— Hein ?
Mélissa se tourna pour observer avec désolation l’expression ahurie de son colocataire, la bouche ouverte dans l’incompréhension et le geste en suspens, alors qu’il s’apprêtait à ouvrir son sachet de pâtes déshydratées. Gênée, elle attrapa un bol en attendant que ses mots fassent leur trajet dans son cerveau bien ralenti.
Les lèvres d’Alex se refermèrent avant de se rouvrir dans la seconde en une imitation très réussie de la carpe cherchant à attraper une mouche.
— Il…
Un rictus d’incompréhension déformait sa bouche.
— Il va faire, euh… Il va, il, bégaya-t-il avant de froncer les sourcils et de répéter : Hein ?
Mél eut un sourire crispé. Elle s’assit à côté de lui à la petite table à la peinture piquée qui entrait à peine entre les meubles de cuisine et le plan de travail de leur appartement, puis coinça quelques-unes de ses longues tresses derrière son oreille avant de se verser de l’eau chaude.
— Il va passer à ton atelier, répéta-t-elle en articulant lentement. J’y ai oublié mon téléphone hier en venant te voir. Je lui ai juste demandé de s’y arrêter pour me le récupérer.
Son regard se leva sur Alex. Il était resté immobile exactement dans la même position qu’auparavant et ne fit que de cligner plus fortement des paupières.
— Quoi ?
Après un rire nerveux, Mél plongea un sachet de thé dans son bol, appréhendant la nausée qui la menacerait quand Alex lui ferait subir l’odeur de bouillon déshydraté de sa nourriture quotidienne.
— Alex…
Elle agita une main devant ses yeux vitreux.
— Tu sais bien qu’il y a un double des clefs ici ! Ses cours sont à côté. Lui, il se lève tôt pour étudier. Toi, tu… bon ben, tu mènes une vie d’artiste, quoi ! Tu as vu quelle heure il est, encore ?
Durant une seconde, il regarda l’horloge Corto Maltese accrochée au mur, hagard. Mél l’observa avec désespoir tant il semblait planer et bien, là. Rien qui ne tranche véritablement avec son tempérament rêveur, toutefois. Allô, Alex, ici la terre…
Le voir se ressaisir, comme s’il atterrissait soudain, eut quelque chose de risible :
— Mais je m’en fous, de l’heure !
— Écoute, reprit-elle aussi calmement qu’elle le put en pressant ses doigts sur ses tempes. Il a bien l’habitude de venir à ton atelier, non ? Qu’est-ce que tu veux qu’il y fasse ? Il ne va pas fouiller ! Et puis je lui ai dit où était mon téléphone, de toute façon. Je m’en souviens parfaitement : juste sur ta table de travail…
Pour toute réponse, les doigts d’Alex se resserrèrent nerveusement sur son paquet de pâtes déshydratées.
— À côté des… documents sur lesquels tu travailles ces derniers jours, tu sais… Alex ? Tu te souviens ?
Le plastique de l’emballage émit une faible protestation. Mél se sentit de plus en plus hésitante.
— D’ailleurs, je n’ai pas eu l’occasion de te le demander : ce sont des notes que tu prenais ? Parce que je n’ai pas vu un seul dessin, en fait, et ça m’a étonnée…
Elle grimaça alors qu’un son de pâtes écrasées lui parvenait. Alex devait être méchamment perturbé… Avait-elle fait une boulette ? Elle eut un regard compatissant devant son visage blême et sa façon de cligner des yeux comme s’il essayait de reprendre ses esprits. Il ouvrit lentement la bouche comme s’il tâchait de formuler une pensée cohérente.
— … Quoi ? »
Ce coup-ci, Mélissa laissa retomber son front sur la surface de la table.
— Mais qu’est-ce que tu as, Alex ? gémit-elle en se redressant. Ça t’embête tant que ça qu’il aille là-bas ? Tu nous caches des trucs ou quoi ?
Le petit rire qui l’avait prise à la fin de cette phrase fut rapidement interrompu par l’évidence : mais oui, bien sûr qu’il leur cachait des trucs ! Miiince…
— Mais rien du tout ! se défendit-il en déchirant d’un geste nerveux son sachet de pâtes, les répandant autant dans son bol que sur la table. Je m’en fous, moi, qu’il aille là-bas, s’il veut récupérer ton portable à la noix, là. Tu ne peux pas faire gaffe à tes affaires, aussi ?
Avec stupéfaction, elle l’observa plonger vivement ses baguettes dans le mélange d’eau tiède et de pâtes écrasées, au milieu duquel flottait le petit sachet de bouillon orange qu’il en était même arrivé à oublier d’ouvrir, et le remuer. Elle prit son bol de thé entre ses mains et but une gorgée de liquide en tâchant de faire semblant de n’avoir rien remarqué.
— Enfin bon. Il rentrera donc tout à l’heure. À moins que tu veuilles le rejoindre à ton atelier ? tenta-t-elle dans un élan de compassion. Tu sais, Gabriel y passera peut-être après ses cours au lieu d’avant, on ne sait jamais. Et puis tu devrais en profiter pour bosser sur tes planches, toi aussi. Tu crois qu’il va attendre encore longtemps ce fameux éditeur qui avait l’air tellement intéressé par ce que tu fais ?
Le sourire qu’elle avait tenté à la fin de cette tirade se fana devant l’expression grimaçante d’Alex. OK… À chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, c’était pour empirer la situation, en fait. En même temps, déjà que le pourcentage de chances que Gabriel remette à plus tard quelque chose qu’il pouvait faire tout de suite était quasi nul, elle devait le reconnaître, si elle se mettait à évoquer en plus les problèmes de boulot d’Alex, elle allait l’achever. D’autant plus qu’il se levait à peine, le pauvre.
Il finit par déclarer :
— Ouais, c’est bon, je vais y aller.
Il engloutit ensuite à toute vitesse le contenu de son bol.
— Mais pourquoi est-ce que tu lui as demandé ça ? reprit-il. J’aurais pu te le ramener, moi.
— J’attends un appel.
— Ah ?
— Tu sais, ce mec avec qui tu bosses… qui ressemble beaucoup à cet acteur, là, dont je t’ai parlé. Alors, oui, il fait un peu asocial sur les bords, je dirais même qu’il est totalement space, mais on a bien sympathisé hier et je trouve ce qu’il fait trop chouette. Il a un sacré talent ! Tu ne vas pas me dire, mais ses peintures, c’est quelque chose d’incroyable.
Parce qu’Alex ne releva qu’un regard bovin sur elle, elle tâcha de se rattraper aussi vite :
— Non mais, j’adore aussi ce que tu fais, Alex ! Là, c’est juste que j’ai complètement flashé et…
— Ouais ouais ouais.
— Parce que, bon, tu sais, ça me ferait du bien de sortir un peu avec quelqu’un, aussi. C’est super de vous avoir tout le temps tous les deux à côté de moi, je ne veux pas dire le contraire, mais c’est aussi une souffrance, franchement. Déjà que vous ne vous gênez jamais pour vous balader à moitié à poil dans l’appartement…
Il leva les yeux au ciel, comme si elle disait des absurdités. C’était pourtant loin d’être le cas !
— Et puis vous êtes totalement inaccessibles ! poursuivit-elle.
— La dure vie de la colocataire femelle entourée de deux homosexuels mâles.
— La vie est injuste.
— Tu l’as dit.
Avec un petit sourire, il débarrassa rapidement son bol.
— Et puis vous ne me ménagez pas non plus, renchérit-elle. Déjà que j’ai limite l’impression de tenir la chandelle, parfois, il ne manquerait plus que vous passiez à l’étape supérieure pour que…
Le bruit de baguettes de bois se cassant en ripant sur la table la fit glousser de surprise.
— Non mais, je plaisante, Alex ! Calme-toi ! Faut arrêter de bouffer tous les jours les mêmes choses, ça te grille des neurones du cerveau, tu sais. Et puis on en a déjà parlé. Je te le dis, moi : à mon avis, vous feriez mieux de vous sauter dessus un bon coup, que ce soit clair une fois pour toutes.
Même si elle s’y attendait, voir le visage d’Alex se décomposer avant qu’il sorte de la pièce en grognant l’amusa énormément. Ils se connaissaient depuis tellement longtemps tous les trois qu’elle ne se serait jamais privée de le taquiner sur ce sujet.
— Quand est-ce que vous vous décidez à vous avouer votre flamme, d’ailleurs ?
— N’importe quoi ! cria-t-il depuis la pièce adjacente.
Elle le regarda passer dans l’encadrement de la porte. Il avait enfilé un jean rapiécé aux genoux et s’arrêtait régulièrement pour chercher du regard un t-shirt mettable parmi les vêtements éparpillés dans leur petit salon. La notion de « rangement » avait toujours été un concept abstrait pour Alex. Alors qu’il ébouriffait les mèches sombres de ses cheveux en se frottant le crâne, elle sirota lentement son thé en se délectant de la vue plus que plaisante qu’il lui offrait.
— N’empêche que, s’il se passe quoi que ce soit entre vous, préviens-moi : je ne veux en aucun cas louper ça. Et puis j’inviterai les copines pour l’occasion, tant qu’à faire ! Mag, obligé, et puis Maëlle et…
— Mais bien sûr ! Il faut dire que tu as tellement peu souvent l’occasion de nous reluquer tous les deux, depuis le temps qu’on vit ensemble…
— Raison de plus ! C’est justement parce que je sais que ça me plairait d’y assister.
Le rire d’Alex fut un régal à entendre. En le voyant passer le t-shirt qu’il venait de dénicher, elle se garda de le charrier également sur la couleur jaune pétard de celui-ci. Quant à l’incroyable discrétion de la tête de barbare en armure dans un déluge de flammes qui en ornait le devant et qu’il avait créée lui-même selon l’une de ses illustrations, mieux valait ne pas en parler non plus. Elle ne put toutefois retenir un sourire. Alex lui adressa un regard de connivence, conscient de son amusement à ce sujet, puis sauta dans ses baskets.
— Et je ne suis pas ridicule ! scanda-t-il en courant vers la porte.
Mél lui lança un trousseau.
— Allez, file !
— Gogo gadget au turbo…
— Bon courage.
— Ouais.
— Et puis tu me diras ce que tu cachais !
— Rêve encore !
Elle riait encore quand lui parvint le claquement de la porte d’entrée.
Hop là ! Alex sauta du bus, courant à reculons en adressant de grands signes de remerciement à la conductrice. Par jeu, il donna une petite claque au panneau de signalisation devant lequel il passa. Les immeubles se succédaient autour de lui, longues barres grises se hissant vers le ciel sans en entacher le bleu qu’il contempla un instant, rêveur.
Depuis qu’il lui avait montré certaines de ses planches, la conductrice du bus avait tendance à omettre de lui demander son titre de transport. Elle parlait d’autre chose ou semblait s’intéresser aux passagers suivants au moment de le faire. Alex n’était pas dupe. La discussion qu’ils avaient eue sur sa situation financière n’y était pas pour rien. Les quelques petits boulots précaires comme la distribution de publicités ou de flyers qu’il faisait de temps en temps ne lui apportaient que trois fois rien, à peine de quoi assurer parfois sa part de loyer, faire des courses à pas cher… Il se débrouillait cependant toujours pour récupérer un lot de produits gratuits de la part de ses employeurs. Dernièrement, il avait ramené à l’appartement une bonne cinquantaine de paquets de barres chocolatées, un sac d’environ cinq cents petites cuillères en plastique, du papier toilette en gros rouleaux de supermarché en veux-tu en voilà, une borne de signalisation routière orange pour le fun et, surtout, d’innombrables cartons de ces pâtes déshydratées qui constituaient la majeure partie de son alimentation : rapide, nourrissant et d’un rapport satiété/prix à toute épreuve. Mélissa ne manquait jamais de le charrier à ce sujet et de lui faire remarquer qu’il choisissait souvent le même fabricant de pâtes avec qui travailler, ce qui le faisait rire à chaque fois.
Il sourit en pensant à la façon dont son amie s’était moquée de lui, peu avant. Elle ne l’avait pas loupé ! Enfin, ce n’était rien face à ce que lui ferait subir Gabriel s’il découvrait son secret. Que son collègue, avec qui il partagerait l’atelier, puisse tomber dessus n’était pas un problème. Mike était un asocial complet et il n’irait jamais fouiller dans son travail. Au pire, s’il devait en voir un morceau, il s’en désintéresserait totalement. Pour ce qui était de Gabriel, par contre…
Alex hâta le pas en grimaçant.
Gabriel représentait pour lui une relation improbable, de celles qu’il ne voudrait risquer de détruire pour rien au monde. La première fois qu’il l’avait rencontré, c’était l’année de leurs quatorze ans et il en gardait un souvenir d’une rare clarté : celui d’un garçon au regard dur qui l’avait fortement intimidé. Gabriel se traînait alors une sale réputation, ce qui ne poussait pas à se diriger vers lui. Il y avait les parents qui mettaient leurs gamins à l’internat parce qu’ils habitaient loin, mais il y avait aussi ceux qui les y laissaient pour s’en débarrasser, parce que leurs couples s’étaient reformés et que d’autres gamins étaient arrivés — c’était son cas à lui — ou parce que les mômes en question leur causaient trop de soucis et qu’ils étaient parvenus au stade où ils préféraient les laisser à d’autres. Gabriel avait été de ces derniers et l’avait porté quotidiennement sur lui dans son comportement, le rendant intrigant aux yeux d’Alex. Lui-même avait aussi eu tendance à faire des conneries, mais moins que Gabriel ou des conneries moins dangereuses, surtout. À l’époque, c’était pourtant cette singularité qui l’avait poussé à se rapprocher de lui.
À toute volée, il descendit une série de marches avant de sauter sur un trottoir. Des adolescents s’entraînaient au skate sur le bitume, se râpant plus les genoux que décollant, mais continuant à affronter l’inertie de la planche avec optimisme. Cette vision l’amusa. Son avancée rapide faisait battre vivement son cœur dans sa poitrine.
Alex n’avait jamais su exprimer ce qu’il ressentait pour Gabriel, même s’il connaissait le trouble qu’il éprouvait en sa présence, les fantaisies nocturnes qui parcouraient ses pensées et les rêveries qui pouvaient le prendre à tout moment de la journée. Les années passant, ils avaient tout vécu ensemble : les premières expériences comme les premiers émois adolescents, ils s’étaient construits à deux, parfois même réveillés encore un peu enivrés dans le même lit, même si aucun de leurs actes n’avait jamais dépassé le stade de l’amitié. Puis, lorsque Mél était arrivée, ils étaient passés à trois. Il ne s’était jamais posé la question de son orientation sexuelle. Dès le début, ça avait été une évidence. Il ne pouvait même pas se souvenir du moment où il avait prononcé pour la première fois le mot « homosexuel », « gay » ou tout autre terme qui aurait pu qualifier ce qu’il était.
Alors qu’il traversait la route en zigzaguant entre les voitures, des klaxons retentirent. Il atteignit le trottoir opposé et tourna dans une petite allée. Là, coincée entre deux immeubles, se trouvait la maisonnette qu’il avait retapée avec Mike pour y établir leur atelier. Il commença à ralentir. Son pouls ne se calma pas.
Bien sûr, il n’avait pas ressenti immédiatement de l’attirance pour Gabriel, du moins pas physique. C’était venu petit à petit et il avait appris à vivre avec leur ambiguïté permanente. Curieusement, il n’en ressentait pas vraiment de gêne : c’était comme ça et ce « comme ça » lui semblait déjà tellement merveilleux à vivre qu’il ne projetait pas spécialement de voir ces rêves diurnes et nocturnes se réaliser. Du moins, il évitait de trop y penser.
Les dérapages n’avaient pas été rares. Leur première expérience de masturbation vécue l’un auprès de l’autre, en particulier, l’avait marqué. Alex s’était souvent demandé s’il aurait pu atteindre un tel degré d’excitation sans voir le visage de Gabriel. Il se souvenait d’avoir aimé sa proximité plus que tout, d’entendre sa respiration s’accélérer, de voir son expression changer progressivement et ses paupières se fermer alors que lui ne pouvait s’empêcher de le contempler. Évidemment, cette séance d’onanisme n’avait rien eu d’un rapport sexuel ; pas à deux en tout cas. C’était le genre de bêtise qu’on fait parfois gamin pour se prouver qu’on en est capable, qu’on est un mec, un vrai, et qu’au niveau mécanique tout fonctionne bien, mais c’était aussi un acte qui avait revêtu chez eux une forme plus qu’équivoque. Les années passant, les gestes innocents de leur enfance ne pouvaient que de moins en moins être qualifiés ainsi. La tête posée sur le ventre de l’autre alors qu’ils étaient allongés dans l’herbe prenait un sens à chaque fois différent. Le contact du corps de Gabriel ne provoquait plus les mêmes réactions chez lui ; la vue de son torse était devenue source d’un trouble qui lui devenait difficile de dissimuler et il en était venu à éviter ces moments d’embarras qui lui semblaient trop aisément le mettre à nu.
Avec le temps, il lui était même devenu habituel de le voir dans ses fantasmes. L’image était à chaque fois la même : celle de Gabriel au-dessus de lui, lui susurrant quelques paroles tandis qu’il le prenait. Imaginer son sexe l’emplissant le faisait accélérer systématiquement ses mouvements de poignet sur son membre et atteindre l’orgasme. L’idée qu’il puisse vouloir être pénétré ne lui était pas dérangeante, même si ce n’était pas un acte qu’il avait déjà eu le loisir de découvrir. Il avait eu des relations, mais, mises à part des caresses plus ou moins poussées, aucune n’était allée si loin.
Et puis, il y avait eu la dernière soirée à laquelle ils avaient été invités. Le souvenir du moment où ils s’étaient retrouvés à s’appuyer l’un contre l’autre dans un couloir, ivres, avait laissé une empreinte vivace en lui. Il se rappelait tout avec précision : l’obscurité soudaine quand quelqu’un avait refermé la porte devant eux, l’odeur des cheveux de Gabriel, le contact de sa peau… Leurs visages avaient été si proches qu’il avait vraiment cru que les lèvres qu’il devinait plus qu’il ne les voyait se poseraient sur les siennes. Il s’en était même trouvé hypnotisé. Il aurait été difficile de dire combien de temps cette situation avait duré ; probablement très peu, en réalité. Au bout d’un moment, un bruit avait suivi, une présence derrière la porte du couloir, et il avait reculé par réflexe, se retrouvant bloqué contre le mur tandis que Gabriel se resserrait contre lui. Le souffle qui était passé dans son cou l’avait grisé plus qu’il ne l’était déjà. Puis, quelqu’un avait allumé la lumière et ce simple fait avait suffi à les séparer.
De cet épisode, il avait conservé un souvenir brûlant. La sensation de Gabriel se pressant, excité, contre son bassin le hantait encore régulièrement. Les jours suivants, il s’était caressé en repensant à cet événement et avait eu un orgasme d’une rare puissance en enfouissant pour la première fois deux de ses doigts en lui.
Bien évidemment, ils n’en avaient jamais parlé. Alex ne savait même pas si Gabriel se souvenait de ce qu’il s’était produit lors de cette soirée. Comment aurait-il pu aborder le sujet ?
L’attirance, l’envie, les moments de trouble qu’on accepte comme faisant partie de soi, les douces divagations de son esprit et tout ce qu’il y a de fabuleux dans le fait de se laisser porter par son imaginaire étaient tout simplement des compagnies dont il appréciait la présence… et, quel que soit le lien qui puisse être le leur, il ne s’agissait pas de quelque chose qu’il était prêt à prendre le risque de briser.
Alors qu’il parvenait devant l’entrée de son atelier, Alex fit une pause. Il prit appui de ses mains sur ses genoux pour essayer d’apaiser sa respiration.
La petite bâtisse qui abritait ses travaux semblait complètement perdue au milieu de la ville. C’était ce qui l’avait séduit, la première fois qu’il l’avait visitée : cet aspect désuet et hors du temps. Ça, et son prix.
Lorsqu’il posa l’épaule sur le bois vieilli de la lourde porte d’entrée, il la sentit s’ouvrir aussitôt, l’absence de verrouillage ne lui laissant aucun doute sur la présence qu’il avait crainte.
Un peu plus loin, au centre de la salle de travail traversée d’établis débordant de matériel, de longs bureaux usés, de grandes feuilles de dessin au sol et de taches de peinture, était assis l’objet de son inquiétude. La tête appuyée sur son coude, il semblait lire tranquillement et n’avoir plus qu’à se retourner pour se moquer de lui. Alex tâcha de se recomposer une expression digne en s’approchant.
— Tu n’es pas allé en cours ?
— Non, répondit Gabriel, visiblement absorbé par sa lecture.
La nervosité d’Alex en fut majorée.
— Si maintenant tu te mets à sécher les…
— C’est quoi ?
Alex le regarda, mal à l’aise. Il eut un temps d’hésitation avant de répondre.
— Un texte.
Sur un coin de table traînait une bouteille de jus de fruit. Il la saisit pour en boire quelques gorgées.
— Comme si je ne le voyais pas, lui fit remarquer Gabriel en l’observant s’essuyer les lèvres. C’est quoi ce texte ?
Sur le coup, Alex lâcha un rire nerveux. Bref, toutefois : un simple souffle. Il se frotta les yeux avant de répondre.
— C’est une histoire.
Il s’appuya des deux mains sur le dossier de la chaise de Gabriel, y serrant nerveusement les doigts.
— Depuis ce matin, tu as passé ton temps à lire ?
— Ouais.
Lorsque Gabriel se pencha en arrière, étirant les bras vers le haut, Alex suivit des yeux les roulements de ses muscles sous la peau. Les manches retroussées de sa chemise blanche laissaient apercevoir le bas de ses biceps et ses cheveux étaient légèrement ébouriffés. Croiser son regard en dessous du sien lui offrit une vision curieuse. Gabriel possédait une fine cicatrice qui barrait son sourcil, souvenir d’une ancienne bagarre, que les mèches longues qui retombaient sur son front cachaient la plupart du temps et qui était inhabituellement visible, ainsi. L’intimité de l’instant le troubla. Puis Gabriel ramena le visage vers l’avant.
— Il manque le début, reprit-il en feuilletant les premières pages, et puis… je ne sais pas, on ne dirait pas un scénario de bande dessinée. Tu veux écrire un roman ?
Après un temps d’hésitation, Alex tira une chaise pour s’asseoir à côté de lui. Il désigna l’amas de documents entassés sur un coin de la table avant d’avoir un rictus en découvrant le téléphone portable rose brillant de Mélissa.
— C’est… Tu sais, le roman de Ben est resté inachevé…
— Et tu t’es mis en tête de le terminer toi-même.
Alex haussa les épaules. Gabriel avait pivoté sur son siège et le fixait comme s’il cherchait à lire dans son esprit.
— Oui.
Ben avait été la dernière personne à partager sa chambre à l’internat avant qu’un accident de voiture l’emporte, comme cela arrive si souvent aux heures de fermeture des boîtes de nuit lorsque les veines sont saturées d’alcool. Une vie qui s’éteint en une seconde, avec des rêves restés à l’état d’ébauche : traits de crayon que la mine cassée avait fait se finir en une série de pointillés. Ça faisait deux ans, maintenant, que ce texte végétait, un texte que la sœur de Ben lui avait remis entre les mains, soi-disant parce que, étant donné qu’il l’avait aidé à l’écrire, il était celui à qui il revenait. À l’époque, ce geste l’avait laissé les bras ballants ; ce n’était que sur un coup de tête qu’il s’était décidé récemment à reprendre son roman.
— Il ne manque pas grand-chose, poursuivit-il.
— Tu n’as jamais écrit, avant, pourtant.
— Non.
Ils n’avaient parlé que de scénario, avec Ben.
— Je sais construire des histoires, avança-t-il.
— Ce n’est pas pareil.
La moue qui s’était affichée sur les lèvres de Gabriel témoignait clairement de son scepticisme. Ce dernier l’interrogea :
— Et tu comptes en faire quoi ?
— Le donner à sa sœur. Elle avait bien dit qu’elle le ferait publier, non ?
— Oui…
Avec un air pensif, Gabriel feuilleta le manuscrit qui se présentait devant lui avant de pivoter. Son regard avait pris une expression plus amusée, comme taquine.
Alex soupira.
— Vas-y, dis tout de suite à quel point c’est nul, qu’on en finisse…
Un sourire moqueur se peignit un instant sur les lèvres de Gabriel, mais n’y resta pas.
— Je ne dirais pas ça.
Alex fronça les sourcils, méfiant.
— Tu as de bons passages. Je ne comprenais pas ton début, mais maintenant que tu me dis que c’est une suite, c’est plus logique. Toute la partie combat, action, là, elle n’est pas mal. Le truc, c’est…
Il grimaça en tournant les pages suivantes.
— Tout ce passage, là, avec le mec et la bonne femme… Non mais, sérieusement, Alex, tu penses vraiment que c’est ce qu’il aurait voulu écrire ? Du…
Alex le vit prendre une petite inspiration avant de poursuivre.
— … porno ?
— Mais non ! s’offusqua-t-il.
— Du porno hétéro.
— Mais… Gab’, mais non, ce n’est pas du porno.
Alex était sidéré, mais Gabriel ne semblait pas du tout du même avis. Il leva même une feuille en reculant le visage comme s’il voulait s’en éloigner le plus possible.
— « Il approcha ses doigts agiles de sa délicate… fleur » ? Je constate déjà que tu te la joues poète…
— Allez ! geignit-il.
— « enfonçant ses phalanges dans sa profondeur humide. Une abondante cyprine s’écoula et il voulut boire goulument ce nectar ». Bon appétit…
— Mais…
— « Il s’abreuva alors du jus de la belle ». Tu sais que tu m’en apprends ? J’ignorais totalement que ça faisait du jus, les femmes. On fait comment pour l’obtenir ? On appuie dessus ?
— Allez, Gabriel… arrête.
Lorsqu’il se jeta sur la feuille pour l’attraper, celui-ci réagit aussitôt en l’éloignant du bras.
— Non mais, franchement, pourquoi essayer d’écrire des rapports hétéros, déjà ? Tu y connais quoi, pour commencer ?
— Oh, ben, autant que toi, va ! répliqua-t-il. J’ai déjà vu des films et… et puis, bon, après, homo, hétéro, tu ne vas pas me dire que c’est bien différent !
Gabriel eut une expression qui en disait long sur le doute que suscitait cette affirmation chez lui. Alex se maudit en sentant la honte lui chauffer les oreilles. Il ne lui avait jamais avoué son inexpérience en ce domaine et ce n’était certainement pas maintenant qu’il allait le faire.
— Euh… Une pénétration vaginale, quand même…
— Et puis j’ai lu d’autres bouquins !
— Mouais. Bah, encore si au moins ils pratiquent la…
— Non mais, arrête, Gabriel ! Arrête !
Choqué, Alex ouvrit son tiroir pour en sortir le reste du manuscrit de Benoît. Il le brandit en ignorant le sourire purement moqueur qui s’était affiché sur les lèvres de Gabriel.
— C’est une histoire d’amour entre un chevalier et une jeune bergère, enfin ! Tu ne comprends rien à rien, toi. Un truc à l’eau de rose complet. Ça fait un bouquin entier, quasi, qu’ils se courent après, et vas-y que je te conte fleurette, et vas-y que je te narre mes exploits et que je m’évanouis de « félicitude » devant tant de bravoure… Je ne vais quand même pas les faire commencer par ça !
— Ben, pourquoi pas ? Si c’est du porno, tu t’en fous de la vraisemblance.
— Ce n’est pas du porno !
Sur le coup, Alex avait limite sautillé sur place d’agacement, ce qui, il put s’en rendre compte, amusa particulièrement Gabriel. Il se renfrogna aussitôt, pas vraiment fâché toutefois. Gabriel n’était pas du genre à ne pas se laisser toucher par son geste envers Ben, il le savait, et il avait l’habitude de leurs moqueries réciproques.
Lorsque Gabriel attrapa d’un geste vif la feuille posée devant lui en reprenant une expression plus sérieuse, Alex essaya aussitôt de récupérer son bien, mais se fit repousser d’une main.
— « Oh, mademoiselle, que vous êtes très belle. Votre beauté n’a d’égale que les rivières ensoleillées qui flamboient au sud du pays ».
Un rictus apparut sur le visage de Gabriel.
— Ça flamboie une rivière, maintenant ?
— Allez…
Alex finit par lâcher un rire, désespéré par l’affolante niaiserie de ses mots. Il avait pourtant essayé de faire de son mieux. De lassitude, il laissa retomber son crâne sur l’épaule de Gabriel, faisant mine de ne pas se rendre compte qu’il s’y attardait plus qu’il ne l’aurait dû.
— Tu veux que je t’aide ? demanda celui-ci, en tournant quelques pages supplémentaires.
— Beuh…
Il bafouilla :
— Tu veux écrire cette scène avec moi, tu es sûr ?
— Franchement, on ne sera pas trop de deux. Quoiqu’on pourrait demander à Mél.
— Non non non, ça va. Ça me suffit amplement de t’avoir toi en train de te foutre de ma gueule. Vous n’allez pas vous y mettre à deux, non plus.
Gabriel sourit. Il s’empara ensuite de la bouteille pour en boire quelques gorgées.
Alex se laissa absorber par la courbure de sa gorge et le mouvement qu’elle faisait lorsqu’il déglutissait. Lorsqu’il abaissa la bouteille pour retourner au manuscrit, il la lui vola et la porta à sa bouche. Inconsciemment, il chercha à percevoir contre ses lèvres la trace de celles qui venaient de s’y poser.
Il jeta un regard à Gabriel.
Quand celui-ci se concentrait, il paraissait toujours moins sûr de lui que ce qu’il affichait le reste du temps. Juste attentif.
Les gens le voyaient aisément comme quelqu’un d’arrogant, mais c’était se tromper que de s’arrêter à cette impression. Alex le connaissait bien assez pour ça. Après leur départ du lycée, Gabriel avait encore essayé de maintenir des liens avec sa famille, bien qu’il ait alors été le seul à se battre à ce sujet. Depuis, il avait baissé les bras et avait fini par couper les ponts. Malgré l’indifférence qu’il affichait, Alex savait ce qu’il lui en avait coûté. Son comportement avec ses conquêtes régulières en était le témoignage le plus flagrant, offrant un contraste évident entre son efficacité en matière de séduction et son incapacité à garder une relation plus de quelques jours. Il finissait toujours par partir le premier, réduisant à néant les risques d’être celui qui se faisait rejeter. Du moins, était-ce ainsi qu’Alex l’interprétait.
Finalement, il n’y avait qu’avec lui et Mélissa que Gabriel se permettait de se montrer vulnérable.
Il prit une nouvelle gorgée de jus de fruit.
— Ça, là, remarqua Gabriel en lui faisant lever le nez de sa bouteille : « son marteau de chair ». C’est une figure de style ou… ?
Alex laissa un rire sortir de sa bouche.
— C’est le style de ses autres scènes, tu sais. Son histoire est pleine d’autres trucs de ce genre, comme la petite fleur ou le miel qui coule de…
Gabriel s’éclaircit la gorge, visiblement peu désireux d’entendre la suite.
— « Lentement, elle permit au marteau de chair bandé par ses bons soins d’entrer dans la cavité humide de son antre buccal »…
Comme s’il projetait de lire la suite en apnée, il prit une longue inspiration.
— « Oh oui, vas-y, remplis-moi de ton amour ! »… Non mais, Alex, tu te rends compte de ce que tu écris ?
Pour seule réponse, Alex laissa tomber son front contre le bois de son bureau, pris d’un rire nerveux.
— Et puis celle-ci, encore, reprit Gabriel : « Je vais t’enculer, mon ange ». Non mais, il faut faire un choix, à un moment donné. L’un de ces deux mots doit sortir de cette phrase !
Les épaules d’Alex furent prises de soubresauts alors que son hilarité redoublait. Lorsque la main de Gabriel lui ébouriffa le crâne, il releva la tête pour le fixer, se perdant dans la contemplation des détails de son visage.
— Ce n’est pas possible que tu laisses ce texte comme ça, remarqua enfin Gabriel. Enfin, je ne sais pas : je comprends que tu veuilles reproduire son style, mais tu ne peux pas écrire des trucs pareils.
— Et comment tu veux faire ce type de dialogues, franchement ?
Quand Gabriel lui adressa une œillade amusée alors qu’un petit sourire se posait au coin de ses lèvres, Alex sut que ce qui allait se passer ne serait pas bon pour lui. Il sentit son ventre se crisper d’anticipation et eut du mal à faire semblant de rester stoïque. Le souffle chaud de Gabriel se rapprocha.
— Comment est-ce que tu l’exprimerais, toi, le désir ?
Alex se passa la main dans les cheveux.
Parce que « désir » ne le ramenait qu’à Gabriel, qu’« envie » n’était que celle qu’il éprouvait pour lui, il ne sut que lui répondre.
La voix grave résonna dans ses oreilles.
— « J’ai envie de toi, j’ai envie de te prendre… »
Troublé, Alex releva les yeux sur lui.
— « Si je m’écoutais, poursuivit Gabriel, je te prendrais là, tout de suite, sur la table. Je t’embrasserais… J’emmènerais tes jambes dans mon dos et je te pénétrerais lentement. Je te veux. Je te désire. Je n’en peux plus, j’en crève… Je te ferais l’amour, je te baiserais : je te ferais ce que tu voudrais… Je ne sais même pas de quoi je serais capable tellement j’en ai envie… ».
Ces paroles le captivaient, hypnotisantes et attirantes à la fois.
— Mais on a un roman à rédiger avant, ponctua Gabriel : regarde, là, tes dialogues sont une dinguerie ! Quant au vocabulaire…
Alex eut la sensation brusque de chuter. Gabriel venait de dire quoi, là ?
— Ça, là, encore, poursuivit celui-ci en parcourant les pages volantes devant lui : « il approcha le visage de son petit coquillage orné de stries en éventail ». Tu sais que je ne veux même pas savoir de quoi tu as essayé de parler.
Un faible sourire passa sur les lèvres d’Alex. La citation aurait été risible s’il n’avait pas été aussi perdu. Durant quelques instants, il sonda le regard de Gabriel, cherchant à deviner ses pensées, mais celui-ci venait de se saisir d’un stylo et était de nouveau concentré sur son texte. Rien ne lui permit de savoir comment réagir.
Dans un soupir, il se pencha alors sur son épaule, frôlant sa peau comme par inadvertance tandis qu’il jetait un œil à la feuille sur laquelle il écrivait. Un temps, il ferma les paupières, laissant son esprit divaguer et les paroles de Gabriel tourner à l’intérieur de sa tête. Lorsqu’il sentit le contact de son épaule contre sa joue, il ouvrit les paupières en se redressant, gêné de s’être ainsi laissé aller.
Gabriel se tourna vers lui avec une expression de surprise. Il reporta ensuite son attention sur ses corrections, clairement absorbé par ces dernières.
— Tu en penses quoi ? demanda-t-il en désignant la feuille devant lui.
Alex tâcha de se concentrer sur le texte. Gabriel avait barré des phrases, des mots, transformant des figures de style trop aériennes en quelques termes qu’il trouvait plus réalistes, plus adaptés, même si leur apparente crudité le dérangeait.
— Pas mal, concéda-t-il sans pouvoir s’empêcher d’être nerveux.
Mal à l’aise, il se leva, se gratta brièvement le front dans un instant de silence, puis se résolut à aller se passer le visage à l’eau fraîche. Les mots de Gabriel le perturbaient encore.