre que c’est arrivé. Qui veut admettre que sa vie rêvée avec l’être que l’on aime de toute son âme, et avec qui on s’est projeté si loin, s’est vu âgé, se tenant la main, s’est engagé de mille façons différentes – maison, enfants… – autour de qui on a construit son existence, vient d’être détruite de la même manière que ces centaines de petits bouts de verre qui glissent vers le sol ? Qui veut voir ça : ce rêve qui se brise, cette vie qui ne sera plus jamais la même ? Alors on se dit que ça n’arrivera plus jamais : normal, ça n’aurait jamais dû arriver, déjà. On ne part pas et on ne parle pas non plus. Que personne ne sache, surtout : ça donnerait aux évènements une réalité dont on ne veut pas.

Ça forcerait à l’admettre.

Ce n’est pas arrivé.

Et on fait tout ce que l’on peut pour s’en persuader.

Ainsi sombre la chair – Violaine (partie 2)

Durant le trajet, on ne parla que musique et encore musique. Pas un instant, il ne s’intéressa à ce que j’étais, moi. Même simplement me posa une question. Peut-être était-il habitué à avoir des groupies prêtes à dire « oui » à n’importe quoi pour le seul loisir de le suivre. Peut-être s’en foutait-il totalement. Ça m’interrogea mais, dans le fond, ce ne fut pas ce qui occupa le plus mon esprit. D’autres considérations y prenaient place. Des divagations.

Le poids de son corps sur le mien et la sensation de ses doigts dans mon sexe.

Et le fait que je ne le connaissais pas et que j’étais pourtant en train de le suivre chez lui au beau milieu de la nuit.

Il habitait un appart un peu crade, dans un de ces vieux immeubles à moitié délabrés du vieux Lyon, un appart avec du bazar partout, une hygiène douteuse, un carton scotché à une fenêtre pour remplacer un morceau de verre manquant et plein de bouteilles d’alcool.

– Je peux ? dis-je en en prenant une entamée.

Il se tourna vers moi depuis l’ordinateur qu’il venait d’allumer.

– Oui.

Je cherchais un verre. Sa table basse était pleine de feuilles de papier à cigarette, de verres sales – pas tout à fait ce que je voulais, et comment est-on censé se considérer quand on répugne à boire dans un verre déjà utilisé par un inconnu mais qu’on fantasme d’avoir sa langue et sa queue dans sa bouche, d’ailleurs ? –, de brouillons de paroles entassées et froissées, de tickets de métro déchirés et de cendriers pleins à l’odeur âcre de tabac froid. Un reste de joint y trainait. Je songeais à le rallumer – ce serait dégueulasse mais j’étais prête à faire n’importe quoi ; j’avais envie de faire n’importe quoi, en fait. Je le sentais au fond de moi-même. De « lâcher »…

– Tu as des verres dans ta cuisine ?

– Oui, me répondit-il sans se retourner. Cherche.

J’entrais dans la kitchenette. L’évier était plein d’une vaisselle à l’agonie et la petite table accolée au mur tellement recouverte de tout et n’importe quoi qu’il semblait qu’y aller à la pelleteuse aurait été le moyen le plus efficace de la dégager. J’ouvris le placard mural, en hauteur. Des verres de formes différentes me firent face. Ternes. Pleins de traces de calcaire. J’en pris un.

Une fois revenue au salon, je me servis de la vodka. Je trouvais ça juste bon à arracher la gueule, mais ça collait à mon comportement du moment. Puisque je voulais me saouler, ce serait on ne peut plus efficace.

J’avais arrêté de fumer – des clopes – depuis près de deux ans, mais je lui demandais quand même en avisant son paquet sur la table basse :

– Je peux ?

Il pivota vers moi depuis sa chaise de bureau. Il avait l’air de se rendre tout juste compte que j’étais là, meuble qu’il avait ramené chez lui sans trop savoir pourquoi.

– Si tu veux.

J’hésitai.

– Tu n’as pas plutôt de quoi faire un joint ?

– Euh…

Pendant un instant, je me demandai s’il allait me foutre dehors.

Puis il me dit « si » et il farfouilla sur la table pour me sortir un morceau de shit de l’un de ses paquets de clope. Il le roula lui-même. Je savais faire – ces dernières années, j’avais fini par en préparer moi-même plus qu’Ayme, même, au point qu’il avait fini par rire, quelques fois, en disant que je n’avais plus besoin de lui ; c’était avant qu’on arrive au point de rupture, quand on était encore dans le déni tous deux et qu’on parvenait encore à être heureux, du coup –, mais Loïc ne me le proposa pas. C’était une de ces conceptions à la con habituelle, toujours : une fille, ça ne roule pas de joints – mais ça les fume, parfois. Je lui demandais sur quoi il travaillait.

Il travaillait sur ordinateur, comme pas mal de musicos actuels, je crois. Il avait des instruments de musique, je le voyais, mais il ne poussait pas la chansonnette en grattant sa guitare. Plutôt, il bossait les sons, les mixait, les arrangeait… Des sons qu’il avait créés et travaillés lui-même surement déjà avec ses instruments. Le genre était électro-rock, plutôt intéressant, même si on sentait une approche qui pouvait être encore approfondie. Il alluma lui-même le joint. Je bus de l’alcool, en attendant, et il se tourna pour recommencer à bosser sur son ordi, puis me tendit enfin l’objet que j’attendais. Je tirai de longues tafs dessus. Ce mec était vraiment bizarre. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme lui, comme s’il se foutait, même, alors de ma présence. En même temps, ça allait avec ce que j’avais déjà remarqué chez lui : cette façon qu’il avait de n’être centré que sur ses intérêts perso, comme si le reste n’existait pas, pour lui, à peine un gazouillement qui le détournait parfois. J’étais déjà saoule et je fus vite stone. Je poussai le barda de son canapé – cette chose molle, défoncée par le temps, avec une couverture dessus pour en masquer les déchirures – et fermai les paupières. Je songeai à son corps sur le mien, fis défiler les images de ce qui n’arrivait pas, ce qui n’arriverait pas, tant je ne faisais rien pour le provoquer, juste les inventant dans ma tête.

Quand il revint chercher le joint, j’ouvris les yeux sur lui. Je devais être aussi « prenable » que possible, disponible et offerte. Il me vola mon cône, tira lentement dessus en m’observant de sa hauteur avec un air interrogatif.

– Tu t’appelles comment, au fait ? me dit-il.

Je lui répondis.

C’était à se demander pourquoi il avait posé la question tant ce fut flagrant qu’il s’en foutait. Ça ne lui apportait pas grand-chose de plus sur moi, de toute façon. Il était censé dire quoi, mon prénom ?

Je me demandai comment il devait me considérer ? Une pauvre fille, qui ne parlait pas, l’avait suivi chez lui et venait de lui boire son alcool et fumer son shit avant de lui montrer désormais à quel point elle voulait qu’il la saute. Une fille à baiser, facile, là, disponible, et dont il ne saurait jamais les désordres de l’esprit. Une fille qu’il ne comprenait pas.

Drôle de fille, sûrement.

Drôle de moi-même. Je ne lui demandais pas de me comprendre quand je sais que, moi-même, devant pareille situation, je serais restée tout autant perplexe.

Je ne le comprenais pas plus moi-même par ailleurs.

Et moi aussi, je m’en foutais.

Il inhala une autre taf. Je ne dis toujours rien.

– Tu veux regarder ce que je fais ? me dit-il au bout d’un moment.

Il ne paraissait pas en être sûr. Il paraissait plus me demander « qu’est-ce que tu fous là ? ». Je répondis quand même :

– Oui.

Il retourna vers son ordinateur tandis que je me redressai. La tête me tourna mais je pris appui sur les meubles alentour pour me tenir, et puis voilà. Il était resté debout devant son écran. Des rectangles de couleurs et des courbes s’y affichaient : la version numérique de l’art, les chiffres de la création. Je me posai à côté de lui. Il tourna la tête vers moi. Il tenait toujours le joint en main.

– Tu me fais tirer ? lui dis-je.

Il me considéra encore avec cette expression distante qu’il avait si aisément et qui, en plus de me mettre mal à l’aise, m’échauffait curieusement.

– Tu veux une soufflette ? me proposa-t-il enfin.

La proposition tapait en plein dans mes fantasmes. J’eus le souffle court lorsque je dis :

– Oui.

– Viens, dit-il en se tournant vers moi.

Je m’approchai.

Il tira une longue latte en me dévisageant. Je le trouvais toujours beau, laid… dans cette dualité troublante à mes yeux… Beau. Troublant. Puis, il retourna le joint dans sa bouche, posa la main sur ma nuque tandis que je penchai la tête, et approcha ses lèvres des miennes. J’inspirai profondément la fumée depuis sa propre bouche et ce fut comme un baiser.

Je faillis tomber par terre après ça. J’étais vraiment défoncée. Il me retint. Je devais avoir l’air d’attendre si vivement de me faire sauter, avec mes collants et ma mini-jupe froissée… J’avais déjà laissé mes talons à côté de son canapé. Et ça marcha. Loïc posa son joint dans le cendrier puis m’embrassa.

Ce fut un baiser un peu crade, entre haleine cendreuse et lèvres un peu molles, s’écrasant sur les miennes. Un peu dégoûtant, un peu excitant, comme ce que je vivais jusque-là, comme ce que j’éprouvais pour lui, curieux, avec un côté « puisque c’est là, je prends » qui me troubla et me dérangea en même temps. Je n’y répondis pas moins vivement. Ça me possédait toute entière désormais : je voulais qu’il me baise. C’était comme une obsession. Je n’avais plus eu de corps en moi depuis si longtemps, plus de désir me dépassant, plus de mains sur ma peau dont les gestes soient encore de l’ordre de la découverte… Ayme avait occupé tout mon espace au point qu’il n’en restait plus la moindre parcelle vierge, et pourtant c’était comme un terrain inconnu que j’offrais à cet autre. Ses mains, sur moi, étaient bizarres, sa façon d’embrasser était bizarre, sa pression sur mon corps était bizarre… L’acte ne l’était pas pour autant. Les gestes de l’excitation restent les mêmes partout, quelle que soit la culture, quelle que soit l’époque. J’enroulai les bras autour de son cou, vacillante. Il s’assit sur sa chaise d’ordinateur, m’attira sur ses cuisses, et je sentis son sexe tendu, avec son corps penché légèrement en arrière, et cette attitude qui ne semblait plus être celle du type se demandant ce que je foutais là mais saisissant ce qui était à sa portée.

Il reprit d’une main son joint et en tira une nouvelle latte pendant qu’il me fixait, pressée sur sa queue, avec ma jupe relevée à cause de la position sur ses cuisses. Mon entrejambe était moite et je sentis à quel point cette chair contre la mienne m’excitait. Il tira une seconde latte puis… il glissa la main entre nos bassins, non pas pour me toucher mais pour défaire sa braguette dont il sortit son sexe en se tortillant légèrement. Et, toujours sans me parler, il pressa mes épaules vers le bas, pour me faire descendre en direction de sa queue, ce qui me heurta et en même temps me contenta puisque c’était exactement ce que j’attendais de ce type de rapport. Cette façon d’être, qu’il avait, et qui était ce qui m’avait attirée vers lui. Et ce geste allait bien avec son personnage.

Loïc m’incitait donc à le sucer comme le font tous les mecs qui ne savent pas comment le demander, c’est-à-dire en poussant sur ma tête, et mon pouls s’était accéléré jusqu’à taper frénétiquement.

Parce que, soudain, c’était concret.

Et ce n’était pas comme se « laisser faire ». C’était à des années-lumière de fermer les yeux et attendre que la situation se joue sans moi, même malgré moi, dans une passivité choisie jusqu’à ce que je décide soudain d’arrêter tout et de fuir comme je l’avais fait, les fois précédentes. Là, Loïc me demandait d’agir, et il me poussait à ça alors qu’on s’était à peine embrassés et que j’étais encore loin de savoir si je voulais vraiment ce qui était en train d’arriver. Je l’observai reprendre son joint pour tirer de nouveau dessus en me regardant, comme s’il se demandait ce que cette fille inconnue qui l’avait suivi chez lui allait faire désormais.

Je m’agenouillai.

Mon cœur battait à tout rompre, mon sexe pulsait, et ma tête était en vrac.

Dans le fond, j’aurais voulu qu’Ayme puisse être cet inconnu qui me baiserait pour rien d’autre que le sexe.

Ce fut ce que je pensai, à ce moment-là.

Ça aurait été tellement plus facile, ainsi, mais ce n’était pas possible, et c’était pour cela que le geste de Loïc représentait exactement ce dont j’avais besoin, dans le fond : soit celui d’un  mec que je ne pouvais pas estimer, qui ne représenterait jamais quoi que ce soit pour moi, que je n’appréciais même pas. Qu’il me prenne pour ce qu’il voulait, après tout. Pour un objet qui allait s’ouvrir sur son sexe ou pour une groupie débile ; rien de ce qui était moi, en définitive.

J’examinai sa queue qui était d’une taille tout à fait normale mais d’une belle forme, et j’hésitai à lui parler de capote. Je le devais mais, connement, le mot ne voulut pas sortir. Je décidai alors de le sucer, mais sans aller jusqu’à le faire jouir, et la sensation même de son sexe dans ma bouche me troubla… Je n’avais plus senti que celui d’Ayme pendant si longtemps. C’était comme si je réapprivoisais quelque chose en moi, et je vis bien que Loïc apprécia. Il respirait fort, renversait périodiquement la tête en arrière, et ne tirait plus du tout sur son joint, bien qu’il le tienne encore entre ses doigts. Quand je retirai enfin ma tête de son sexe et levait les yeux sur lui, il m’attrapa par le col, me relevant d’une façon un peu brusque, et m’embrassa avidement avant de me faire reculer vers le canapé.

Il était excité et pressant, et moi languide, liquide, entre ses mains.

Sa langue envahit ma bouche, ses mains le dessous de mes vêtements. J’étais stone, mais je perçus avec une grande acuité le toucher de ses mains sur ma peau, la pression de son corps contre le mien, le goût de sa langue, de sa bouche… Je chutai sur le canapé, et l’observai ôter son t-shirt avant de venir sur moi. Son corps me surplomba. Sa bouche ne lâcha pas la mienne, me laissant comme ivre, comme si le nœud du vertige se trouvait là et que rompre ce contact serait revenir à la réalité. Je ne le voulais pas. Je levai les bras pour faciliter son geste quand il releva le haut de ma tenue, me cambrai lorsqu’il baissa la dentelle de mon soutien-gorge pour embrasser l’un de mes seins et aspirer mon mamelon dans sa bouche. Il le fit suffisamment fortement pour que ce soit presque douloureux… Et excitant aussi. Je le laissai dégrafer ma jupe. Je poussai même moi-même sur la ceinture de son pantalon, pour l’inciter à le retirer. Il se redressa pour le faire, se déshabillant debout.

Je n’avais pas de capotes. Heureusement, il en avait. Et je n’eus pas besoin de lui demander d’en sortir.

J’eus juste peur. Peur parce que ça faisait trop longtemps qu’aucune verge ne m’avait pénétrée et je me mis vraiment à flipper que ça me fasse mal. Qu’il me fasse mal. Et que je ne puisse pas le lui dire comme je l’aurais fait avec un autre – comme je l’aurais fait avec Ayme –, ou qu’il ne m’écoute pas.

Il se rallongea sur moi, fourra ses doigts dans mon sexe, baisa mes seins, et revint, toujours, enfoncer sa langue dans ma bouche, et s’en emparer tandis qu’il possédait mon corps. C’était si bizarre d’avoir ces doigts anonymes en moi, et cette bouche inconnue contre la mienne, et ce corps inhabituel pesant sur le mien…

Sa queue, enfin, finit par me pénétrer. Il remonta mes jambes sur ses épaules, me faisant me raidir de crainte, puis entra d’un coup en moi, trouvant ma chair moite et humide et, en même temps, intensément étroite, ce qui me fit comme un coup de poignard. Et il le dit, d’ailleurs :

– Putain, qu’est-ce que tu es serrée.

Il ne se rendit pas compte de ce que ça signifiait, pour moi, et comment l’aurait-il pu, après tout ? Je m’étais tellement présentée en fille facile, accessible, alors il ne pouvait pas imaginer que ça faisait si longtemps que je n’avais plus été pénétrée. Les premiers temps ne furent donc pas agréables, mais mon corps retrouva finalement le chemin qu’il n’avait pas oublié et ce fut comme une délivrance. Quelque chose de violent, psychologiquement et physiquement, et j’accueillis avec un plaisir ivre les coups de reins qu’il me donna, allant jusqu’à le serrer avec force alors qu’il se déhanchait en haletant contre mes lèvres. Et, quand il me demanda de me retourner pour me prendre par derrière, je lui exposai mon postérieur avec une gêne rentrée que j’oubliai vite quand il serra les mains sur mes hanches pour me prendre avec vigueur.

Je ne jouis pas. Je n’en avais pas vraiment besoin. Loïc, lui, oui. Il atteint son orgasme assez rapidement, d’ailleurs, puis il se retira de moi, et ôta sa capote. Il la noua et posa sur la table basse, puis il ralluma son cône et recommença à le fumer, à poil sur son canapé et en sueur, tandis que je restais avec juste mon soutien-gorge encore sur moi, le corps pulsant et la tête comme vide… Un champ de bataille dévasté.

Je lui volai son joint.

Il me regarda le fumer.

Il me demanda encore :

– Redis-moi ton nom.

C’était drôle. Ça faillit me faire rire. Je le lui redis.

Je lui demandai juste :

– Tu ne le diras pas à Violaine ?

Il haussa un sourcil, comme si mon attitude achevait de le dépasser.

– Si tu le veux.

– Merci.

Je ne savais pas si je pourrais lui faire confiance, mais il avait suffisamment l’air de s’en foutre pour que je le croie.

Je me rhabillai.

Je ne pris pas encore la mesure de ce qui venait de se passer ou plus précisément : de ce que je venais de faire. De ce que ça impliquait, pour moi, pour Ayme, pour ce qu’allait être la vie, ensuite. C’était trop compliqué, sur le coup, mais je savais déjà que ça ne concernait que moi. Que je n’en parlerai pas.

J’éprouvai le besoin de partir.

Je regardai l’heure. Il était 1h30 du matin. Trop tard pour le métro. Merde. Comment j’allais faire pour rentrer ?

Ça me faisait vraiment chier de traverser Lyon à pied au milieu de la nuit et Loïc ne me proposa rien. Il me regarda juste me rhabiller et sortir, un peu stone, un peu saoule, très perdue, toujours.

Je sais que j’aurais pu appeler un taxi depuis son appart’ mais je préférais rejoindre l’arrêt de métro voisin pour en chercher. Puis j’étais pressée de me casser. Le fait que Loïc ne se soucie même pas le moindre instant du fait que j’étais à pieds et loin de chez moi à une heure où les transports en commun ne roulaient plus m’agaçait, ce qui était une pure incohérence, encore, puisque cette indifférence était justement ce qui m’avait attiré chez lui, mais bon.

Je me retrouvai donc dans la rue. Je marchais, seule, et finis par apercevoir plusieurs taxis au même endroit. Je choisis celui qui n’avait pas l’air de dealer je ne savais trop quoi avec les mecs louches que je voyais penchés à sa fenêtre, pour me retrouver avec un chauffeur bourré – mauvaise pioche, et on n’était même pas dans un quartier mal famé – conduisant comme un malade, mais qui finit quand même par me poser chez moi vivante – miracle.

Alors que je remontai les escaliers, mon ventre se crispa. A m’en faire mal. Et j’eus tellement de palpitations d’angoisse que je dus m’arrêter pour me calmer, pour faire redescendre mon souffle, affligée par la conscience de ce que me faisait éprouver le simple fait de rentrer chez moi.

Chez moi, putain.

Ayme dormait sur le canapé, la télévision allumée diffusant un halo blanc, changeant, dans l’obscurité.

J’évoluais le plus silencieusement possible pour ne pas le réveiller et allais m’enfermer dans la chambre, saoule… Troublée. Avec encore la sensation de ce sexe inconnu entre mes jambes.

Et incapable de savoir ce que m’avait véritablement apporté cette première fois.

Ainsi sombre la chair – Violaine (partie 1)

Violaine

Après cette expérience du bar, il me fallut plusieurs jours pour digérer.

Pour passer sur ce que j’avais vécu.

Non pas pour en faire le bilan : je n’étais pas assez claire pour ça et je ne parviendrais à mettre des mots dessus que des années plus tard, de toute façon. Mais, comme avec ce pédophile dont j’avais évacué le vécu pour reporter mon attention sur un jeune homme de mon âge, j’avais besoin d’avancer.

Il y avait toujours cette rancœur quotidienne qui me pesait, cette frustration et cet insupportable sentiment d’échec qui obscurcissaient mon quotidien. Je ne pouvais rester infiniment dedans. J’avais besoin de les oublier, de voir plus loin. Je savais que ni le gamin de la rue ni le type dans la voiture ne m’avaient apporté ce que je cherchais, mais j’étais incapable de savoir exactement quoi.

Je faisais preuve d’incohérence, je le savais. Il faut être logique. Comment est-on est censé s’en sortir quand on n’en peut plus de souffrir mais qu’on rechigne à se débarrasser de la cause ? J’avais fait assez de psychologie pour savoir que, tant que l’on n’enlève pas le problème, on n’avance pas. Pourtant, je n’étais pas prête à rayer Ayme de ma vie. Je ne savais pas à quoi j’étais réellement prête, à dire vrai. Je ne voulais pas vraiment chercher une rencontre sans lendemain dans la rue. Et même l’idée de m’orienter vers un site spécialisé me rebutait. Ce n’était pas que j’avais peur de tomber un mec craignos, mais rencontrer quelqu’un d’autre était prendre le risque de mettre un point final que je n’étais pas prête à accepter, de toute façon, alors rencontrer quelqu’un de bien serait bien le pire qui pourrait m’arriver, et tomber amoureuse était carrément au stade de l’inimaginable. Non, ce qui me dérangeait était que, même si je refusais alors de laisser ma relation avec Ayme continuer à me ruiner ainsi, j’avais toujours de l’espoir, alors ça m’aurait été difficile de faire un geste vers ce qui risquait de finir de nous tuer. C’est terrible, de le savoir sans pouvoir s’en défaire. On ne quitte pas une situation quand on espère encore. On ne se dirige vers aucun ailleurs.

Je me retrouvais donc dans un mode où j’étais consciente de l’impasse qu’était devenue ma vie mais sans savoir que faire pour en sortir. Ma colère envers Ayme n’en était que plus vive. Mon imaginaire aussi, du coup. Comme une forme de revanche. J’en arrivais à être comme possédée par toutes les possibilités naissant dans mon esprit, certainement pour me détourner de la triste réalité de mon existence, et j’envisageais trois choses. Primo que mes fantasmes me tombent gentiment dessus. Deuxio qu’ils fassent preuve de suffisamment de persuasion pour me pousser moi-même à quelque chose que je désirais et réprouvais à la fois, mais sans me mettre dans une situation de stress faisant que je finirais par fuir. Tertio que le ou les concernés soient suffisamment déplaisants, et de manière nette, pour qu’une suite avec eux soit depuis le début inenvisageable. J’aurais pu jouer au loto ou continuer à rester dans mes rêves, ça aurait été aussi bien.

Le changement arriva finalement sous l’effet de l’une de mes amies.

Violaine était une fille que j’avais rencontrée à Lyon. Elle était extrêmement sociable, mais très lunatique aussi. L’une de ces personnes dont la faculté à se faire de nouveaux amis impressionnait tout autant que sa rapidité à les délaisser pour d’autres. Il fallait la suivre ou la regarder partir. Comme on aimait toutes deux les concerts, on s’était très vite trouvé des points communs, c’est pourquoi il nous arrivait parfois de sortir ensemble, même si on n’était pas réellement proches pour autant. Je pense que c’est pour ça que notre amitié a duré avec le temps, d’ailleurs. Je n’ai jamais été de celles vers qui elle se précipitait et je n’ai jamais représenté un gain social particulier. Donc elle n’avait pas de raison de me remplacer ; les enjeux entre nous étaient faibles. Elle bossait en tant que journaliste pour une petite revue locale dans laquelle elle parlait de spectacles et de vie culturelle et, si j’observais d’un regard amusé son inconstance coutumière, j’enviais aussi sa liberté, cette façon qu’elle avait de virevolter d’une passion à l’autre, jamais véritablement rassasiée, au gré des opportunités et de ses envies.

Un jour, donc, alors qu’on prenait un café ensemble en ville et puisque cette absence d’enjeux entre nous me poussait parfois à lui faire part de sentiments assez intimes, je me mis à lui parler de mon fantasme d’ado, soit de prendre un sac à dos et de partir faire le tour du monde. D’une certaine manière, ça sonnait comme un bilan sur moi, parce que, ce rêve-là, je n’en avais même jamais esquissé la réalisation et, en ça, ça faisait écho à ce que je vivais alors.

Je ne pouvais que le constater : j’étais incapable de vivre autrement que dans le sacrifice pour autrui, et tout ce qui me faisait vraiment envie, je le laissais s’enfuir sans même avoir tenté de le réaliser.

Sauf que je parlais à Vio, donc. Que j’évoquais ce rêve avorté d’adolescence, et que cette conversation me poussa à lui faire part de mon sentiment d’avoir laissé des choses importantes derrière moi : de ne pas avoir saisi ce que j’aurais dû, le tout sans trop développer, bien sûr. Je ne voulais surtout pas lui parler de ce qu’il se passait avec Ayme, et des raisons pour lesquelles ce sentiment était devenu si fort. De l’enlisement dans lequel j’étais. Afin de me permettre de me changer les idées, elle m’invita à l’accompagner à une soirée avec des amis. On était juste censées boire un verre et se détendre. Rien de plus. Rien de mieux. Je voyais dans sa proposition l’occasion de prendre l’air. J’y voyais celle de me ré-occuper de moi : je devais me soigner, me faire jolie… J’y voyais aussi celle de nourrir mes fantasmes. J’en étais au point où, finalement, je n’espérais plus forcément quoi que ce soit de physique ; seulement de quoi contenter temporairement mon esprit.

Alors que je me préparais, Ayme m’interrogea :

– Tu sors ?

Je levai les yeux pour l’observer à travers le miroir de la salle de bains.

Il me paraissait loin…

Proche physiquement, mais avec un mur infranchissable entre nous. Quelque chose qui ne semblait pouvoir être détruit.

Parfois, ça me choquait.

Comment avait-on pu en arriver là ?

Et qu’est-ce que tu attends ? semblait me chuchoter une voix.

A quoi ça sert, tout ça ?

Même sa proximité me mettait mal à l’aise, à force. Sa question également.

Il s’était appuyé de l’épaule sur le cadre de la porte et croisait les bras en me regardant, avec une distance réservée, respectant ce que je voulais, mais en me parlant quand même.

Je voyais la souffrance qui exhalait de chaque morceau de son être. Celle qu’il gardait pour lui. Tout le temps.

Je répondis :

– Oui.

Ayme ne dit rien mais je savais qu’il vivait mal le fait que je le tienne à ce point éloigné de ma vie. Je n’étais pourtant tenue à rien. On n’était plus vraiment ensemble, alors, ou… Je ne le savais pas. Quelque chose de bâtard sur lequel je peinais encore à mettre les mots. Deux personnes habitant sous le même toit mais en ne se parlant et ne se touchant plus, et dans un vécu de tourment paroxystique permanent. On appelle ça comment, exactement ? La pensée me perturbait. Alors je précisais :

– Violaine m’a invitée à boire un verre.

– Où ?

– Je ne sais pas.

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais rien que le fait qu’il m’interroge me dérangeait. Me faisait me braquer. Je le trouvais intrusif… Ayme avait perdu les droits lui permettant de me demander encore ces détails. Si on avait été colocataires, il n’aurait pas eu besoin d’en savoir autant – j’en aurais dit plus qu’un simple « je sors », j’aurais plus partagé avec lui de mon existence et aurait répondu avec plaisir à ses questions. OK, on n’était pas colocataires non plus. On était dans la situation la plus merdeuse qui soit de gens qui s’aiment encore ou qui se raccrochent connement au fait qu’ils se sont aimés. J’en venais à désirer qu’il sorte et certainement fut-ce perceptible puisqu’il se retira de la pièce avant que j’eus à dire quoi que ce soit. Ce sentiment, chez moi, me heurta pourtant.

Je culpabilisais au fur et à mesure que je m’apprêtais. Parce que je savais qu’Ayme me verrait passer avec mon maquillage, et qu’il me verrait avec ma jupe et mes collants, et ce chemisier qui me mettait en valeur et que je n’avais plus mis depuis longtemps, et cette veste que j’avais laissée dormir au placard, et ces talons, et ce parfum… Et qu’il songerait que ce qui n’était plus pour lui serait désormais pour d’autres, mais ce n’était pas le cas. C’était pour moi. Mais je ne voulais pas non plus avoir à le lui expliquer. Ç’aurait été me justifier et pourquoi aurais-je eu à le faire ?

Je quittais mon appartement – le nôtre – sans plus aucune attention pour lui. Qu’il aille se faire foutre. Je le considérais même comme responsable de mes pertes de repères. La colère avait tendance à me rendre injuste, le concernant, mais ce n’était plus quelque chose que je pouvais encore gérer. Je faisais avec, alors. Je marchais dans la rue, puis je prenais le métro.

Le bar était situé sur le plateau de la Croix-Rousse. Un lieu qui avait l’air cool, avec des gens qui fumaient des clopes et bavardaient en terrasse, et une atmosphère sombre à l’intérieur. Je ne tardais pas à apercevoir Violaine. Ça faisait longtemps que je n’étais plus sortie ainsi.

Je crois qu’il s’agit là de l’un des éléments les plus aliénants d’une situation comme celle que je vivais avec Ayme : qu’importe sa forme, elle finit toujours par isoler. On l’avait fait physiquement en partant s’installer sur Lyon, certes, puisque ça n’avait fait qu’empirer les choses en nous coupant de nos proches, mais le fond du problème n’était pas là.

Le problème, c’est que mettre des mots, c’est rendre réel. C’est rendre moins supportable encore ce qui arrive, c’est devoir l’admettre. C’est entamer un processus dans lequel, puisqu’on en reconnaît l’existence, puisqu’on le donne à voir à des regards extérieurs, il faut aussi accepter le fait de devoir agir pour le régler. Aucune personne espérant encore que ses malheurs disparaissent tous seuls ne le fera jamais, et c’est ce qui pousse à se refermer sur soi et à cesser de sortir, si ce n’est parfois à déménager : pour ne pas souffrir de jouer tant la comédie, pour ne rien montrer… Et même pour se cacher la réalité à soi-même.

Fais croire que ta vie est formidable, peut-être le deviendra-t-elle ?

Violaine se leva à peine m’aperçut-elle.

– Ah, tu es là !

Elle me serra contre elle et m’embrassa sur les deux joues. Dans le filtre fantasmatique que j’avais collé sur ma vie, j’imaginais qu’elle puisse m’embrasser sur les lèvres.

Elle me présenta à ses amis. Il y avait Paul, un cinquantenaire bedonnant à l’air très sympa que j’identifiais tout de suite comme un proche de Violaine que je n’avais pas encore le loisir de connaître, Béatrice, Mademoiselle Anaïs, une chanteuse performeuse que je connaissais de loin via sa chaîne Youtube. Et puis surtout Loïc. « Lo », tel que tout le monde l’appelait, mais je rejetais d’emblée cette proximité-là, même mentalement, vu l’intérêt qu’il éveilla immédiatement en moi : dans ma tête, il fut « Loïc ».

Loïc était un musicos au physique que je peinais à qualifier tant il était particulier : dans un entre deux entre la beauté et la laideur, suivant l’angle dans lequel on l’observait, les moments ou… je n’aurais su le dire. Possédant l’une et l’autre à la fois, en tout cas. C’était peut-être juste dans mon regard mais ça me troublait. Je n’arrivais pas à le définir, le concernant.

Je n’y suis jamais parvenue.

Et il portait sa singularité d’artiste jusque dans son attitude. C’était un connard, ça se voyait tout de suite, et ce fut la raison pour laquelle je projetai aussitôt sur lui tous mes fantasmes.

Il y avait eu un mec, comme ça, que j’avais profondément désiré, adolescente, alors qu’il était le roi des cons. Il y en avait eu plusieurs, à la réflexion, dont un avec lequel j’étais sortie, d’ailleurs, mais ce n’est pas à celui-ci que je songeais. Bref, il était vantard, provocateur, moqueur, odieux, et séducteur à la fois. Je le méprisais tout autant qu’il était devenu, alors, la figure que j’invoquais dans mon esprit au moment de me masturber.

Loïc représentait en tous points ce que je recherchais pour aiguiser mon imaginaire. Les cheveux courts, bruns, une mâchoire forte et sexuelle, une bouche aux lèvres charnues et aux dents à l’émail légèrement terni par les clopes, les joints, l’alcool… – qu’en savais-je exactement ? – et il affichait un air qui oscillait en tout instant entre le mépris et le désintérêt généralisé, comme s’il y avait le monde, et lui tout au-dessus. Je ne parlais pas avec lui. J’échangeais beaucoup avec le proche de Violaine, Paul, je rigolais pas mal avec Violaine elle-même, je zappais quasi complètement Béatrice tant elle était en retrait, et je souriais des salves assassines de Mademoiselle Anaïs dont je finis par percuter au bout d’un moment que Paul était le compagnon. La joyeuse bande finit par proposer de changer d’endroit. Il y avait un club, plus loin. J’hésitais. J’avais été quelques fois dans des endroits comme ça, avec une voisine, plus jeune. J’étais alors plutôt joints sur le canap’ d’un appart’ et elle soirée-copines en boîte, mais je l’avais quand même suivie, parfois, dans ses sorties du weekend, et je ne m’y étais jamais sentie à ma place. En soi, rien que le mot « club » me rebutait. Il y a tout un monde d’apparences dans ce type d’endroits avec lequel je ne suis pas à l’aise.

Et puis aussi, Loïc déclina. Il devait aller bosser et, alors que son assurance bordée de mépris m’avait poussée jusque-là à éviter de lui adresser la parole, je dépassais soudain cette réserve pour lui demander si c’était sur sa musique. Je pourrais dire que je ne sais pas ce qui me prit, à ce moment, mais ça ne serait pas honnête de ma part. Même si j’avais agi sur une impulsion, Loïc m’attirait, même si je le vivais toujours avec cette distance qui me faisait aller vers lui tout en pensant profondément qu’il ne se passerait rien, de toute façon. Il y avait ce mélange de beauté et de laideur, en lui, mais pas seulement. Son caractère, surtout, me donnait l’envie de susciter son attention.  Et je dus taper juste en abordant sa musique parce qu’il se mit à me parler.

Loïc combinait, dans une égale intensité, verve fascinante lorsqu’il parlait de son travail, et attitude puante de connard dans tous les autres aspects de son être, et je fus sous le charme, comme on peut parfois l’être devant la passion de la création, mais pas seulement : devant la singularité, aussi, au point de devoir prendre sur moi pour éviter de le montrer. Du moins, pas à Violaine et le moins possible à ses potes : pas envie qu’elle m’interroge ensuite, ou qu’elle saute à des conclusions. Elle connaissait trop de moi et d’Ayme pour ça.

Les autres se mirent enfin en route pour rejoindre le club et, tout en enfilant mon manteau devant la terrasse du bar, je rassurai Violaine quant à ma capacité à prendre le métro toute seule pour rentrer chez moi. Et Loïc me parla encore de musique, alors qu’ils s’en allaient. C’était surprenant comme cet aspect de sa vie semblait prendre toute la place, mais pas seulement : la façon dont il me traitait en réceptacle, peu soucieux de savoir qui j’étais, finalement, sinon l’oreille dans laquelle il déversait l’expression de sa passion. Ou peut-être lui donnais-je l’image d’une groupie. Il finit par me proposer :

– Tu veux venir voir ?

C’était tout sauf une invitation semblant ouvrir la porte à quelque chose. Il était si centré sur lui. Il paraissait plus me proposer de me mettre dans un coin et de me faire la plus petite possible pendant qu’il composerait, mais je dis oui quand même.

Alors, comme ça, alors que c’était tout sauf ce que j’avais imaginé de cette soirée, on se dirigea vers son appartement.