Ainsi sombre la chair – Violaine (partie 1)

Violaine

Après cette expérience du bar, il me fallut plusieurs jours pour digérer.

Pour passer sur ce que j’avais vécu.

Non pas pour en faire le bilan : je n’étais pas assez claire pour ça et je ne parviendrais à mettre des mots dessus que des années plus tard, de toute façon. Mais, comme avec ce pédophile dont j’avais évacué le vécu pour reporter mon attention sur un jeune homme de mon âge, j’avais besoin d’avancer.

Il y avait toujours cette rancœur quotidienne qui me pesait, cette frustration et cet insupportable sentiment d’échec qui obscurcissaient mon quotidien. Je ne pouvais rester infiniment dedans. J’avais besoin de les oublier, de voir plus loin. Je savais que ni le gamin de la rue ni le type dans la voiture ne m’avaient apporté ce que je cherchais, mais j’étais incapable de savoir exactement quoi.

Je faisais preuve d’incohérence, je le savais. Il faut être logique. Comment est-on est censé s’en sortir quand on n’en peut plus de souffrir mais qu’on rechigne à se débarrasser de la cause ? J’avais fait assez de psychologie pour savoir que, tant que l’on n’enlève pas le problème, on n’avance pas. Pourtant, je n’étais pas prête à rayer Ayme de ma vie. Je ne savais pas à quoi j’étais réellement prête, à dire vrai. Je ne voulais pas vraiment chercher une rencontre sans lendemain dans la rue. Et même l’idée de m’orienter vers un site spécialisé me rebutait. Ce n’était pas que j’avais peur de tomber un mec craignos, mais rencontrer quelqu’un d’autre était prendre le risque de mettre un point final que je n’étais pas prête à accepter, de toute façon, alors rencontrer quelqu’un de bien serait bien le pire qui pourrait m’arriver, et tomber amoureuse était carrément au stade de l’inimaginable. Non, ce qui me dérangeait était que, même si je refusais alors de laisser ma relation avec Ayme continuer à me ruiner ainsi, j’avais toujours de l’espoir, alors ça m’aurait été difficile de faire un geste vers ce qui risquait de finir de nous tuer. C’est terrible, de le savoir sans pouvoir s’en défaire. On ne quitte pas une situation quand on espère encore. On ne se dirige vers aucun ailleurs.

Je me retrouvais donc dans un mode où j’étais consciente de l’impasse qu’était devenue ma vie mais sans savoir que faire pour en sortir. Ma colère envers Ayme n’en était que plus vive. Mon imaginaire aussi, du coup. Comme une forme de revanche. J’en arrivais à être comme possédée par toutes les possibilités naissant dans mon esprit, certainement pour me détourner de la triste réalité de mon existence, et j’envisageais trois choses. Primo que mes fantasmes me tombent gentiment dessus. Deuxio qu’ils fassent preuve de suffisamment de persuasion pour me pousser moi-même à quelque chose que je désirais et réprouvais à la fois, mais sans me mettre dans une situation de stress faisant que je finirais par fuir. Tertio que le ou les concernés soient suffisamment déplaisants, et de manière nette, pour qu’une suite avec eux soit depuis le début inenvisageable. J’aurais pu jouer au loto ou continuer à rester dans mes rêves, ça aurait été aussi bien.

Le changement arriva finalement sous l’effet de l’une de mes amies.

Violaine était une fille que j’avais rencontrée à Lyon. Elle était extrêmement sociable, mais très lunatique aussi. L’une de ces personnes dont la faculté à se faire de nouveaux amis impressionnait tout autant que sa rapidité à les délaisser pour d’autres. Il fallait la suivre ou la regarder partir. Comme on aimait toutes deux les concerts, on s’était très vite trouvé des points communs, c’est pourquoi il nous arrivait parfois de sortir ensemble, même si on n’était pas réellement proches pour autant. Je pense que c’est pour ça que notre amitié a duré avec le temps, d’ailleurs. Je n’ai jamais été de celles vers qui elle se précipitait et je n’ai jamais représenté un gain social particulier. Donc elle n’avait pas de raison de me remplacer ; les enjeux entre nous étaient faibles. Elle bossait en tant que journaliste pour une petite revue locale dans laquelle elle parlait de spectacles et de vie culturelle et, si j’observais d’un regard amusé son inconstance coutumière, j’enviais aussi sa liberté, cette façon qu’elle avait de virevolter d’une passion à l’autre, jamais véritablement rassasiée, au gré des opportunités et de ses envies.

Un jour, donc, alors qu’on prenait un café ensemble en ville et puisque cette absence d’enjeux entre nous me poussait parfois à lui faire part de sentiments assez intimes, je me mis à lui parler de mon fantasme d’ado, soit de prendre un sac à dos et de partir faire le tour du monde. D’une certaine manière, ça sonnait comme un bilan sur moi, parce que, ce rêve-là, je n’en avais même jamais esquissé la réalisation et, en ça, ça faisait écho à ce que je vivais alors.

Je ne pouvais que le constater : j’étais incapable de vivre autrement que dans le sacrifice pour autrui, et tout ce qui me faisait vraiment envie, je le laissais s’enfuir sans même avoir tenté de le réaliser.

Sauf que je parlais à Vio, donc. Que j’évoquais ce rêve avorté d’adolescence, et que cette conversation me poussa à lui faire part de mon sentiment d’avoir laissé des choses importantes derrière moi : de ne pas avoir saisi ce que j’aurais dû, le tout sans trop développer, bien sûr. Je ne voulais surtout pas lui parler de ce qu’il se passait avec Ayme, et des raisons pour lesquelles ce sentiment était devenu si fort. De l’enlisement dans lequel j’étais. Afin de me permettre de me changer les idées, elle m’invita à l’accompagner à une soirée avec des amis. On était juste censées boire un verre et se détendre. Rien de plus. Rien de mieux. Je voyais dans sa proposition l’occasion de prendre l’air. J’y voyais celle de me ré-occuper de moi : je devais me soigner, me faire jolie… J’y voyais aussi celle de nourrir mes fantasmes. J’en étais au point où, finalement, je n’espérais plus forcément quoi que ce soit de physique ; seulement de quoi contenter temporairement mon esprit.

Alors que je me préparais, Ayme m’interrogea :

– Tu sors ?

Je levai les yeux pour l’observer à travers le miroir de la salle de bains.

Il me paraissait loin…

Proche physiquement, mais avec un mur infranchissable entre nous. Quelque chose qui ne semblait pouvoir être détruit.

Parfois, ça me choquait.

Comment avait-on pu en arriver là ?

Et qu’est-ce que tu attends ? semblait me chuchoter une voix.

A quoi ça sert, tout ça ?

Même sa proximité me mettait mal à l’aise, à force. Sa question également.

Il s’était appuyé de l’épaule sur le cadre de la porte et croisait les bras en me regardant, avec une distance réservée, respectant ce que je voulais, mais en me parlant quand même.

Je voyais la souffrance qui exhalait de chaque morceau de son être. Celle qu’il gardait pour lui. Tout le temps.

Je répondis :

– Oui.

Ayme ne dit rien mais je savais qu’il vivait mal le fait que je le tienne à ce point éloigné de ma vie. Je n’étais pourtant tenue à rien. On n’était plus vraiment ensemble, alors, ou… Je ne le savais pas. Quelque chose de bâtard sur lequel je peinais encore à mettre les mots. Deux personnes habitant sous le même toit mais en ne se parlant et ne se touchant plus, et dans un vécu de tourment paroxystique permanent. On appelle ça comment, exactement ? La pensée me perturbait. Alors je précisais :

– Violaine m’a invitée à boire un verre.

– Où ?

– Je ne sais pas.

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais rien que le fait qu’il m’interroge me dérangeait. Me faisait me braquer. Je le trouvais intrusif… Ayme avait perdu les droits lui permettant de me demander encore ces détails. Si on avait été colocataires, il n’aurait pas eu besoin d’en savoir autant – j’en aurais dit plus qu’un simple « je sors », j’aurais plus partagé avec lui de mon existence et aurait répondu avec plaisir à ses questions. OK, on n’était pas colocataires non plus. On était dans la situation la plus merdeuse qui soit de gens qui s’aiment encore ou qui se raccrochent connement au fait qu’ils se sont aimés. J’en venais à désirer qu’il sorte et certainement fut-ce perceptible puisqu’il se retira de la pièce avant que j’eus à dire quoi que ce soit. Ce sentiment, chez moi, me heurta pourtant.

Je culpabilisais au fur et à mesure que je m’apprêtais. Parce que je savais qu’Ayme me verrait passer avec mon maquillage, et qu’il me verrait avec ma jupe et mes collants, et ce chemisier qui me mettait en valeur et que je n’avais plus mis depuis longtemps, et cette veste que j’avais laissée dormir au placard, et ces talons, et ce parfum… Et qu’il songerait que ce qui n’était plus pour lui serait désormais pour d’autres, mais ce n’était pas le cas. C’était pour moi. Mais je ne voulais pas non plus avoir à le lui expliquer. Ç’aurait été me justifier et pourquoi aurais-je eu à le faire ?

Je quittais mon appartement – le nôtre – sans plus aucune attention pour lui. Qu’il aille se faire foutre. Je le considérais même comme responsable de mes pertes de repères. La colère avait tendance à me rendre injuste, le concernant, mais ce n’était plus quelque chose que je pouvais encore gérer. Je faisais avec, alors. Je marchais dans la rue, puis je prenais le métro.

Le bar était situé sur le plateau de la Croix-Rousse. Un lieu qui avait l’air cool, avec des gens qui fumaient des clopes et bavardaient en terrasse, et une atmosphère sombre à l’intérieur. Je ne tardais pas à apercevoir Violaine. Ça faisait longtemps que je n’étais plus sortie ainsi.

Je crois qu’il s’agit là de l’un des éléments les plus aliénants d’une situation comme celle que je vivais avec Ayme : qu’importe sa forme, elle finit toujours par isoler. On l’avait fait physiquement en partant s’installer sur Lyon, certes, puisque ça n’avait fait qu’empirer les choses en nous coupant de nos proches, mais le fond du problème n’était pas là.

Le problème, c’est que mettre des mots, c’est rendre réel. C’est rendre moins supportable encore ce qui arrive, c’est devoir l’admettre. C’est entamer un processus dans lequel, puisqu’on en reconnaît l’existence, puisqu’on le donne à voir à des regards extérieurs, il faut aussi accepter le fait de devoir agir pour le régler. Aucune personne espérant encore que ses malheurs disparaissent tous seuls ne le fera jamais, et c’est ce qui pousse à se refermer sur soi et à cesser de sortir, si ce n’est parfois à déménager : pour ne pas souffrir de jouer tant la comédie, pour ne rien montrer… Et même pour se cacher la réalité à soi-même.

Fais croire que ta vie est formidable, peut-être le deviendra-t-elle ?

Violaine se leva à peine m’aperçut-elle.

– Ah, tu es là !

Elle me serra contre elle et m’embrassa sur les deux joues. Dans le filtre fantasmatique que j’avais collé sur ma vie, j’imaginais qu’elle puisse m’embrasser sur les lèvres.

Elle me présenta à ses amis. Il y avait Paul, un cinquantenaire bedonnant à l’air très sympa que j’identifiais tout de suite comme un proche de Violaine que je n’avais pas encore le loisir de connaître, Béatrice, Mademoiselle Anaïs, une chanteuse performeuse que je connaissais de loin via sa chaîne Youtube. Et puis surtout Loïc. « Lo », tel que tout le monde l’appelait, mais je rejetais d’emblée cette proximité-là, même mentalement, vu l’intérêt qu’il éveilla immédiatement en moi : dans ma tête, il fut « Loïc ».

Loïc était un musicos au physique que je peinais à qualifier tant il était particulier : dans un entre deux entre la beauté et la laideur, suivant l’angle dans lequel on l’observait, les moments ou… je n’aurais su le dire. Possédant l’une et l’autre à la fois, en tout cas. C’était peut-être juste dans mon regard mais ça me troublait. Je n’arrivais pas à le définir, le concernant.

Je n’y suis jamais parvenue.

Et il portait sa singularité d’artiste jusque dans son attitude. C’était un connard, ça se voyait tout de suite, et ce fut la raison pour laquelle je projetai aussitôt sur lui tous mes fantasmes.

Il y avait eu un mec, comme ça, que j’avais profondément désiré, adolescente, alors qu’il était le roi des cons. Il y en avait eu plusieurs, à la réflexion, dont un avec lequel j’étais sortie, d’ailleurs, mais ce n’est pas à celui-ci que je songeais. Bref, il était vantard, provocateur, moqueur, odieux, et séducteur à la fois. Je le méprisais tout autant qu’il était devenu, alors, la figure que j’invoquais dans mon esprit au moment de me masturber.

Loïc représentait en tous points ce que je recherchais pour aiguiser mon imaginaire. Les cheveux courts, bruns, une mâchoire forte et sexuelle, une bouche aux lèvres charnues et aux dents à l’émail légèrement terni par les clopes, les joints, l’alcool… – qu’en savais-je exactement ? – et il affichait un air qui oscillait en tout instant entre le mépris et le désintérêt généralisé, comme s’il y avait le monde, et lui tout au-dessus. Je ne parlais pas avec lui. J’échangeais beaucoup avec le proche de Violaine, Paul, je rigolais pas mal avec Violaine elle-même, je zappais quasi complètement Béatrice tant elle était en retrait, et je souriais des salves assassines de Mademoiselle Anaïs dont je finis par percuter au bout d’un moment que Paul était le compagnon. La joyeuse bande finit par proposer de changer d’endroit. Il y avait un club, plus loin. J’hésitais. J’avais été quelques fois dans des endroits comme ça, avec une voisine, plus jeune. J’étais alors plutôt joints sur le canap’ d’un appart’ et elle soirée-copines en boîte, mais je l’avais quand même suivie, parfois, dans ses sorties du weekend, et je ne m’y étais jamais sentie à ma place. En soi, rien que le mot « club » me rebutait. Il y a tout un monde d’apparences dans ce type d’endroits avec lequel je ne suis pas à l’aise.

Et puis aussi, Loïc déclina. Il devait aller bosser et, alors que son assurance bordée de mépris m’avait poussée jusque-là à éviter de lui adresser la parole, je dépassais soudain cette réserve pour lui demander si c’était sur sa musique. Je pourrais dire que je ne sais pas ce qui me prit, à ce moment, mais ça ne serait pas honnête de ma part. Même si j’avais agi sur une impulsion, Loïc m’attirait, même si je le vivais toujours avec cette distance qui me faisait aller vers lui tout en pensant profondément qu’il ne se passerait rien, de toute façon. Il y avait ce mélange de beauté et de laideur, en lui, mais pas seulement. Son caractère, surtout, me donnait l’envie de susciter son attention.  Et je dus taper juste en abordant sa musique parce qu’il se mit à me parler.

Loïc combinait, dans une égale intensité, verve fascinante lorsqu’il parlait de son travail, et attitude puante de connard dans tous les autres aspects de son être, et je fus sous le charme, comme on peut parfois l’être devant la passion de la création, mais pas seulement : devant la singularité, aussi, au point de devoir prendre sur moi pour éviter de le montrer. Du moins, pas à Violaine et le moins possible à ses potes : pas envie qu’elle m’interroge ensuite, ou qu’elle saute à des conclusions. Elle connaissait trop de moi et d’Ayme pour ça.

Les autres se mirent enfin en route pour rejoindre le club et, tout en enfilant mon manteau devant la terrasse du bar, je rassurai Violaine quant à ma capacité à prendre le métro toute seule pour rentrer chez moi. Et Loïc me parla encore de musique, alors qu’ils s’en allaient. C’était surprenant comme cet aspect de sa vie semblait prendre toute la place, mais pas seulement : la façon dont il me traitait en réceptacle, peu soucieux de savoir qui j’étais, finalement, sinon l’oreille dans laquelle il déversait l’expression de sa passion. Ou peut-être lui donnais-je l’image d’une groupie. Il finit par me proposer :

– Tu veux venir voir ?

C’était tout sauf une invitation semblant ouvrir la porte à quelque chose. Il était si centré sur lui. Il paraissait plus me proposer de me mettre dans un coin et de me faire la plus petite possible pendant qu’il composerait, mais je dis oui quand même.

Alors, comme ça, alors que c’était tout sauf ce que j’avais imaginé de cette soirée, on se dirigea vers son appartement.

Ainsi sombre la chair – L’accident

L'accident

Je me souviens de la première chose que j’ai ressentie quand Ayme m’a annoncé l’accident. De la colère. Le choc, bien sûr, parce que c’était brutal et que c’était la dernière chose qui aurait dû arriver. Pas seulement à sa famille, pas seulement à lui, pas seulement à nous. Mais à moi aussi. Je savais ma réaction profondément égoïste mais on ne contrôle pas ses émotions et c’est ce que j’ai éprouvé : autre chose que cette putain de tristesse qui m’a prise ensuite et m’a fait pleurer sans discontinuer tout le long de l’enterrement alors que Ayme, lui, restait horriblement digne. Digne lors de la messe. Digne dans la procession.

Digne devant des tombes.

C’est curieux de voir comme on peut réagir de façon inattendue, selon les moments. J’ai éprouvé tellement d’injustice envers cette vie qui, soudain, s’abattait sur nous avec toute sa violence. Parce qu’on sait que ça peut arriver, mais on voudrait que ça ne tombe jamais sur nous. On ne le souhaite pas aux autres non plus, bien sûr, mais, dans ce cas, c’est comme dans une dimension différente, qui n’impacte ni notre quotidien, ni notre vie. Et de la colère parce que j’avais alors 23 ans – je n’avais que 23 ans – et que, putain, je savais que ce qui allait suivre, les mois, peut-être les années suivantes, seraient trop durs… et je ne voulais pas vivre ça.

J’ignorais juste à quel point ça durerait.

J’avais déjà ce regret d’une partie de mon enfance que je n’avais pas vécue, ou pas comme les autres. Ça peut paraître anodin, mais mes parents m’ont eue alors qu’ils étaient déjà très âgés. Mon père avait 65 ans, c’est rarissime. Ma mère 43. Et j’en avais 15 quand elle a eu son cancer du sein. J’ai donc eu assez vite une autonomie importante ; c’est ce qui arrive quand on des parents qui n’ont plus la santé ou la forme pour subvenir à tout. Et j’ai eu tout aussi vite mon lot de responsabilités à porter. Même si je sais ne pas être seule dans ce cas, je n’ai jamais connu quelqu’un d’autre qui, comme moi, avait eu si tôt à s’occuper de ses parents malades ou vieux. Moi je l’ai fait, et ça a certainement joué dans les petites conneries que j’ai pu faire par ailleurs. Et j’avais 17 ans quand elle est morte. J’avais 17 ans la première fois que j’ai vu quelqu’un mourir devant mes yeux, et c’était elle. Je me revois encore sur la fin en train de dire à ma tante – la sœur de ma mère, une dame de trois fois mon âge –, alors qu’elle s’effondrait devant son corps inconscient, que ce n’était pas parce qu’elle ne lui répondait plus qu’elle ne percevait pas sa présence. Qu’elle pouvait encore lui parler. Ça me parait délirant, aujourd’hui. J’avais donc 17 ans lorsque je me suis retrouvée orpheline de mère et tout autant quand j’ai commencé à voir ce qu’on appelle la démence sénile chez mon père, même si ça ne s’est pas su tout de suite. Mais c’est rapidement devenu flagrant. J’en avais tout juste 18 la première fois où j’ai vu un homme se taillader le visage avec une lame de rasoir à quelques centimètres de moi, en service de psychiatrie, sans savoir que faire pour l’arrêter, parce que, bien sûr, comble de la connerie, j’ai choisi de bosser moi-même dans le milieu médical. J’aurais voulu faire médecine mais les nécessités, par rapport à ma famille, et mon sens de la responsabilité m’ont poussée à aller au plus court possible, alors je suis devenue aide-soignante. Parfois, en regardant les autres élèves à l’école, avec moi, je me disais qu’on était tous autant timbrés, que les gens normaux ne choisissaient pas ce taf, ou que si on l’avait fait c’était qu’on avait tous, en nous, quelque chose nous y rendant plus sensible, disons. Ce n’était pas pour rien que je fumais quotidiennement ces putains de joints. J’avais commencé ado et, au fond de moi, c’était une façon de me rappeler que j’avais encore une autre vie, loin de toute cette gravité, loin de la maladie de ma mère, loin de mon père en maison spécialisée, de mes études trop dures pour la gamine que j’étais, et des responsabilités que j’avais endossées trop tôt. Que j’étais encore jeune, conne et insouciante. On a parfois besoin de cette bouffée d’air-là, même viciée. Ayme était en fac de droit et on regardait la vie avec légèreté, à l’époque. Ou du moins, on s’efforçait de le faire. C’était important, de faire ça. Et je courrais encore après cette insouciance perdue quand la vie m’a fait ce putain de coup.

Je ne vais pas vous dire que j’ai accepté facilement cette colère : celle que j’ai éprouvée au début et qui m’a duré un moment. J’en ai même été profondément dans l’incompréhension et la culpabilité : merde, ce n’était pas moi la victime, alors pourquoi réagissais-je ainsi ? Mais je n’ai pas pu l’enrayer. Je ne voulais pas de la vie qui se dessinait devant moi, et que je voyais avec une acuité douloureuse pour avoir déjà connu le deuil moi-même, je ne voulais pas des mois qui allaient suivre, et des années, je voulais juste être encore jeune, et amoureuse, et gaie, et heureuse, je voulais qu’on s’amuse et rie avec Ayme, et qu’on fasse l’amour tout le temps. Je ne voulais pas être l’enfant grandie trop vite par laquelle j’avais déjà essayé avec force de ne pas me laisser bouffer, jusque-là, et qui me rattrapait toujours… encore, refusant de me lâcher.

Et donc, le père d’Ayme, sa mère, et son petit frère de 13 ans, étaient morts dans une connerie d’accident de voiture. Ils allaient en vacances à la mer, ils avaient voulu voyager de nuit. Le matin, son père s’est endormi au volant, un instant, enfin c’est ce que l’on suppose : le conducteur du camion, en face, a dit que la voiture s’était soudainement mise à se déporter sur sa voie. Il n’avait pas pu l’éviter. Il était choqué. A la morgue, ils n’avaient pas pu montrer à Ayme ses parents. Ils n’étaient pas identifiables. Ils lui avaient juste demandé s’il reconnaissait son petit frère. Il n’avait pas une trace, lui. Du moins, c’est ainsi qu’Ayme me l’a rapporté : on aurait juste dit qu’il dormait. Moi, et c’est un comble, je n’ai même pas été capable de l’accompagner.

Ayme n’a pas pleuré. Il n’a jamais pleuré, en fait, il n’a jamais réussi à le faire, à aucun moment des années qui ont suivi. Il a fait face admirablement, il a tout gardé en lui, tout enkysté… Et puis un jour, le kyste a commencé à devenir purulent.

Deux ans après la mort de ses parents et de son petit frère, et au détour d’une engueulade qui n’était ni la première ni la dernière de cette série, Ayme me poussait si violemment que je percutais la porte vitrée de notre appartement, qui claquait en se brisant dans mon dos.

J’ai toujours eu le sentiment de les sentir, par la suite, ces bouts de verre qui glissaient derrière moi. Lentement. Et cette peur qu’ils me coupent, qu’ils me blessent gravement. Et cette conscience parallèle de la folie qui s’était abattue sur nous.

Porn ? What Porn ? – C’est du porno ! (1)

Auteur : Hope Tiefenbrunner.

Genre : Érotique, M/M, humour, fluff.

Résumé : Lucas, écrivain en herbe et scénariste de films pornographiques pour gagner sa vie, a besoin du coup de main de son compagnon, Nathan, pour la scène  sur laquelle il bloque. Et oui, c’est du porno !

C'est du Porno !

D’un rapide « contrôle S », Nathan enregistra son fichier et soupira. Il s’étira, son dos craquant au passage avant de poser les mains sur ses épaules qu’il massa légèrement tout en faisant rouler sa tête d’avant en arrière pour détendre sa nuque. Les tensions dans ses muscles, conséquence de plusieurs heures passées sur l’ordinateur, diminuèrent légèrement. Un nouveau soupir et il baissa les yeux sur le rapport auquel il travaillait depuis maintenant plus de trois heures. C’était la partie de son boulot qu’il détestait le plus. Il aimait être sur le terrain, pas coincé chez lui à rédiger des pages et des pages qui ne seraient lues par personne, mais qu’il avait obligation de pondre.

Il finissait de relire son précédent paragraphe lorsqu’il aperçut une ombre à la porte de son bureau. Il leva le nez pour découvrir son compagnon. Son œil parcourut rapidement l’harmonieuse silhouette de Lucas, habilement mise en valeur dans un jean foncé et un simple t-shirt blanc, avant de s’arrêter sur sa main qui tenait un petit paquet de feuilles.

— Non, dit-il en ramenant son regard sur l’écran.

— Quoi non ?

— Non, c’est tout.

— Mais je n’ai encore rien dit ?

— Pas la peine, je sais ce que tu veux et c’est non.

— Allez, j’ai besoin de finir ce scénario pour demain au plus tard. Ça fait une heure que je tourne en rond, je n’arrive à rien.

— Non.

Lucas fronça les sourcils et s’avança jusqu’à son bureau.

— Nath, chouina-t-il.

Mais ce dernier avait reporté son attention sur son travail et ses doigts commencèrent à se remettre en mouvement sur le clavier. Lucas grogna. Nathan avait parfaitement conscience que son compagnon ne supportait pas de se faire ignorer de la sorte. Le plus discrètement possible, il l’observa du coin de l’œil passer la main dans ses cheveux blonds, replaçant une mèche derrière son oreille et se pencher. La mèche, bien sûr, se sauva et vint taquiner sa joue. Lucas la laissa faire, habitué à cette bataille perdue d’avance.

— Allez, bébé, aide-moi, reprit-il et Nathan reporta toute son attention sur son écran, ses doigts n’interrompant pas leur cliquetis.

— Naaaaatttthhhh.

Il ferma un instant les yeux avant d’inspirer un grand coup. Il ne répondrait pas, non, il ne le ferait pas.

— Aide-moi, aide-moi, aide-moi, ai…

— Lucas ! cria-t-il en tapant légèrement du poing sur son bureau, parce qu’il voulait bien l’ignorer, mais il y avait des limites à ce qu’il pouvait endurer.

Son compagnon se recula, juste un peu.

— Moi aussi, j’ai du travail, rétorqua-t-il, prenant sur lui pour maîtriser son ton.

— Mais tu as encore plus d’une semaine pour rendre ton rapport alors que moi…

— Non.

— Allez, je suis bloqué.

— Va au vidéoclub.

Lucas laissa échapper un petit rire.

— Tu sais bien que Mathieu n’est pas gay, bébé.

Nathan leva le regard sur lui et le fixa droit dans les yeux.

— Justement, il sera de bien meilleur conseil que moi.

— Il ne voudra pas m’aider et tu le sais très bien.

Oui, il le savait, mais il s’en foutait royalement. Ce qu’il voulait lui, c’était boucler cette saleté de rapport.

— Va te louer un film alors. Ils en ont des tonnes, lâcha-t-il.

— Mais, c’est inutile, je veux juste tester une scène. Y’en aura pas pour plus de dix minutes. Tu peux quand même m’accorder dix minutes de ton temps. Moi, je m’ar…

— Me culpabiliser ne servira à rien, Lucas, quand le comprendras-tu ?

Il retint le « Ce n’est pas parce que tes parents t’ont élevé à la culpabilité qu’il faut croire que ça marche sur tout le monde » qui lui chatouillait les lèvres. Ç’aurait été cruel de le lui balancer, d’autant qu’il n’était qu’en partie la source de son agacement.

— Mais heu…

— Et tes répliques dignes d’un gamin de dix ans non plus.

— Oh, je t’assure que ce que j’ai là, répondit Lucas en agitant ses feuilles, aucun enfant de dix ans ne peut l’écrire.

Nathan put l’entendre penser : « Et heureusement », rien qu’à voir son expression amusée. Le regard qu’il lui adressa en réponse aurait pu se traduire par « je demande à voir ». Lucas réagit par une moue, mais n’abandonna pas pour autant. Personne ne pourrait dire de son compagnon qu’il n’était pas plein de ressources, se désespéra Nathan.

Adoptant une démarche féline qui, c’était vrai, lui réussissait la plupart du temps, Lucas fit le tour du bureau, se plaça derrière lui et posa ses mains sur ses épaules, massant doucement. De prime abord, Nathan sentit ses muscles se contracter, mais l’habileté de son amant les força à se détendre. Celui-ci se pencha alors à son oreille.

— Humm, tu es tout tendu, ça te fait du bien ?

Nathan, même s’il appréciait grandement ce petit massage improvisé, n’était pas dupe.

— On n’est pas dans un de tes films.

— Tu vois vraiment le mal partout, toi.

— Bah, tiens.

Il continua encore un peu, espérant de toute évidence l’amadouer.

— Lucas ! cria-t-il en chassant la langue qui venait de titiller son cou.

Le regard noir de Nathan se fit meurtrier et il recula un peu. Son visage adopta de nouveau une petite moue déçue, essayant de l’apitoyer : peine perdue.

— Rhôo, t’es vraiment pas sympa, tu sais.

— Retourne sur ton ordinateur et laisse-moi travailler maintenant !

Lucas croisa les bras sur sa poitrine et, tirant la tronche, sortit de la pièce tout en marmonnant des « Injuste… moi, je me plie en quatre pour lui et demande-lui quelque chose… son idée à la base… ».

Nathan n’entendit pas la fin. Il soupira. S’il avait le pouvoir de remonter dans le temps, il se rendrait directement à ce jour fatidique de l’année précédente quand il avait suggéré à un Lucas déprimé et ne trouvant pas de travail d’accepter la proposition délirante que Pôle emploi lui avait fait suivre. Après tout, quand il s’agissait de manger, scénariste de films pornos, c’était toujours de l’écriture. C’était mieux que rien et en attendant, c’était ça de pris, c’était du moins ce qu’il lui avait dit pour le convaincre. Il n’aurait jamais cru que son compagnon serait doué pour ça, suffisamment pour qu’on lui en redemande.

Il s’écoula peut-être dix minutes avant que celui-ci ne repointe le bout de son nez par la porte. Nathan remarqua tout de suite qu’il portait son blouson.

— Je sors, annonça ce dernier.

Aussitôt, son minois disparut et Nathan entendit ses pas dans le couloir.

— Tu vas au vidéoclub ?

— Non.

Il haussa un sourcil. Il avait un mauvais pressentiment.

— Où, alors ? cria-t-il.

— Chez Guillaume.

Les mains de Nathan s’arrêtèrent, son majeur toujours sur la touche « i ». Guillaume ? Il avait bien entendu Guillaume, là ?

Il se leva brusquement et sortit de la pièce, emprunta rapidement le petit couloir qui menait au salon. Lucas était assis sur une des deux marches qui séparaient ce dernier de l’entrée et était en train de nouer sa seconde basket.

— Pourquoi tu vas chez lui ?

— C’est son jour de repos, il voudra sûrement bien m’aider.

— Et qu’est-ce qu’il y connaît ?

— C’est un mec hétéro, il a déjà vu des pornos dans sa vie, tu sais.

C’était vrai, mais Nathan n’était pas objectif dès qu’il s’agissait de Guillaume.

— Oui, enfin, ça ne fait pas de lui un spécialiste surtout que nous savons tous les deux quel genre de porno il aimerait regarder en vrai et avec qui et…

Lucas serra son lacet et releva la tête vers lui.

— Écoute, Nath, tu ne veux pas m’aider, soit. Maintenant, je suis bloqué. Tu m’as dit de me débrouiller, eh bien, c’est ce que je vais faire. De quoi te plains-tu ?

— Je ne me plains pas, se défendit-il.

— Mouais.

Lucas se leva, attrapa ses clefs sur la console de l’entrée et se dirigea vers la porte.

— Att…

— Quoi ?

Lucas observa son visage. Nathan savait bien qu’il devait être fermé, comme toujours lorsqu’il s’apprêtait à capituler, ses lèvres étaient pincées, ses sourcils se fronçaient juste un petit peu et ses yeux se plissaient légèrement. Lucas le lui avait mimé une fois qu’ils en discutaient tous les deux. Le truc, c’est qu’il avait une sainte horreur de céder et que ça se voyait sur lui. Il n’y pouvait rien.

— Tu as bien dit qu’il n’y en aurait que pour dix minutes ?

De son côté, Lucas arborait un grand sourire, fier et satisfait. La jalousie marchait toujours avec Nathan. Il suffisait de prononcer le prénom « Guillaume » et hop, il faisait ce qu’il voulait de son mec.

Son ami n’était même pas gay, mais Nathan était persuadé qu’il se rabattait sur les femmes uniquement parce qu’il n’avait pas pu avoir Lucas. « Ses fesses crient prends-nous à chaque fois qu’il te voit. Il est toujours en train de se pencher pour te les montrer ». Voilà le genre de propos que Nathan tenait sur Guillaume. Oh bien sûr, lui-même entretenait cette jalousie en déclarant ledit postérieur tout à fait appétissant, ce qui n’était d’ailleurs pas faux. Il était difficile de ne pas succomber au charme de son meilleur ami. Il était beau garçon, bien fait, cultivé, gagnait bien sa vie et quand il connaissait suffisamment les gens, se révélait très drôle. Mais Guillaume n’était pas de ce bord, définitivement pas. Il n’y avait bien que Nathan pour en douter. Toujours est-il que grâce à lui, il allait une fois de plus obtenir ce qu’il voulait. Et il adorait ça.

— Oui, un quart d’heure, grand maximum, confirma-t-il.

Nathan soupira et maudit Guillaume et peut-être sa jalousie, mais seulement « peut-être » alors.

— Bon, on va où ? La chambre ?

— Non, la cuisine, le contredit Lucas en se débarrassant de sa veste et en reprenant ses papiers.

Nathan lui jeta un œil suspicieux, mais ne chercha pas plus. Il traversa leur salon pour rejoindre la pièce, Lucas sur ses talons.

— Et maintenant, on fait quoi ?

Son compagnon ne parvint pas à cacher son sourire. Il lui tendit un paquet de feuilles et posa son double du scénario, observant la pièce du regard.

— J’avais pensé à la table, mais en fait, c’est trop cliché.

Nathan se contenta de lever les yeux au ciel. Trop cliché dans le porno ? Il aurait tout entendu.

— Oui, voilà, tu vas te mettre là, reprit Lucas en le poussant jusqu’à l’asseoir sur le plan de travail.

Cela fait, il ratura sa feuille. Nathan l’observa écrire consciencieusement. Il avait toujours admiré la rapidité avec laquelle Lucas était capable de se concentrer. Vous l’abandonniez cinq minutes et à votre retour il sursautait comme s’il était dans sa bulle depuis deux heures, complètement coupé du monde. C’était exactement comme cela qu’il l’avait rencontré, dans un bar, bondé de types hurlant devant le match de foot qu’il ne fallait pas rater. Comme lui, il avait été traîné là par des amis. Les siens avaient prétexté que ce n’était pas parce qu’il était gay qu’il ne pouvait pas apprécier un bon sport viril. Ce à quoi, il leur avait répondu qu’on voyait dans un match bien plus de mecs se coller les uns aux autres que dans un bar gay. Cela lui avait valu des « ah, sacrilège » et autres idioties du genre. Le truc, c’est qu’il n’aimait pas suivre du sport à la télé et n’avait jamais compris l’intérêt de passer une heure et demie ou plus de son temps à regarder des types en shorts moches courir après un ballon. Mais il avait fait l’effort. Autant dire qu’il ne le regrettait pas.

Lucas avait été là, assis à une table avec un agité braillant à ses côtés, ne prêtant attention à rien autour de lui, passionné par ce qu’il était en train d’écrire dans un cahier. Nathan n’avait pas réussi à détacher son regard de lui et de l’aura de calme qu’il dégageait. Ce n’était pas le plus beau petit lot du bar. Contrairement à lui, Lucas était plutôt commun, en tout cas tant que son sourire chaleureux n’éclairait pas son visage, tant que ses yeux ne se teintaient pas de cette lueur qui vous donnait l’impression d’être unique et merveilleux.

Lui avait un visage dont la symétrie, la finesse et, disait-on, l’élégance lui avaient toujours attiré aussi bien des femmes que des hommes. Autant dire qu’il n’avait jamais vraiment eu d’efforts à faire pour trouver des partenaires. Tant mieux, car draguer n’était pas son fort. Et sans doute que si ses regards persistants avaient réussi à attirer l’attention de Lucas, n’aurait-il rien eu à faire. Mais il était rapidement devenu évident que le fixer n’aurait aucun effet. Alors après deux pintes, il avait finalement rassemblé suffisamment de courage pour l’aborder. Le bond que Lucas avait fait quand il lui avait tapoté l’épaule l’avait fait sursauter lui aussi. Un éclat de rire, une présentation et un verre plus tard, ils s’étaient éclipsés, abandonnant avec plaisir les hurlements de colère des supporters déçus autour d’eux. Depuis, ils ne s’étaient plus quittés. Enfin… pour ainsi dire. La vie n’avait pas été rose, loin de là. Nathan avait rapidement découvert que sous sa jovialité et son apparent calme Lucas avait un caractère de cochon et qu’il pouvait s’emporter très facilement. Il reconnaissait lui-même ne pas être facile, avec des tendances colériques qu’il maîtrisait particulièrement mal. Autant dire que les disputes étaient arrivées très rapidement, parfois pour des broutilles, un mot plus haut qu’un autre, une exaspérante manie de laisser traîner son linge sale, cette lenteur à manger, …, parfois pour des sujets plus lourds.

Nathan pouvait ajouter à ses propres défauts une jalousie excessive, trait renforcé par l’attachement qu’il avait tout de suite ressenti pour Lucas. Il n’était pas comme les autres et la peur de le perdre avait au départ bien souvent obscurci son jugement. Il voyait des rivaux partout et avec le caractère enjoué de Lucas et sa manie de toucher les autres, c’était difficile de ne pas réagir, voire surréagir. Il s’était amélioré avec le temps malgré ses réactions toujours épidermiques en ce qui concernait Guillaume, mais personne ne parviendrait à lui prouver qu’il avait tort sur ce point.

Quoi qu’il en soit, Lucas, d’un naturel confiant, avait eu beaucoup de mal à supporter sa possessivité et ses remarques, tout comme ses regards suspicieux. Cela avait engendré de longues disputes, une ou deux séparations également : de quelques heures, parfois d’un jour ou deux. Elles n’avaient jamais été plus longues, mais elles avaient été fréquentes, accompagnées de « si c’est comme ça, je crois que nous n’avons rien à faire ensemble » où l’autre acquiesçait ou renchérissait par un « parfait, casse-toi ». Les mots s’étaient faits blessants, jouant sur les faiblesses qu’ils découvraient au fur à mesure, appuyant où cela faisait mal, le regrettant amèrement ensuite.

Pourtant, ils étaient toujours revenus l’un vers l’autre, à grand renfort d’excuses, de « plus jamais » et de « je t’aime ».

L’amour…

Il n’avait jamais été aussi amoureux de quelqu’un que de Lucas. Même cinq ans plus tard, il lui arrivait encore d’avoir le cœur qui battait bêtement la chamade et de ressentir des papillons dans le ventre quand ils se rejoignaient quelque part. Il y avait aussi ces petits moments, surprenants, imprévisibles, où ils se baladaient ensemble, regardaient un film ou s’occupaient chacun de ses petites affaires dans la même pièce, où la certitude qu’à cet instant précis, il était pleinement et totalement heureux le frappait. Cette minute où le temps se suspendait suffisamment longtemps pour qu’il puisse graver ce moment et cette plénitude en lui.

Il n’était pas le type le plus romantique de la terre, mais il avait le bon goût de reconnaître que Lucas était l’homme de sa vie. Et s’il l’oubliait parfois, pris dans le quotidien, son travail et les petits soucis qui s’accumulaient de-ci de-là, il y avait toujours quelque chose pour le rappeler à l’ordre.

Bien sûr, tout n’était pas parfait. Il travaillait parfois trop, s’enfermait trop longtemps dans son bureau et Lucas se plaignait de ne pas le voir, de vivre à côté de lui et non avec lui. Lucas, le cœur sur la main, se faisait embarquer dans des plans foireux par certains de ses amis, acceptait sans réfléchir toujours aux conséquences, et les tensions renaissaient au fil des jours.

Mais, avec le temps, des compromis, beaucoup de compromis, les choses s’étaient naturellement calmées. Ils avaient appris à parler plus et à crier moins. Ils avaient compris qu’il fallait faire avec leurs différences, avec leurs histoires et leurs passifs et cela malgré les écarts qu’il y avait parfois entre eux.

Ils ne venaient pas du tout du même milieu socioculturel, et si Lucas avait compensé ses modestes origines autant par une soif d’apprendre et de lire qu’une vive intelligence, il y avait parfois des incompréhensions entre eux, de sérieux ajustements à entreprendre. Un exemple parmi d’autres était leurs habitudes de vacances. Lucas n’était que rarement parti et toujours en mode économie : tente et camping, mais il adorait cela. Nathan était définitivement allergique à la vie en communauté et à l’absence d’un minimum de confort. Cela se reflétait également dans leur goût en matière de décoration. Lucas se fichait bien un peu de l’endroit où il vivait et de la tête que cela avait. Nathan avait le besoin de se recréer un petit cocon où il se sentait bien et chez lui, d’avoir un canapé confortable dans lequel se vautrer, et quand sa mère leur avait offert l’énorme plaid en fausse fourrure qui y trônait maintenant, Lucas s’était foutu de lui, mais lui en avait été enchanté. Il n’en prêtait un bout que parce que sa mère avait insisté pour dire que c’était un présent commun et non uniquement pour lui.

Leur famille était justement une autre de ces grosses différences avec laquelle il avait fallu apprendre à composer. Si la sienne avait accepté son homosexualité, non sans quelques grincements de dents, celle de Lucas n’avait jamais voulu le comprendre ou l’admettre. Ce n’était pas tant un rejet qu’une incapacité à comprendre que cela ne changerait jamais, qu’il n’y avait pas là une histoire de passage et de jeunesse et que non, leur fils ne finirait pas par leur ramener une belle-fille et les abreuver de petits enfants. Ce n’était pas non plus une maladie dont il pouvait se soigner avec un petit effort.

Et les remarques incessantes que Lucas recevait chez eux l’avaient poussé à ne presque plus y mettre les pieds. Lui-même ne les avait rencontrés que deux fois et cela n’avait jamais été volontaire. Et il avait alors été le bouc émissaire parfait, celui qui empêchait désormais leur fils de revenir dans le droit chemin. S’il avait eu la politesse de se taire, ce n’était que par respect pour Lucas, mais il avait eu du mal, tellement que son dédain et sa colère avaient transpiré par tous les pores de sa peau. Évidemment, Lucas souffrait de la situation, mais il avait trouvé dans sa famille à lui une acceptation qu’il lui enviait, mais qui lui faisait aussi le plus grand bien.

— Tu me rappelles déjà sur quel film tu travailles ?

— Cochonnes en cuisine.

Un éclat de rire retentit dans la pièce.

— Pardon ?

— Cochonnes en cuisine.

— Non mais, c’est quoi ce titre ?

— Oh, ça va, ça va, c’est du porno, hein ? et puis, c’est pas moi qui l’ai choisi, je fais le deux là.

— Parce qu’il y a un numéro un.

— Eh bien oui, monsieur !

Lucas prit une mine renfrognée et se dirigea vers le frigo. Nathan leva les yeux au ciel. Pourquoi avait-il accepté de l’aider, déjà ?

Ah oui, Guillaume !

Pourtant, il s’était juré qu’il ne serait plus jaloux de cet homo refoulé et aussi, ah oui, qu’il n’assisterait plus Lucas lorsque celui-ci avait besoin de tester ses cochonneries.

Mais voilà… il avait encore échoué.

Il soupira, appuya l’arrière de sa tête contre le placard et ferma les yeux. Il ne voulait même pas savoir ce qu’il y avait sur la feuille que Lucas avait entre les mains.

— Alors, que se passe-t-il dans cette scène ?

— Et bien Roberta…

— Non !

— Quoi ?

— Roberta ?

— Je t’ai déjà dit que c’est la suite. Moi, je n’y suis pour rien, répondit Lucas en se penchant en arrière pour pouvoir le voir malgré la porte du frigo. Et puis, je te le rappelle, c’est du porno !

Nathan se passa la main sur le front.

— OK ! Donc, Roberta ?

— Et bien, elle est dans la cuisine.

— Et c’est une cochonne.

Un gros soupir retentit.

— Si c’est pour faire des commentaires désobligeants sans arrêt, ce n’est pas la peine.

— Excuse-moi.

— Donc, Roberta est dans la cuisine et se fait un petit plaisir.

— Huhum.

Le bruit du frigo qu’on refermait attira son attention sur Lucas. Il ouvrit de grands yeux en voyant ce que son compagnon posait sur la table.

— Oh là, oh là ! Minute ! Qu’est-ce que tu espères me faire faire avec ça ?

— Ben, je viens de te dire…

— Il est hors de question que cette carotte ou ce concombre s’approchent de moi et de mon…

Lucas leva les yeux au ciel.

— Ce que tu peux être prude !

— Tu plaisantes, j’espère. Je crois que tes histoires de cul te montent à la tête.

Lucas s’arrêta un instant, une petite moue sur les lèvres.

— Mouais, peut-être. Bref, est-ce que tu peux faire semblant ? De toute façon, je n’attendais pas que tu le fasses pour de vrai.

Nathan soupira et attrapa la carotte que lui tendait son compagnon.

— Alors ?

— Tu prends la page cinq, quatrième scène.

Il tourna les quatre premiers feuillets.

— Bien, dit-il.

Il fit une sale tête en lisant les premières lignes, se demandant encore pourquoi il avait proposé d’aider Lucas.

« Scène quatre : La scène s’ouvre directement sur Roberta dans la cuisine, assise sur la table, elle se pénètre avec les légumes. Gros plan sur son visage et on descend pour découvrir ce qu’elle fait.

Roberta : Hum, oh, c’est bon, ah.

C’est alors que Paul entre dans la pièce. Roberta ne le remarque pas et continue à se masturber. Paul se déshabille et commence à en faire autant.

Paul : Hum, je vois que tu t’amuses bien.

Il s’avance.

Paul : Regarde, j’ai un gros concombre pour toi. Si tu veux, je te laisserai jouer avec, petite cochonne. »

Oh mon Dieu, mais c’était quoi ce dialogue ? pensa-t-il avant de continuer.

« Roberta : — Dialogue à trouver.

À trouver : que fait Roberta avant de laisser Paul la sauter ? »

Et il était payé pour… ça ? Nathan n’en revenait tout simplement pas. C’était nul ! En même temps, il avait rarement regardé des pornos hétéros, mais quand même. D’un autre côté, les pornos gay n’étaient pas vraiment plus glorieux.

— J’ai écrit tout le reste de la scène, précisa Lucas, c’est le départ qui me pose problème, alors si tu pouvais me montrer ce que ça donne pour que je voie si… enfin…

— Je refuse de…

— Je sais, juste, fais semblant.

Nathan soupira et ses yeux se posèrent de nouveau sur les pages qu’il tenait. Il y eut un silence, qui se prolongea.

— C’est quand tu veux, Nath ! grogna Lucas.

— Oui, oh, ça va, hein ?

Il soupira encore une fois, fusilla Lucas du regard. Il garda la carotte à la main, la posa sur son entrejambe et ne fit rien de plus. Il était hors de question qu’il mime l’acte.

— Hum, oh, c’est bon, ah, dit-il d’une voix monocorde et sans aucun enthousiasme, le tout en roulant des yeux pour bien montrer ce qu’il pensait de cette scène.

Il fut surpris lorsque les feuilles furent arrachées de ses mains et que Lucas sortit en trombe de la cuisine. Il sauta en bas du plan de travail et rejoignit son compagnon dans le salon. Celui-ci venait de reprendre sa veste.

— Quoi ? cracha-t-il.

— Écoute, si c’est pour y mettre aussi peu de bonne volonté, ce n’est pas la peine, franchement.

Il sentit la tension monter en lui, ses poings commencèrent à se serrer.

— Mais qu’est-ce que tu veux, bon Dieu ?

— Oh rien, Nath, laisse tomber.

— Mais putain, tu veux quoi ? Que je me mette cette carotte dans le cul et que je gémisse comme une nympho en manque ? demanda-t-il en brandissant le légume sous le nez de Lucas.

Il y eut un nouveau silence.

Ainsi sombre la chair – Oh madmoizelle

Oh madmoizelle

Je passai les jours suivants dans de curieuses songeries, et bilans sur moi-même qui semblaient ne jamais devoir prendre fin.

Je ne peux pas dire que je savais exactement ce que je voulais, alors, mais j’y pensais, en tout cas. Je rêvais, d’une certaine manière. Et il y avait une volonté de rendre ces pensées réalisables. Je me remémorais ce qu’il s’était produit avec ce premier homme. Je songeais à ce qui était possible.

Plus jeune, et ça pourrait paraître idiot de dire ça à 28 ans seulement mais je sentais pourtant déjà la différence, je me faisais siffler, draguer, interpeller quotidiennement. Je me souviens très bien du sentiment que j’éprouvais à ce sujet : ça me saoulait profondément. Maintenant que ça ne m’arrivait plus – à croire que  l’enlisement de mon existence avait fini par tuer même mes possibilités d’attrait –, ça me manquait. Un peu. Logique, dans toute sa splendeur. Ça faisait partie de ce qui me donnait le sentiment d’avoir perdu des morceaux de moi-même, je crois : j’observais les jeunes filles qui se faisaient  héler en me demandant ce qui avait pu plaire en moi, ce que j’avais possédé, et n’avais plus, depuis. Cette part de moi qui semblait s’être enfuie. Sauf peut-être pour les hommes pour qui la « jeunesse » se réduisait désormais aux filles comme celle que j’étais, bien que ceux-ci ne m’auraient pas sifflée, bien sûr. Peut-être que ceux-là décelaient ce que je ne voyais plus.

Et puis il y eut ce jour, peu après ce premier homme, où je passais devant une série d’arrêts de bus : un mec m’interpela, au milieu de sa bande de potes, avec un « oh madame ». Ce terme me gêna, autant parce que je n’y étais pas habituée que  parce qu’il témoignait d’une distance entre eux et moi qui, d’une certaine façon, me heurtait. Comme si j’étais déjà… autre, je ne sais pas. Quelqu’un qui n’était plus de leur monde, en tout cas. Je le vis s’approcher au petit pas de course pour me parler. Il faisait le malin devant ses copains et, en même temps, sa gêne était manifeste.

— Madame, euh…

Il se retourna vers ses amis comme pour chercher leur encouragement. Tous observaient notre échange.

Je m’étais arrêtée pour l’écouter.

Il reprit :

— Euh, vous… Vous savez, vous, si un hymen ça peut se recoudre ?

Ses copains rirent.

Je l’observai. Il devait avoir entre 17 et 20 ans, grand max, et avait du mal à ne pas trop gigoter sur place. Il n’assumait pas tant que ça sa question, c’était sûr. Il n’assumait pas plus le fait de m’arrêter pour me la poser, mais il faisait comme si.

Je ne sus pas trop que répondre. Je dis toutefois :

— Probablement.

Certainement que la chirurgie permettait ça. Je n’en doutais pas.

— C’est pour sa copine ! cria l’un de ses potes, avant que des rires fusent de nouveau.

J’examinai encore le garçon. Ce coup-ci, il avait clairement rougi. D’une certaine façon, ça me toucha et me donna envie de l’aider, bien que je ne sache pas trop comment m’y prendre.

J’hésitai un instant.

— Sinon…

Je cherchai mes mots. Une façon de le dire qui ne serait pas trop raide.

— Il existe toujours des voies pour la pénétration qui évitent ce genre de conséquence, lâchais-je enfin.

Je le vis rougir, sans surprise, mais bon… Un « oh, la dame, c’est une cochonne, en fait » fusa du côté de ses potes, sans que je sache lequel l’avait lâché. Je n’y prêtai guère attention, de toute façon.

J’aspirais déjà à sortir de ce jeu dans lequel je n’avais pas demandé à entrer, et qui m’embarrassait. Après un léger sourire, politesse basique, je poursuivis donc mon chemin.

Tandis que je déambulais, je ne pus m’empêcher de songer à cette transition entre « la fille que l’on drague à « la femme à qui on s’adresse parce qu’elle passe à ce moment-là et qu’on veut crâner devant ses copains » que je venais de me prendre en pleine figure. J’avais souri mais, dans le fond, j’avais été blessée et, lorsque je passais devant l’une de ces glaces qui ponctuent parfois les murs des rues commerciales, je m’arrêtais pour regarder mon reflet. Il ne m’offrit qu’une image perturbante. Quelqu’un de triste… Plus que ça : quelqu’un qui avait déjà son passé derrière elle. Ce fut ainsi que je me vis, en tout cas. Ça me fit un choc. Les raisons pour lesquelles j’étais sortie ce jour-là se noyèrent dans un flou qui m’immergea toute entière.

Je les ai oubliées, d’ailleurs. Ce devait être insignifiant.

Je fis demi-tour.

En repassant devant les arrêts de bus, je remarquais la bande de jeunes, toujours au même coin. L’un d’eux me vit et fit un signe à ses copains pour me désigner. Celui avec qui j’avais parlé m’adressa un sourire chaleureux et un salut, auquel je répondis avec un quelque chose d’agréable dans la poitrine : au moins, cet instant-ci avait été appréciable.

Puis, alors que je continuais d’avancer, l’un d’eux me rattrapa. Il était timide et on aurait dit qu’il avait pris sur lui avec force pour faire ce pas, et ses copains le hélaient en riant. Ce n’était pas celui qui m’avait abordée, la première fois.

– Vous… Madame, euh… mad’moizelle, vous…

– Oui ?

Je m’arrêtai.

– Vous êtes charmante, vous savez.

Je fus véritablement perturbée.

– On peut…, reprit-il. On peut boire un verre, si vous voulez.

Je l’observai plus attentivement.

Il avait dans les 20-22 ans, grand, avec un style street et un visage anguleux dont l’expression était moins hésitante que ses amis. Il avait des airs de sale gosse, en fait. De sale gosse présentant une image séductrice mais que je sentais terriblement de surface.

Je me demandai ce qu’il voyait en moi : ce que mon attitude avait pu lui donner comme image lors de l’échange précédent, ou peut-être juste le fait que je me sois interrompue, là, pour lui répondre. Les films qu’il pouvait se faire dans sa tête.

Est-ce que j’avais l’air disponible ?

Je me demandais.

Est-ce que j’avais l’air baisable ?

Je me mis à hésiter vivement entre le remballer et voir où accepter me mènerait.

Je dus rester un certain nombre de secondes silencieuse.

Probablement dut-il voir qu’une ouverture était possible, puisqu’il insista :

— Il y a un bar sympa juste à côté.

Ma voix ne sortit toujours pas. Il dit encore :

— Juste un verre. Ça n’engage à rien.

Alors, perdue et, au fond de moi, curieuse aussi, puisqu’il s’agissait de l’état dans lequel j’étais, je répondis :

– OK.

On alla donc à ce bar, dans une rue adjacente.

Il prit un verre de coca, moi un café. Et il parla. Beaucoup, parce que je le fis peu, de mon côté.

En y repensant, je crois que j’aurais accepté ce verre de n’importe qui, pour peu qu’il ne s’agisse pas d’un mec venant de qui j’aurais senti une séduction autre qu’éphémère… quoi que ce soit risquant d’être « sérieux ». Dans son cas, le fait qu’il m’apparaisse comme un petit con jouait en sa faveur.

Je m’interrogeais sur les raisons pour lesquelles il était venu m’aborder lors de ce deuxième passage. Comment me voyait-il ? Comme l’occasion incroyable, alias un accostage lourdaud dans la rue qui payait – champagne ? Une femme plus expérimentée porteuse de promesses sexuelles dont il pourrait profiter en s’en vantant ensuite à ses potes ? Ou qu’il pourrait enculer, comme je le leur avais suggéré à propos de cette histoire d’hymen ? Peut-être quelque chose dont ils avaient parlé entre eux durant mon absence. Un pari ou une autre connerie, qu’est-ce que j’en savais… Une cochonne qui parle de sodomie et qui se laisse aborder, ça se tente, non ?

Et je ne pouvais m’empêcher de songer à cette dernière éventualité. Je crois que j’aurais aimé ça : qu’il m’emmène quelque part et s’empare de mon cul. Qu’il recommence, en invitant au passage ses amis. Du moins, étaient-ce les idées fantasques que créait mon esprit. Je ne l’aurais pas voulu, en réalité. Pas vraiment. Je le précise, parce que c’est important de faire la part des choses à ce sujet : entre ce qui est dans l’imagination et ce qui est dans la réalité. La confusion entre les deux est dangereuse. J’étais moins avec lui que dans mes pensées, en tout cas. Pas vraiment proche, pas vraiment distante non plus… Psychologiquement, j’entends. Je restais surtout curieuse, autant de l’intérêt qu’il me manifestait que de voir si échange aboutissait à quelque chose mais, honnêtement, je n’y croyais pas vraiment. Je n’y croyais même pas du tout ; j’observais juste ce qu’il se produisait, en attendant que l’on arrive à un point de rupture. Façon pour moi d’explorer l’effet que je pouvais faire, et si de mon corps éteint, de mon âme étouffée, pouvait encore sortir quelque chose.

On n’avait pas grand-chose à se dire, mais c’est toujours ainsi dans ces histoires de drague.

Je me permets un aparté à ce sujet.

Draguer est quelque chose qui ne concerne jamais la personne que l’on a en face. C’est un besoin purement personnel, en fait : s’assurer de son potentiel de séduction, de ses capacités à exposer… non pas vraiment soi-même, mais une surface que l’on pense susceptible de plaire. Rien de bien passionnant, en somme. Rien de vrai, surtout. On ne cherche pas réellement à se connaître ; seulement à atteindre un but. C’est pour ça qu’il en sort rarement du positif. On donne une image qui n’est basée sur rien : ni sur ce que l’on est vraiment, puisque l’on joue un rôle, ni sur ce qu’attend l’autre, puisqu’on ne le connait pas encore… Au mieux, sur des aprioris. Sur des stéréotypes que l’on pense efficaces. Le mec « sûr de lui ». La fille « niaise »… On est dans le superficiel au mieux, et au pire dans le faux. On dit ce que l’on croit devoir dire, et on répond ce que l’on croit devoir répondre. Disons-le clairement : les techniques de drague qui passent sur le net, c’est de la connerie. Les discours sur la friendzone ou toutes les autres théories fumeuses sur le sujet, c’est de la connerie aussi. Personne n’a besoin de savoir draguer, sinon pour contenter son égo, et si c’est le cas il faut s’interroger dessus. Si on est attiré par une personne, la seule chose dont on a besoin d’être capable est de lui adresser la parole, de chercher sincèrement à la connaître et de se montrer tel que l’on est vraiment. Le reste est à foutre à la poubelle.

On était donc dans cette superficialité totale avec ce mec, et je crois que tout en moi lui disait qu’on n’avait pas grand-chose en commun, et tout en lui me soufflait la même chose, mais ce n’était pas très important, finalement, puisque l’important était de savoir si notre but était le même. Pour moi, du moins. J’écoutais sans entendre, du coup. Je pensais, plutôt.

Tout à coup, je lui dis :

– Tu habites dans le coin ?

Probablement, ce que j’attendais fut visible dans ma brusquerie. Je songeais en même temps : il doit se dire que je suis grave… Et je ne sais pas si je me faisais pitié ou si je m’en foutais totalement, mais le fait qu’il soit plus jeune et cette idée persistante que, de toute façon, il ne se produirait rien me rendait plus bravache.

Il habitait chez ses parents. Sérieusement…

Tu veux que je te suce ?

Je ne le lui aurais pas dit, mais je le pensais, prise de lassitude mais aussi d’un fond de provocation devant cette drague qui me paraissait absurde. Et pourtant, même avec cette conscience-là, ce n’était pas aisé de sortir ces mots. Une autre, peut-être, aurait pu. Dans d’autres circonstances. Avec un autre vécu.

Je crois qu’à partir de là, je n’écoutais plus du tout ce qu’il disait. Il dit encore quelques trucs mais j’étais trop ailleurs, il y avait des bribes d’Ayme qui me revenaient, et de mon quotidien, et de la stérilité même de l’instant, de toute cette absence de sens… de tout. Partout. Ma tête bouillonnait. Je me levai suffisamment brusquement pour faire se renverser son verre qu’il rattrapa avant qu’il ne se vide réellement sur la table. Je ne saurais dire ce qui m’arriva, alors. Une forme de vertige. Un besoin de fuir cette situation qui ne menait à rien et dont la superficialité me dérangeait. Qui n’était pas ce que je voulais. Je le regardai dans les yeux en lui disant que j’allais aux toilettes et… je ne sus pas vraiment comment je le fis, je veux dire : quelle attitude exacte j’eus, sinon que j’étais paumée, mais je dus le faire d’une manière particulière ou… je ne sais pas. Je pense qu’il y eut quelque chose, en tout cas. Quelque chose que j’ignorais. On n’est pas toujours conscient de ce que l’on donne à voir. Au moins de l’ambiguïté, puisque je ne savais pas moi-même ce que j’éprouvais.

Toujours est-il que je n’étais entrée dans les toilettes que depuis quelques secondes quand je le remarquai à l’entrée de la pièce. Et que ça me fit un choc, parce que je savais ce que ça pouvait signifier et que j’étais dans du concret. Non plus uniquement dans tout ce manège sans sens ou dans mon imagination.

On était dans un grand bar, avec un étage, et une série de sanitaires au deuxième niveau. Et pas de clients : tous étaient restés en bas, leur brouhaha montant jusqu’à nous dans une intensité qui noyait tout désir de parler. Je n’en avais pas, de toute façon.

Je me demandai quelle image je pouvais bien donner à ce gamin, et ce qui allait se passer, et ce qu’il dirait de moi, à ses potes : comment cette histoire sonnerait dans sa bouche, comment elle serait présentée.

Je m’appuyai contre le lavabo derrière moi et le fixai, dans une attitude qui fut certainement provocante. Je le suppose. Je ne maîtrisais pas tant pour autant.

Il parut hésitant, avec son vernis de gars qui joue le rôle qu’il croit attendu de lui, soit celui de la séduction et du mec, du vrai, aussi ridicule que ce soit, mais qui est décontenancé par ce qu’il voit. Et avec quelque chose de plus incisif en lui, aussi : je voyais vraiment poindre le sale gosse que j’avais présumé. Et il examinait mon visage : ce visage dont l’expression – s’il y en avait une – m’était certainement étrangère à moi-même, puisque je ne savais que faire de toutes les contradictions de mon esprit.

Sa voix, quand elle s’éleva, eut un accent agressif qui me perturba :

– Pourquoi est-ce que tu es venue ici ?

Bonne question… Je lui répondis par une autre :

– Pourquoi est-ce que j’ai accepté de boire un verre avec toi ?

Il hocha la tête. Il paraissait méfiant, en attente de ce que je dirais, et si dur, alors, que j’eus le sentiment d’avoir peut-être trop joué avec le feu ; que je ne pouvais pas attendre que ça se passe forcément bien avec le premier inconnu rencontré dans la rue. Que je n’aurais peut-être pas dû entrer dans ce jeu de séduction, ou que j’aurais dû être sûre de ce que je voulais vraiment avant cet instant. Que je devrais être sûre, maintenant. Le premier qui m’avait abordée, son pote, semblait adorable. Lui m’offrait une image toute autre. Lui ne paraissait pas prêt à me passer toutes mes ambiguïtés.

Je ne répondis pas.

Parfois, quand on ne sait pas si ce qu’on va dire risque d’améliorer ou d’empirer les choses, mieux vaut se taire. Et là, je constatais que je n’avais rien à lui donner qui pourrait contredire l’idée qu’il était en train de se faire de moi, et que je voyais bien : celle d’une allumeuse qui s’était joué de lui, et même mon attitude provocante me desservait, à ce sujet, mais je ne pouvais pas m’en défaire. C’était le rempart qui me restait. Et puis j’ignorais trop ce qui allait arriver. J’étais aussi peu sûre d’avoir vraiment envie qu’il me saute, comme j’avais pu le lui laisser penser, que sûre d’avoir envie de repousser cette idée.

Laisser la porte ouverte à une situation, c’est une chose… Le faire vraiment, c’est différent.

Et, au cas où ce soit nécessaire de le préciser, ça n’autorise pas à la forcer si on veut la refermer.

Je rétorquai d’une question :

– Et toi, qu’est-ce que tu attends ?

– Comment ça ?

– Qu’est-ce que tu espères ?

Il fronça les sourcils.

Je crois qu’il n’avait rien à répondre à ça, ou que, comme moi, il ne voulait pas le dire, alors il se tut également.

– Putain, souffla-t-il enfin.

Et il s’avança, avec un air embarrassé mais toujours ce fond agressif en lui, en-dessous, et il essaya de m’embrasser.

De réflexe, je détournai la tête. Le souvenir du dégoût que j’avais éprouvé lorsque cet autre homme, ce type plus âgé, m’avait fourré sa langue dedans, était encore trop vif et je n’avais pas envie de ses lèvres sur les miennes. Peut-être juste de sa queue. Et je pensais encore à Ayme.

Toujours, à Ayme.

Tout le temps. Son ombre sur moi.

Je ne m’attendais pas à la façon dont il me bloqua contre le lavabo en mettant la main entre mes cuisses dans un geste qui n’avait plus la moindre once de séduction. Plutôt à l’image des reliefs anguleux de son visage. Durs et secs.

Pourtant, je m’en échauffai. Mon entrejambe se mit à me brûler. Et dans mon esprit, se mêla un ensemble de peur, de culpabilité, et d’excitation, et de révolte, aussi, et de désir de partir comme de poursuivre ce qui arrivait. Il pressa sa main contre ma jupe, et plissa ma culotte dans le mouvement, serra, faisant entrer le tissu dans les replis de ma chair, m’en faisant sentir la moiteur et la sensibilité. Et, en même temps, il y avait ce regard, chez lui, qui oscillait entre perte de repères et gêne face à mon attitude, comme s’il voulait voir comment j’allais réagir, aussi : ce que je lui montrerais puisque je ne lui disais rien. Mon bassin pulsait, mon corps hurlait, ma tête était un champ de bataille, une terre dévastée. Et, lorsqu’il m’attrapa finalement par le cou pour m’embrasser malgré mes réserves, et passa la main sous ma jupe pour presser plus vivement contre ma culotte, j’accueillis ses doigts avec une sensation de chaleur brûlante qui se heurta à un choc dans mon esprit.

Parce que je ne savais même pas ce que je voulais. Et que ça n’allait pas, en conséquence. Ça ne pouvait pas aller. Qu’il me relâche et me laisse partir. Qu’il déboutonne son jean et sorte son sexe. Qu’il me retourne contre le lavabo et m’y maintienne pour me baiser aussitôt. Qu’il s’empare de mon cul, dans cette pratique que j’avais suggérée en boutade, dans la rue, sans savoir le moindre instant qu’elle me mènerait là où je me trouvais alors.

J’étais glacée de l’intérieur et enflammée sous ses doigts. Aussi incohérente que soit la dualité de ces deux sentiments.

Lorsqu’il écarta enfin ma culotte, j’échappai à ses lèvres et m’agrippai à son bras sous la violence des sensations qui m’assaillirent, me faisant trembler de besoin et de choc à la fois, et je ne savais plus si je m’accrochais à lui pour le repousser ou pour le tirer à moi.

On était dans des toilettes de bar, avec le brouhaha venu du niveau inférieur, et aucun de nous n’avait même fermé la porte nous séparant du couloir. Pas vraiment cachés. Ça dépendrait si quelqu’un arriverait et j’ignorais si ce serait le cas, mais je doutais qu’on puisse rester longtemps sans que personne ne débarque.

– Arrête, me mis-je à souffler dans son cou, haletante et molle.

Mon excitation physique était claire, mais mon esprit ne l’était absolument pas.

Aucun mot ne passa ma gorge nouée tandis qu’il poussait un doigt en moi, me faisant me raidir et me plongeant dans une confusion plus intense, encore, et serrer vivement son bras. Tout autour de moi n’était plus que brumes et seule ma chair semblait savoir ce qui lui arrivait.

Dans un sursaut, je le repoussai. Des deux bras. Avec force.

Et il me laissa enfin m’écarter comme l’avait fait ce pédophile, plus jeune, m’accordant de m’échapper enfin.

Je fis plusieurs pas de côté. Je déplissai ma jupe, repris ma respiration, pris conscience de ce que je venais de vivre, et à quel point ça avait été violent.

Pris conscience de ce qu’il venait de se passer.

Je lui fis remarquer :

– J’ai dit « arrête ».

Mais il objecta je ne sais plus quoi… Que je savais très bien que je l’avais voulu. Des trucs comme ça. Je n’entendis pas vraiment ses paroles, en fait, sinon leurs accents agressifs. Et je ne sus dire s’il disait vrai ou non.

Je tournai enfin le visage vers lui pour voir son expression qui était celle de l’incompréhension, et je me rendis compte que j’étais incapable de lui montrer autre chose que le mystère que je représentais désormais aussi pour moi-même. Mon corps pulsait toujours de besoin inassouvi, mais je décidai de l’ignorer. L’urgence de fuir fut tout ce que j’éprouvai. L’urgence de me casser de cette situation et la peur, aussi : de lui, de moi-même, de mes réactions… de tout ce qui pouvait m’arriver.

Je ressortis dans la rue. Il ne me suivit pas. Je marchai. Je courus presque et je ne pus cesser de trembler qu’une fois revenue dans le métro, emportée dans le clair-obscur de ses tunnels.

Là, enfin, je repensai à ce mec, à ce qui s’était produit et ce qu’il devait se dire, de son côté.

Peut-être regretterait-il ses gestes ou se lamenterait-il plutôt sur leur dénouement.

Peut-être se branlerait-il en songeant à moi ce soir. Je l’imaginais. Il porterait à son nez le doigt qu’il avait enfoncé dans mon corps et se dirait que c’était les boules, que ça ce soit arrêté là. J’y pensais fortement : à son orgasme en se rappelant de moi.

Porn ? What Porn ? – Ce n’est pas du porno ! (2)

La pièce comportait un lavabo que jouxtait un petit coin repos composé d’une machine à café et d’un canapé. Une fois débarbouillé, Alex se posa dans celui-ci, espérant que prendre une légère distance avec Gabriel pourrait l’aider à recouvrer ses esprits. La voix de ce dernier retentit aussitôt.

— Et… tu es sûr de vouloir garder le début de ta scène comme ça ?

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’ils se sautent dessus bien facilement. Et si tu les faisais picoler ? ajouta-t-il avec un amusement marqué.

— C’est cliché.

Gabriel haussa les épaules.

— C’est sûr. Ce n’est pas grave non plus. En même temps, comme je te le dis, pour un porno…

La phrase était purement moqueuse et Alex en lâcha un rire. Quand il se tourna vers Gabriel, il remarqua que son regard venait de se teinter d’une forme de provocation purement sensuelle.

— D’un autre côté, l’alcool c’est bien pratique : ça désinhibe.

— Ça attaque la mémoire, contra-t-il. Ça fait oublier ce qu’il s’est passé.

— Pas forcément.

Alex eut un sourire, sincère malgré la gêne que le rappel de ces événements avait provoquée en lui. Il pivota sur lui-même pour s’allonger de tout son long sur le canapé, la tête vers Gabriel. Son regard se perdit au plafond.

— Tu…

Il hésita. Un peu. Pas si longtemps, en fait.

— Tu te souviens, toi, de ce qu’il s’est passé lors de la dernière soirée ?

Le souvenir de Gabriel se raidissant contre ses reins était encore vif.

— Bien sûr.

Alex reprit son souffle.

Au-dessus de sa tête, les planches de bois vieillies se succédaient, dessinant des motifs abstraits. Son crâne se renversa en arrière. Quand il reporta son regard sur Gabriel, la vision qu’il eut de lui fut curieuse, inversée, comme ça. Il laissa glisser légèrement son crâne contre la matière noire du canapé, y étalant plus largement les mèches brunes de ses cheveux.

— Tu sais, j’ai vraiment cru que tu allais m’embrasser, lâcha-t-il soudain.

Contre toute attente, la confidence n’avait pas été difficile. Il se sentit néanmoins pris de vertige, comme si la Terre venait de s’offrir un tour de tourniquet et qu’il devait en attendre l’arrêt. Puisque Gabriel ne répondit pas, il essaya de calmer sa respiration et attendit que le plafond cesse de bouger.

Enfin, un grincement parvint à ses oreilles : celui du siège duquel Gabriel venait de se lever. Alex ferma les paupières, écoutant le pas lent qui s’approcha de lui. Lorsqu’un poids se fit des deux côtés de sa tête, il rouvrit le regard dans un mélange d’inquiétude et d’espoir. Là, appuyant ses paumes sur l’assise du canapé, Gabriel était penché juste au-dessus de sa tête. Alex se perdit dans ses yeux.

— J’en ai envie, murmura-t-il d’une voix plus faible.

Les lèvres qui s’entrouvrirent le captivèrent.

— Tu en es sûr ?

— Oui.

Il y eut alors un instant de flottement, leurs regards restant plongés l’un dans l’autre, puis le visage de Gabriel se rapprocha. Enfin, sa bouche se posa sur la sienne.

Le contact fut doux, plus qu’Alex ne l’aurait imaginé. Les lèvres de Gabriel avaient gardé le goût sucré de la boisson qu’ils avaient partagée. Lorsqu’une langue partit à la quête de la sienne, il leva la main pour s’accrocher à la chevelure de Gabriel et ouvrit plus largement la bouche dans une invitation muette. Le baiser s’approfondit. L’excitation monta, puissante, le poussant à refermer inconsciemment le poing sur les cheveux dans lesquels il avait glissé les doigts.

Un souffle passa sur ses lèvres.

— Tu as peur que je m’échappe ?

Alex perçut aussitôt la force avec laquelle il l’avait agrippé. Il desserra la main.

— Peut-être, avoua-t-il.

Le désir pulsait violemment à l’intérieur de son ventre, réduisant à néant tout ce qui ne tournait pas autour de la bouche de Gabriel au-dessus de la sienne, de son regard et de la chaleur de son souffle contre sa peau. Lorsque les lèvres de Gabriel s’emparèrent de nouveau des siennes, ses paupières se fermèrent et il se laissa aller à cette sensation d’irréalité qu’il éprouvait. La lenteur avec laquelle Gabriel l’embrassait pouvait bien être un rêve. Chaque contact de leurs lèvres l’une contre l’autre avait des airs de mondes à découvrir. S’il éprouvait l’envie d’aller plus vite, au fond de lui quelque chose lui chuchotait qu’il n’avait pas besoin de se presser, qu’il était inutile de brûler les étapes, qu’il avait le temps de les savourer. Longuement, leurs langues se caressèrent, leurs souffles se répondant, au point que, lorsque le baiser se rompit, Alex se rendit compte qu’il avait des difficultés à se réhabituer à la lumière et que la tête lui tournait.

Il cligna plusieurs fois des yeux, absorbé par l’expression de Gabriel, penché sur lui. Le souffle qui s’évada des lèvres de ce dernier fut brûlant :

— J’ai envie de toi.

Un temps, il laissa ces paroles le parcourir. Il effleura de ses dents la pulpe de ses lèvres, les percevant irritées par leur baiser.

— Tu veux que je t’apprenne comment on fait un bon porno ? reprit Gabriel avec une certaine ironie, mais qu’Alex sentit mal assurée.

Il pouvait percevoir l’envie sous-jacente, massive.

— On ne tourne pas un film.

— C’est une idée…

L’inquiétude resserra le ventre d’Alex. Gabriel ne fut pas loin de rire.

— Je parle pour le bouquin ! Ça pourrait te donner des idées.

— Dis surtout que c’est trop tentant de continuer à te moquer de moi sur ce sujet.

Un sourire de connivence monta aux lèvres de Gabriel.

— Je suis incapable de résister, avoua-t-il en se penchant pour l’embrasser.

Alex se tendit vers lui. Lorsque Gabriel s’attaqua à la chair tendre de son cou, il laissa échapper un soupir lascif, puis sentit ses doigts plonger dans sa chevelure, la parcourant avant d’atteindre la peau de sa nuque, sur laquelle ils s’attardèrent. Enfin, la main glissa dans le col de sa chemise en atteignant les muscles de son dos.

— Tu en avais vraiment envie ? murmura Gabriel.

— Oui.

— Beaucoup ?

Alex prit une seconde pour répondre. En percevant le pouce de Gabriel passer sur l’un de ses mamelons, à travers le tissu du t-shirt, il soupira :

— Oui.

— C’est vrai ?

Doucement, Gabriel fit rouler son téton entre ses doigts, le poussant à se mordre les lèvres tandis qu’il hochait la tête.

— Pas toi ?

Gabriel laissa planer un silence. Puis, il grimpa soudain jusqu’à se retrouver à quatre pattes au-dessus de lui.

Le cœur d’Alex s’emballa. Il contempla le pan de chemise blanche sortie du pantalon qui se trouvait tout près de son nez… et la peau qui apparaissait, à peine, à cet endroit.

— Si, finit par reconnaître Gabriel. Si. Tu aurais dû me le dire avant.

Alex le sentit soulever le rebord inférieur de son t-shirt.

— Si tu me l’avais dit, reprit Gabriel en lui embrassant le ventre – et cette sensation fut la plus incendiaire qu’il soit –, je t’aurais déjà pris sur ce canapé… Et ce bureau, là, ajouta-t-il après un temps de réflexion.

Alex fut parcouru d’un frisson lorsque Gabriel baisa la peau douce un peu plus loin.

— Et contre le mur, à côté de la porte d’entrée. Et…

— Tant que ça ?

Un sourire monta aux lèvres d’Alex. Il fixa de nouveau la portion de chair blanche qui se trouvait tout juste à côté de son visage, au bord de la chemise. Délicatement, il y passa un doigt.

— Tu es sûr de vouloir le faire ? demanda Gabriel.

— Oui.

Lentement, les mains de ce dernier glissèrent sur les hanches découvertes d’Alex, longeant ses côtes. Les lèvres qui se posèrent à nouveau sur la peau sensible de son ventre le firent se tordre d’envie et sa chair se couvrit de frissons sous les traînées humides que laissa sa langue.

Son cœur battait fortement dans sa poitrine. Ils n’étaient plus seulement en train de s’embrasser. La position dans laquelle ils se trouvaient l’inquiétait tout autant qu’elle suscitait en lui une excitation presque insoutenable. Gabriel était si proche de son entrejambe… Toute la tension qu’il ressentait était juste là, à peine un peu plus loin, là où tout son corps réclamait son contact. Que Gabriel y pose la main, la joue, n’importe quoi qui puisse apaiser son besoin : c’était tout ce qu’il désirait.

La pensée qu’il devait avouer maintenant son inexpérience s’imposa avec évidence.

D’un coup, le canapé bougea et il se sentit décontenancé en voyant Gabriel se relever. Son crâne se renversa en arrière et il ouvrit des yeux embrumés sur lui pour le découvrir en train de reculer de quelques pas dans une image hypnotique. Il roula sur lui-même pour se mettre sur le ventre et le suivre plus facilement du regard.

La voix de Gabriel s’éleva :

— Le canapé ou le bureau ? À moins que tu ne préfères le mur ?

Alex sentit sa respiration s’accélérer. Il observa Gabriel défaire les boutons de sa chemise, fasciné par la façon dont elle s’écarta devant son buste, avant de glisser le long de ses épaules. En le voyant déboutonner son pantalon, il se redressa pour s’asseoir nerveusement.

— Comme tu le veux, répondit-il enfin avant de s’affairer à ôter ses chaussures.

Fichue fierté qui le rendait incapable d’avouer son inexpérience.

Une fois pieds nus, il passa son t-shirt par-dessus sa tête, puis glissa la main dans sa chevelure. Il s’immobilisa en découvrant Gabriel finir de retirer son pantalon. Entièrement nu.

Le sexe tendu vers lui avait quelque chose de magnétique. Sa forme était parfaite, sa teinte toute en délicatesse. Il ressentit avec violence le besoin de le toucher. Lentement, il se leva, la tête brumeuse et le désir pulsant fortement dans son ventre. Une fois parvenu devant Gabriel, il ferma les paupières et se laissa griser par sa proximité. Il aima se noyer dans la langueur de l’instant, s’en laisser emporter.

Puis, d’un coup, il tomba à genoux devant ce membre dur, gonflé, superbe dans sa rectitude qui se trouva juste en face de son visage. Et il le prit dans sa bouche.

Il ne l’avait jamais fait auparavant. Ce n’eut aucune espèce d’importance, car à l’instant où ses lèvres glissèrent sur sa longueur, il sut qu’il s’agissait de tout ce qu’il voulait. Sa main s’enroula à la base de la hampe de Gabriel et il se laissa aller à de longs va-et-vient. Le sexe dur glissait à l’intérieur de sa bouche, frottait contre ses lèvres et effleurait l’intérieur de ses joues dans une sensation grisante, comme s’il s’agissait là de sa place, comme si leurs chairs avaient été faites pour se rencontrer. Au-dessus de lui, la respiration de Gabriel s’accéléra. Quelques soupirs hachés s’élevèrent de sa gorge, faisant parfois entendre un son légèrement plus rauque que les autres, et Alex s’en retrouva puissamment excité. Quand une main glissa dans ses cheveux, il appuya la tête contre elle, appréciant la caresse. Gabriel poussa alors lentement de manière à entrer plus profondément dans sa bouche, et si le premier réflexe d’Alex fut de reculer, le murmure qui parvint à ses oreilles le fit reléguer la gêne ressentie au loin. Il s’évertua ensuite à faire lui-même de longs mouvements sur la chair chaude qu’il prenait en lui, tout en se délectant des sons et des soupirs qu’il suscitait.

Au bout d’un moment, il dut reprendre son souffle et le fit en se frottant doucement le visage contre le membre dont la chair pulsait encore entre ses doigts. La paume qui descendit le long de sa joue le fit s’y frotter comme l’aurait fait un chat. Puis, il attrapa la main qui l’aida à se redresser, mais eut à peine le temps de se mettre debout que Gabriel se jetait déjà sur lui pour l’embrasser vivement. La voix de ce dernier se chargea d’urgence.

— Tu veux faire ça où ?

— Je ne sais pas…

— Le bureau ?

Alex regarda le meuble en question. Il ne savait pas.

— Oui.

Gabriel continua à l’embrasser en le faisant reculer jusqu’à ce qu’il se sente buter contre le rebord de bois. Le crissement des feuilles de papier qui s’envolèrent pour atterrir au sol emplit brièvement la pièce.

— Leçon un, murmura Gabriel en le soulevant par les fesses pour l’asseoir sur la surface plane.

Il fit une pause en fermant les paupières, comme s’il se retenait de toutes ses forces ou bien priait intérieurement.

— Dis-moi que tu as des préservatifs.

Alex sentit une chaleur incontrôlable lui monter au visage.

— Non.

— Merde…

La voix de Gabriel se fit plus impatiente, presque désespérée.

— Dans ton bureau ? Dehors à un distributeur, quelque part ?

— Je…

De toutes ses forces, Alex essaya de rassembler ses esprits pour se remémorer les enseignes de la rue, l’éventuelle présence d’une pharmacie ou d’un distributeur… mais Gabriel choisit cet instant pour déboutonner son jean et plonger la main à l’intérieur. Les doigts qui enserrèrent son membre pour y imprimer de longs mouvements de va-et-vient le firent fermer les paupières alors que sa tête se vidait de toute forme de pensée. Il entendit à peine le bruit que fit Gabriel en inspectant, fébrile, le contenu de ses tiroirs de l’autre main.

— Mike, parvint alors à émettre Alex dans un éclair de conscience.

Son collègue transportait systématiquement la moitié de sa maison lorsqu’il venait à l’atelier. En outre, il avait une sexualité suffisamment débridée pour que l’espoir soit permis.

— Où ?

Alex avala sa salive. Il ne savait même pas comment il avait pu penser à cette éventualité.

— Le bureau, là. Peut-être.

Son corps protesta quand Gabriel lâcha son sexe pour inspecter le meuble de travail de son collègue.

Il ne vit pas ce qu’il découvrit en ouvrant le tiroir. Il aperçut juste son sourire : le mélange de soulagement et d’amusement qui s’afficha sur son visage. Le préservatif que Gabriel déposa à côté de lui ne l’étonna pas. Le flacon associé le rendit incapable d’en détourner le regard.

— Tu t’allonges sur le dos ?

Tout dans la façon dont Gabriel venait de s’exprimer, criait le désir et l’urgence. Alex parcourut d’une main la surface lisse du torse lui faisant face. Puis il se laissa repousser en arrière. Il s’étendit en prenant appui sur ses coudes. Le geste brusque qui fit descendre ses vêtements au-delà de ses hanches le poussa à se raidir. Quand Gabriel reprit ses caresses sur son sexe, il tressaillit vivement.

— Écarte les cuisses.

La voix de Gabriel était brûlante. Sous son impulsion, Alex posa les pieds au bord du bureau.

— Putain ce que tu es beau…

Ces mots soupirés le firent fermer les paupières, autant par gêne que pour s’en laisser pénétrer.

Il se doutait de ce que Gabriel devait voir, depuis les traces de baisers sur sa peau à ses mamelons dressés, humides, en passant par ses cheveux emmêlés et ses lèvres rougies… son sexe qui se tendait désormais vers lui et vers le ciel.

Gabriel enserra leurs membres pour les caresser en même temps. Sous le plaisir, Alex trembla.

— Tu veux que je te prenne ?

La pensée qu’il devait parler du fait qu’il s’agissait de sa première fois se rappela de nouveau à lui, mais il ne sut pas comment l’exprimer et les caresses sur sa verge ne lui permettaient pas d’émettre quoi que soit, de toute façon. Il était tellement aisé de se laisser guider et enivrer par les mains et la voix de Gabriel.

— Reste comme ça, poursuivit ce dernier en se penchant sur le côté.

Hagard, Alex le regarda enfiler un préservatif. Il leva le doigt pour le passer avec curiosité sur son sexe, sentant le contact devenu différent à cause du fin latex et de la couche de lubrifiant. Puis il laissa ses genoux se faire écarter plus largement et lâcha un gémissement étouffé sous la langue qui passa au bout de son gland. Les premiers mouvements de succion qui suivirent le rendirent pantelant, le firent se tordre et donner un coup de reins pour entrer davantage dans la bouche chaude qui l’enserrait. Par réflexe, ses doigts cherchèrent la chevelure de Gabriel, la douceur de sa peau… Puis, Gabriel se redressa et Alex eut de la peine à rouvrir les paupières. La façon dont ses genoux furent repoussés vers le haut le fit détourner son visage dans un accès d’embarras, mais Gabriel passa à cet instant la langue au niveau de son entrée la plus intime et tout ce qu’il put faire fut de s’effondrer sur le bois de la table en gémissant. Son corps s’arqua. Le plaisir déferla, puissant, irrésistible, le surprenant par son intensité.

Une seconde, le déchaînement des sens qu’il était en train de vivre se calma et Alex essaya de retrouver son souffle, mais le doigt lubrifié qui plongea à ce moment-là dans son corps ne lui en laissa pas le temps. La voix de Gabriel s’éleva, calme :

— Pourquoi est-ce que tu ne me l’as jamais dit ?

Alex eut du mal à reprendre ses esprits. La présence à l’intérieur de lui ne l’y aidait pas.

— Que ?

— Que tu ne l’avais jamais fait.

Lorsque le doigt de Gabriel fit quelques allers-retours en lui, Alex se crispa, dérangé par la sensation. Il déglutit nerveusement.

— Aujourd’hui ? parvint-il à demander.

— Aujourd’hui… Avant…

— Je ne sais pas…

Sa voix se cassa, une pression plus profonde venant de faire naître un picotement le long de sa colonne vertébrale. La façon dont Gabriel insista sur l’endroit qu’il venait d’atteindre le fit s’arquer, son corps scindé entre la gêne et le plaisir qu’il éprouvait.

Enfin, Gabriel retira son doigt. En levant les yeux vers lui, Alex le vit enduire plus largement ses doigts de lubrifiant.

— Je ne sais pas, répéta-t-il, l’esprit trop embrumé et la chair impatiente.

Il remarqua seulement le regard de Gabriel sur son corps, comme captivé. Une respiration plus ample souleva son torse.

Quand Gabriel descendit de nouveau entre ses cuisses pour prendre son sexe dans sa bouche, Alex laissa retomber son crâne sur la table, à peine conscient de la manière dont ses fesses se firent écarter avant que deux doigts s’enfoncent à l’intérieur de lui.

— Tu aimes ? demanda Gabriel.

À cause de la pression, Alex eut du mal à répondre, mais la percussion qui suivit à l’intérieur de son corps fit naître de si puissants éclairs de plaisir en lui que les mots sortirent d’eux-mêmes.

— Oui… Oui, c’est bon.

Son corps entier réclamait que cette sensation se répète et il se tordit sous les nouveaux allers-retours qui se produisirent en lui, de manière si vive que, lorsque Gabriel retira ses doigts, il eut l’impression d’avoir passé un instant hors du monde. Hagard, il observa Gabriel pousser un long soupir, comme s’il tentait lui-même de calmer son excitation. Ses hanches se firent ensuite tirer, positionnées juste au bord de la table.

— Je n’arrive pas à croire que ce soit ta première fois, murmura Gabriel. Et en même temps, j’en suis content.

Alex l’écouta silencieusement. Il ne savait que répondre sinon admettre que Gabriel l’avait compris malgré lui. La sensation de son sexe se plaçant contre son entrée de chair le fit frissonner d’anticipation.

— Tu veux toujours que je sois ton premier ? demanda celui-ci.

La réponse s’imposa immédiatement.

— Oui.

— Ne me lâche pas des yeux.

— OK, répondit Alex.

Il prit appui sur ses coudes pour relever son buste. Un temps, il eut le sentiment de se perdre dans le regard qui était posé sur lui. Puis, Gabriel s’enfonça en lui, lentement, le faisant se crisper lorsque son membre franchit l’entrée de son corps. Pas un instant, il ne cessa cependant de fixer son visage. Lorsque Gabriel parvint au bout de son geste, il ne put toutefois se tenir sur ses coudes plus longtemps et retomba sur la table.

— Ça va ? murmura Gabriel.

— Oui.

Ce ne fut pas tout à fait la réalité.

Ce ne fut pas non plus tout à fait un mensonge.

La façon dont il se sentait ouvert s’avérait inconcevable. Si son corps ne s’adaptait pas aussi bien à la pénétration que leurs premières caresses le lui avaient laissé penser, il y avait pourtant quelque chose d’extraordinaire dans le fait de percevoir ainsi le sexe de Gabriel en lui, presque jouissif, et il eut le sentiment que si ce dernier n’avait pas marqué de pause pour s’immobiliser, l’orgasme aurait pu l’emporter. Après un moment durant lequel il attendit que se tasse la douleur initiale, il soupira doucement.

— Tu peux y aller.

— Sûr ?

— Oui.

Gabriel prit alors un instant pour enrouler ses doigts autour du sexe d’Alex, y pratiquant quelques caresses qui ne furent pas loin de le projeter dans la jouissance, tant la sensation fut vive. Puis sa main le relâcha.

— Ne te caresse pas avant que tu n’en puisses plus.

Alex n’eut aucune difficulté à comprendre pourquoi.

— OK.

— Fais-moi confiance.

Alex acquiesça. Lorsque Gabriel l’embrassa, il se versa totalement dans leur baiser, appréciant le répit qui lui était offert. Puis Gabriel se redressa et posa les mains dans le creux de ses genoux. Lentement, il les repoussa, s’aidant de ce geste pour se retirer lentement avant de plonger de nouveau à l’intérieur de lui. De plaisir, Alex rejeta la tête en arrière. La sensation était curieuse, inhabituelle, mais si intense… Il avait envie que Gabriel continue. Qu’il aille et vienne encore en lui.

Progressivement, comme il se détendait, les gestes de Gabriel devinrent moins retenus. Ses coups de reins se firent plus amples, plus saccadés. Alex haletait. Malgré la sensation inhabituelle et la pression presque trop forte, il ressentait le besoin de jouir à chaque fois que le sexe de Gabriel s’enfonçait en lui. L’envie de se caresser se faisait également lancinante, mais il ne voulait pas précipiter la fin de leur rapport. Quant à l’expression de Gabriel, bouche ouverte et paupières légèrement crispées sous le plaisir, elle était tout ce qu’il avait rêvé de voir.

Lorsque Gabriel ouvrit les yeux, il lui adressa un sourire, assorti d’un : « c’est bon », puis il se raidit en sentant ses genoux se faire relever plus haut et Gabriel entrer différemment en lui. De surprise, un râle lui échappa : son sexe venait de se presser juste au niveau de l’endroit le plus sensible de son organisme et le plaisir l’avait foudroyé. En le sentait recommencer, il gémit, sa tête roulant de côté et sa respiration devenant plus hachée. Petit à petit, les coups de reins s’intensifièrent.

Soudain, il sentit son bassin se faire tirer en dehors de la table et il eut un réflexe de sauvegarde et essayant de se retenir en appui sur les coudes, mais Gabriel le soutenait déjà en revenant s’enfoncer à l’intérieur de lui. Sa nuque partit vers l’arrière alors qu’un soupir rauque s’évadait de sa gorge.

La position était plus souple, ainsi. Gabriel lui maintenait le bassin dans le vide et s’y déhanchait plus vivement, faisant se couvrir son torse de sueur dans une image qu’Alex trouva d’une rare sensualité. N’y tenant plus, il s’effondra sur la table et lança une main vers son sexe pour se caresser vivement. Le plaisir fusa. En réaction, Gabriel accéléra son rythme, le faisant pousser des gémissements d’extase qui gagnèrent en intensité au fur et à mesure qu’il s’approchait de l’orgasme. Et lorsqu’il fut sur le point de succomber, Gabriel le pénétra avec tant de force, butant contre ses fesses, qu’il se tendit de tout son être. Chaque muscle de son corps se contracta et il se vida par à-coups alors que la jouissance l’emportait. Gabriel ne tarda pas à le suivre, se déversant à son tour en quelques mouvements saccadés. Leurs souffles et leurs voix se mêlèrent. Le monde devint blanc, l’univers impalpable. Le torse de Gabriel finit par s’échouer sur le sien. Leurs poitrines à tous deux se soulevaient et s’abaissaient fortement. Puis Gabriel l’aida à redescendre au sol et ils se traînèrent jusqu’au canapé sur lequel ils s’écroulèrent. Une seule pensée lui vint : il était bien, là.

Le silence se fit alors, seulement troublé par le son de leurs respirations.

Alex leva la main pour la poser sur le crâne de Gabriel. Un long souffle s’échappa de ses lèvres. Son cœur battait encore trop vite, lui résonnant dans les oreilles.

Il se sentait incroyablement heureux. Il caressa la chevelure de Gabriel, jouant avec la douceur de ses mèches.

Au bout d’un moment, il reprit la parole. Son esprit était encore ailleurs.

— Tu t’es arrêté à la leçon numéro un.

Gabriel leva les yeux sur lui. Un doux sourire s’était affiché sur les lèvres.

— On va devoir recommencer, alors.

— Sûr…

Le visage de Gabriel glissa contre son ventre.

— D’autant plus qu’on doit encore le faire contre le mur… et puis par terre.

Il embrassa sa peau. Alex sourit, amusé.

— Et puis les pièces de l’appartement, ajouta Gabriel. La table de la cuisine, la chambre… La salle de bains…

Ce coup-ci, Alex se mit à rire.

— On va se retrouver aux prises avec une Mél en train d’essayer d’entrer avec un appareil photo.

— Sans faute.

— Sans parler de ses copines.

— Que de bonnes choses en perspective, ironisa Gabriel en levant la main pour caresser en un geste aérien le torse d’Alex.

Il annonça ensuite, d’un ton plein de certitudes :

— On recommencera. Demain. Ce soir. Tout à l’heure. Tout de suite. Laisse-moi juste le temps de récupérer.

Le sourire de Gabriel était un mélange de satisfaction post-orgasmique et d’une rare douceur.

— Oui.

Les yeux d’Alex se fermèrent. Derrière ses paupières closes prirent place de nouvelles images, des pensées qui n’avaient désormais plus rien à voir avec celles qu’il avait eues auparavant, tout simplement parce qu’il ne s’agissait plus d’imagination, mais de ce qui était possible maintenant, de ce qui arriverait…

Et que la réalité était encore plus belle que les rêves.

Ainsi sombre la chair – 19 ans

19 ans

J’avais 19 ans quand j’ai rencontré Ayme.

Ce n’est pas son vrai prénom, bien évidemment : le vrai, c’est Aymeric, mais je l’ai toujours appelé ainsi. Ses amis l’appelaient comme ça, aussi, et je crois que je suis tombée amoureuse de son prénom comme de lui. Ils allaient parfaitement ensemble et il était Ayme, comme « aime » était ce qu’il incarnait pour moi : ce sentiment intense et inédit qui m’emportait soudain en fracassant tout ce qui avait pu composer auparavant mon existence. Qui me faisait voler au-dessus des Cieux.

J’avais donc 19 ans et s’il n’était pas mon premier petit ami, il était le premier et le seul qui ait jamais mérité d’être considéré comme tel, pour moi.

Je n’étais pas spécialement une oie blanche, à cette époque. J’étais déjà trop adulte, même, pour dire vrai. La vie s’était chargée de faire ça de moi, pour des raisons que je développerai plus tard. J’avais une vie sexuelle active depuis plusieurs années et suffisamment de curiosité concernant le sexe pour avoir un vécu qui a surpris Ayme, les premiers temps. Pourtant, avec lui, c’était comme si je repartais de zéro. Comme si je n’avais rien fait, avant, comme si je redécouvrais tout. D’une part, aucune de mes relations précédentes n’avaient été liée à un attachement affectif ou même un intérêt réel pour la personnalité des mecs avec qui je sortais, même si je l’aurais aimé, aussi. Je n’avais juste pas rencontré « le bon », et je m’en étais accommodée, ne sachant pas ce que c’était de tomber amoureuse, alors.  D’autre, part, je ne pense pas qu’il y ait une expérience si extraordinaire à tirer de la succession de rapports de courte durée, comme je l’avais vécu. Je vois parfois des gens glorifier leur nombre d’amants et pourtant j’ai appris bien plus d’une relation suivie sur des années que de dix, certes variées, mais éphémères, non seulement sexuellement mais sentimentalement. En soi, j’ai même du mal à trouver des caractères réellement distinctifs à mes précédents amants. Il y a celui à qui j’ai fait ma première fellation, celui qui m’a fait découvrir le cunnilingus, celui que j’ai chevauché pour la première fois et… même, je ne suis pas sûre de ne pas en confondre deux, pour tout dire. Sur le coup, ces premières découvertes avaient de la valeur. Ce que j’avais vécu avec l’un ou avec un autre comptait, mais à l’arrivée, elles se sont toutes noyées dans un magma commun. C’est comme des trophées que j’aurais décrochés et qui seraient devenus obsolètes depuis. Sans intérêt. Il y a le « avant Ayme » et le « avec Ayme », et toute ma vie sexuelle ne se sépare qu’en ces deux périodes distinctes. Je crois même que tous les autres sont presque devenus « un », à force : un amant anonyme, commun entre tous, avec qui j’aurais vécu un certain nombre de premières fois mais qui se sont toutes effacées du jour où j’ai pu les redécouvrir avec l’homme que j’aimais.

Il y a donc eu Ayme…

Ayme et les années qui se sont succédées.

Le temps est une épreuve si violente pour le couple… Est-ce que c’est bien celle-ci, la vie à laquelle tu rêvais ? Je crois qu’on se pose tous la question, un jour. Au début, il peut sembler aisé de répondre « oui ». Puis ça devient plus difficile.

Comment imaginais-tu ta vie ?

Je pense que, à de très rares exceptions, personne ne dirait « comme maintenant ». Et pourtant, avec Ayme, ça a longtemps été ce que j’éprouvais et même mieux : pas aussi belle… Je m’en émerveillais à en être troublée, confuse. Je n’avais jamais attendu autant de la vie. Et je ne savais pas que ça pourrait durer ainsi.

J’ai donc rencontré Ayme à 19 ans. Il en avait 21. Il n’était pas le plus beau mec du coin – son pote, qui me draguait à l’époque et qui nous a permis de nous rencontrer, l’était plus que lui – mais il était assez beau pour moi et il avait une lumière dans les yeux comme je n’en avais jamais vue. Quelque chose de profond et de gai, qui faisait pétiller son regard comme si là était l’incarnation-même de la vie. J’ai toujours été attirée par les personnes à part, et Ayme avait aussi ce petit côté bad boy qui marche parfaitement sur moi. Il était assez réservé, mystérieux, petit consommateur de drogues – il fumait surtout des  joints, même si pas seulement – et puis, surtout, c’était la première fois que je rencontrais quelqu’un comme lui. Cette curieuse alchimie, soudaine. Cette découverte extraordinaire d’une personne avec qui j’aurais pu grandir, un alter ego stupéfiant qui avait de la proximité du frère, et de la simplicité de l’ami d’enfance, mais même au-delà : quelqu’un de fait pour moi. Une évidence. Quelqu’un qui m’était apparu comme un cadeau, magnifique et improbable. Quelqu’un qui m’avait fait sentir à quel point la vie avait été vide, sans lui, auparavant, et à quel point elle le redeviendrait s’il devait n’être plus là. Quelqu’un qui avait mis sa pierre en moi, son petit engrenage, qui m’avait soudain fait marcher.

Bien sûr, je suis tombée très vite amoureuse. Ayme ressemblait à mon père – forcément : paye ta psychologie de base avec ton modèle paternel – et j’admirais son esprit et sa culture comme j’avais apprécié les discussions que j’avais longtemps eues avec mon père, à l’époque où c’était encore possible, quand on s’asseyait à la table de la cuisine une fois le repas fini et les assiettes débarrassées. Le fait qu’à l’époque, cette période-là de ma vie soit déjà derrière moi avait probablement joué : le fait que je n’avais presque plus eu de famille, que j’en avais une nouvelle à rechercher. Avec Ayme, on parlait de tout, on s’abreuvait des mots de l’autre, on se noyait dans le plaisir d’être ensemble, et toute la vie, autour de nous, me paraissait elle aussi un cadeau. On n’habitait pas encore sur Lyon, à ce moment-là. On vivait en Bretagne. Je n’en étais pas originaire mais, sur la fin, ma famille s’y était installée et Ayme y avait toute la sienne, tous nos amis aussi vivaient là, nos camarades de classe, et tous ceux qui composaient alors notre existence.

On sortait beaucoup. On s’amusait énormément. On vivait tout avec folie, et avec excès aussi, comme on peut si bien le faire à cet âge où le monde semble nous ouvrir si grands les bras. Où la vie toute entière nous crie de la croquer, et de prendre tout ce qu’on peut prendre alors, et de se gaver de tout ce qui s’offre à notre portée. Et on n’était jamais seuls. Nos amis, aussi, étaient une partie de nous. Des sourires partagés et des doigts qui ne voulaient jamais se désenlacer. Tous ensembles. Tout le temps.

Et le sexe était bon, également. On avait une vie sexuelle enjouée, on s’éclatait à essayer des expériences soit qu’on n’avait encore jamais vécues l’un ou l’autre, soit qu’on n’avait jamais vécues ensemble, et à profiter des occasions insolites, et à s’aimer, tout simplement. Tout était neuf, puissant et formidable. Je n’avais jamais ri, je n’avais jamais pleuré, je n’avais jamais eu de plaisir, je n’avais même jamais été touchée, aucune main ne s’était posée sur mon sein, aucun souffle dans mon oreille, aucune blague partagée, aucune connaissance… de rien. J’étais l’enfant né, candide et pur, et tout mon être ne s’emplissait que d’Ayme, de ce qu’il était, lui-même, de ce qu’il était pour moi, et de ce qu’on était tous deux l’un pour l’autre.

Quel que soit ce qu’a pu devenir notre couple plus tard, et comment a pu dériver notre relation, et ce qui pourra nous attendre, encore, l’un l’autre, je n’ai jamais oublié ça. Et je ne l’oublierai pas. J’ai été amoureuse comme je n’aurais pu imaginer l’être un jour. Et j’ai été heureuse comme je ne croyais même pas que l’on puisse l’éprouver. J’ai vécu des années avec la conscience de cette chance incroyable, et je l’ai encore. Malgré tout ce qui s’est passé, depuis. Ayme m’a offert ça. Et rien ne pourra jamais le détruire, même si on finit en ruine lui et moi. Il y a eu ça : cette flamme extraordinaire. Et elle continuera toujours à être là, même vacillante, même éteinte : vibrante au moins dans ma mémoire. Vibrante, dans ce qu’on a été, vibrante dans ce qu’on a fait. Vibrante, dans tout ce que ça veut dire de lui, de moi, de nous…

J’évoquais plus tôt le fait que passé un certain nombre d’années, personne n’aurait imaginé son existence telle qu’elle a pu le devenir. La vie peut nous faire de ces coups… Et pourtant, elle est là, cette vie, alors comment faire pour s’en accommoder ? Comment dealer avec ces relents de regrets, et cette conscience terrible qui te tombe dessus et te chuchote que tous les rêves sont voués à mourir… ou qu’ils ne durent qu’un temps, qu’ils n’ont  de réalité que dans l’instant exact dans lequel ils s’accomplissent, aussi beaux, aussi magnifiques qu’ils aient pu être. Ce temps qui ternit tout, jusqu’à ne laisser derrière lui que des éclats auxquels tu te raccroches parce que, malgré tout, tu as de la chance de les avoir encore, ou d’en garder une forme de traces, même s’ils ne sont en fait plus que des bribes, des effiloches ponctuant une vie qui n’est plus depuis longtemps celle que tu as rêvée. Mais tu n’as pas envie de les perdre, ces effiloches, alors tu t’accommodes.

Tu espères.

Peut-être qu’un jour, je dirai que je suis morte, à un moment donné. Je dirai que ma relation avec Ayme m’a tuée, m’a détruite, a fait mourir des parts de moi qui ne renaîtront jamais, m’a trop cassée pour que je puisse encore être réparée. Mais il y a eu ça, entre nous. Ça. Cette beauté stupéfiante, merveilleuse et inattendue. Cette vie, que j’ai touchée, et que je ne demandais pas si belle, alors.

Je serai morte. Peut-être. Mais, à un moment donné, j’aurai vécu.

Ainsi sombre la chair – A partir de là

A partir de là

A partir de là, j’ai commencé à considérer que c’était possible. A partir de cette rencontre, de ce type que j’avais suivi dans sa bagnole et avec qui j’aurais pu coucher si je ne m’étais pas défilée.

Je n’étais pas comme ça, je n’étais pas vraiment comme ça. J’étais encore une fille avec ce que l’on peut appeler des principes. C’est toujours très con, des principes, ou alors très noble, ça dépend. Ça dépend du regard, de l’angle de vue, de la hauteur à laquelle on se place… Et, bien que très ouverte à ce sujet, j’avais dans l’idée que la libération sexuelle que je concédais volontiers à d’autres n’était pas pour moi. J’étais du genre « faites-le ! », mais moi… « Ah non, moi je ne fais pas ça ». Non mais sérieusement. Je ne couche pas avec d’autres personnes que mon mec, je ne couche même pas avec différentes personnes sur une période relativement restreinte, je ne couche même pas, en fait. Du moins, ces derniers mois, je ne couchais plus. J’avais toujours aimé le sexe mais ça ne me gênait pas de le faire passer après ma relation amoureuse. Ou presque… Je ne vais pas prétendre que je le vivais bien, mais c’était un sacrifice que je faisais. Un sacrifice involontaire, un peu comme l’enfant qui va mettre un temps de côté son épanouissement personnel pour s’occuper de ses parents malades. Là, c’était ce que je faisais : j’étais malheureuse, j’étais en manque, mais je mettais ma vie sexuelle de côté. J’essayais encore de sauver ma vie amoureuse, et, si je devais faire un choix, je préférais sauver celle-ci. De sexe, on peut s’en passer – j’en ai fait l’expérience, je survivais –, même si difficilement. D’amour aussi, mais c’est plus dur. On se passe de tout, après tout, quand on n’a plus rien entre les mains. Je ne le voulais pas, du moins. J’avais rencontré mon alter ego, le compagnon merveilleux de ma vie, je continuais à placer ça avant ma vie sexuelle. Choix à la con, peut-être, mais les cartes que j’avais en main étaient tellement insuffisantes, et tellement restreintes, que je faisais bien ce que je pouvais. Quand on n’a que des cartes de merde à jouer, on en joue une ; on n’est pas moins conscient que c’est une carte de merde. Tu as un sept de carreau et un huit de pique, euh… tu joues le huit ?

En soi, je ne sais même pas pourquoi j’ai commencé à renverser cet ordre établi. Frustration sexuelle intense ? Ras de bol ? Sensation du temps qui, lui, s’écoulait bel et bien, et que je ne pourrais jamais retenir ? Envie de faire un gros bras d’honneur à mes cartes daubées, à la vie, à Ayme qui m’avait réduit à ce jeu de merde, à mon existence misérable ?

Un peu de tout ça, probablement.

Au fond de moi, je n’envisageais pas de pouvoir le faire avec un mec pour qui j’éprouverais autre chose que du mépris, toutefois. Je pense que c’est significatif du fait que j’étais dans la culpabilité de re-faire passer un instant ma vie sexuelle avant l’Everest que je m’échinais à gravir quotidiennement pour sauver ma vie amoureuse, ou du moins ce qu’il en restait. OK, je coucherais. Une queue transpercerait mon bas-ventre, mais ce serait une queue que je ne reverrais jamais, et que je ne risquerais pas de revoir, de toute façon. Je ne coucherais pas avec quelqu’un que je pourrais aimer. Un peu comme dans ce roman de Boris Vian où la mère veille à ne manger que de la viande avariée pour laisser les plus beaux morceaux à son enfant : même prendre les parties les moins nobles ne lui suffit pas, il faut qu’elle les laisse pourrir pour avoir la sensation de se sacrifier assez pour son enfant. J’agirais de la même manière : je passerais ma frustration sexuelle sur une queue anonyme, mais cette queue appartiendrait à un homme que je n’aurais jamais pu aimer, par qui je ne me serais même jamais laissée draguer auparavant – j’y aurais coupé court –, qui ne me plairait pas. Je laisserais donc ainsi les meilleurs morceaux de moi-même à Ayme, morceaux dont il ne bénéficierait pas parce que notre relation ne le lui permettait pas, mais dont il aurait quand même l’exclusivité – quelle connerie, quand l’idée restait qu’il ne soit jamais au courant.

Après cette première expérience dans la rue, donc, m’a vraiment trotté en tête l’idée de recommencer, et puis d’aller plus loin. Oh, comme je l’ai déjà dit, ce n’était pas la première fois, bien sûr. J’avais déjà songé, auparavant, à aller trouver ailleurs le contact sexuel qui me manquait tant – je n’envisageais même pas le plaisir ; juste la possession, mais sans imaginer un passage à l’acte pour autant. Je fantasmais tout simplement, mais voilà, c’était en moi.

Cette fois-là a changé la donne. Elle m’a fait prendre conscience que ça pouvait arriver, pour de bon : que c’était possible et que c’était même, peut-être, quelque chose que je pouvais provoquer.

Mon esprit en était sans cesse occupé.

Curieusement, je ne ressentais pas de culpabilité vis-à-vis d’Ayme ; juste de la colère parce qu’il était responsable de ce que je vivais, après tout. C’était sa création. Son œuvre. Lui seul m’avait restreint à ces pauvres cartes, et peut-être étais-je même trop généreuse dans ma considération du peu qu’il m’avait laissé. Peut-être n’avais-je déjà plus depuis longtemps qu’une seule carte : ce 7 dont je ne savais que faire et que je serrais pourtant avec force entre mes mains, de peine de le perdre, lui aussi. C’est ça, aussi, ces spirales délétères dans lesquelles on s’enfonce : on ne se rend même plus compte de la profondeur à laquelle on a sombré. Je songeais juste à recommencer. A ça, cet anonyme, et ces mains et ce sexe qui pourraient entrer en moi.

Je me retrouvais donc après cette première expérience d’adultère qui n’en était pas vraiment un, perdue, consciente seulement d’avoir mis le premier pied sur une voie qui m’obsédait, soudain, et je m’interrogeais sur ce que j’attendais exactement. Ma seule certitude était que je ne voulais personne dans ma vie – d’autre qu’Ayme, et encore c’était l’Ayme d’avant que j’aurais voulu –, du moins personne sérieusement. J’étais en deuil, d’une certaine façon, et dans un putain de deuil profond que je présumais durer toute ma vie. Ayme n’était pas juste l’être que j’avais aimé. Il était celui avec qui j’avais projeté de finir mes jours, celui qui devait toujours être là, jusqu’au bout. Je doutais de pouvoir annihiler totalement la part de moi qui continuait à rêver à ce qu’un renouveau de notre relation soit possible, toute infime qu’elle soit, et toute assaillie de rappels à la raison, mais mon sentiment d’échec n’en était pas moins fort. Je refusais de céder à un autre la place qui lui restait toute entière en mon âme et ma vie dévolue. Je préférais voir le siège vide et inoccupé. Ce ne pouvait être que lui ou personne d’autre. Lui ou le néant.

Le cul… Bon, il y avait plusieurs raisons pour lesquelles je refusais de m’en passer.

Primo, je ne me reconnaissais plus. Le sexe avait toujours représenté une part trop importante de ma vie pour que je puisse la voir péricliter ainsi sans m’en sentir blessée. Que m’était-il donc arrivé ? Mon imagination fonctionnait encore, pourtant. Mes désirs aussi. Mon corps était juste un désert aride, une terre ayant fini par s’habituer à manquer d’eau, même oublieuse du fait qu’un jour elle avait pu être abreuvée.

Ensuite, recommencer à avoir des rapports sexuels m’aiderait. J’y songeais, en tout cas. Nous aiderait, même, tous deux. M’émanciper sur ce plan m’apporterait l’oxygène dont j’avais désespérément besoin pour pouvoir rester forte. D’un côté, j’essayais de sauver ce qui avait été notre couple, de l’autre je m’occupais de moi. Juste moi.

Enfin, et probablement était-ce le plus fort, je vivais cette optique de retour à une certaine sexualité comme une forme de revanche. Une façon de me dire que, ça au moins, juste ça, Ayme ne me le prendrait pas. Je lui donnais déjà tout. Je lui donnais même ce qu’il ne revendiquait pas, ce qu’il ne m’aurait jamais demandé parce qu’il aurait été fou de le faire : je lui donnais mon cœur à vie. Je lui donnais mes aspirations, mes rêves et mon existence. Je lui donnais tout ce que j’étais. Et je savais que j’étais ambiguë dans mon comportement vis-à-vis de lui, mais je n’étais que ce qu’il m’avait fait devenir, après tout : pétrie d’illogismes, incapable de trancher entre plusieurs possibilités toutes plus honnies les unes que les autres, perdue entre la peste et le choléra – et je choisissais le SIDA. Mais il y avait quand même certaines choses que je lui refusais. Me faire tomber en dépression. Ça, je l’avais assez frôlé depuis que notre histoire avait mal tourné et je rejetais férocement l’idée même qu’il puisse me pousser jusque-là. Et me priver de ma vie sexuelle.

Je devais en avoir encore, et j’en aurais. J’en aurais juste une avec des personnes qui ne toucheraient jamais mon cœur.

Porn ? What Porn ? – Ce n’est pas du porno ! (1)

Autrice : Valéry K. Baran.

Genres : Érotique, M/M, humour, fluff.

Résumé : Alex cherche à poursuivre dans le secret le roman épicé qu’un de ses amis n’a pas pu terminer. Mais Gabriel, son meilleur ami et celui pour lequel il ressent une attirance difficile à repousser, risque de tomber dessus…

Ce n'est pas du porno !

— Hein ?

Mélissa se tourna pour observer avec désolation l’expression ahurie de son colocataire, la bouche ouverte dans l’incompréhension et le geste en suspens, alors qu’il s’apprêtait à ouvrir son sachet de pâtes déshydratées. Gênée, elle attrapa un bol en attendant que ses mots fassent leur trajet dans son cerveau bien ralenti.

Les lèvres d’Alex se refermèrent avant de se rouvrir dans la seconde en une imitation très réussie de la carpe cherchant à attraper une mouche.

— Il…

Un rictus d’incompréhension déformait sa bouche.

— Il va faire, euh… Il va, il, bégaya-t-il avant de froncer les sourcils et de répéter : Hein ?

Mél eut un sourire crispé. Elle s’assit à côté de lui à la petite table à la peinture piquée qui entrait à peine entre les meubles de cuisine et le plan de travail de leur appartement, puis coinça quelques-unes de ses longues tresses derrière son oreille avant de se verser de l’eau chaude.

— Il va passer à ton atelier, répéta-t-elle en articulant lentement. J’y ai oublié mon téléphone hier en venant te voir. Je lui ai juste demandé de s’y arrêter pour me le récupérer.

Son regard se leva sur Alex. Il était resté immobile exactement dans la même position qu’auparavant et ne fit que de cligner plus fortement des paupières.

— Quoi ?

Après un rire nerveux, Mél plongea un sachet de thé dans son bol, appréhendant la nausée qui la menacerait quand Alex lui ferait subir l’odeur de bouillon déshydraté de sa nourriture quotidienne.

— Alex…

Elle agita une main devant ses yeux vitreux.

— Tu sais bien qu’il y a un double des clefs ici ! Ses cours sont à côté. Lui, il se lève tôt pour étudier. Toi, tu… bon ben, tu mènes une vie d’artiste, quoi ! Tu as vu quelle heure il est, encore ?

Durant une seconde, il regarda l’horloge Corto Maltese accrochée au mur, hagard. Mél l’observa avec désespoir tant il semblait planer et bien, là. Rien qui ne tranche véritablement avec son tempérament rêveur, toutefois. Allô, Alex, ici la terre…

Le voir se ressaisir, comme s’il atterrissait soudain, eut quelque chose de risible :

— Mais je m’en fous, de l’heure !

— Écoute, reprit-elle aussi calmement qu’elle le put en pressant ses doigts sur ses tempes. Il a bien l’habitude de venir à ton atelier, non ? Qu’est-ce que tu veux qu’il y fasse ? Il ne va pas fouiller ! Et puis je lui ai dit où était mon téléphone, de toute façon. Je m’en souviens parfaitement : juste sur ta table de travail…

Pour toute réponse, les doigts d’Alex se resserrèrent nerveusement sur son paquet de pâtes déshydratées.

— À côté des… documents sur lesquels tu travailles ces derniers jours, tu sais… Alex ? Tu te souviens ?

Le plastique de l’emballage émit une faible protestation. Mél se sentit de plus en plus hésitante.

— D’ailleurs, je n’ai pas eu l’occasion de te le demander : ce sont des notes que tu prenais ? Parce que je n’ai pas vu un seul dessin, en fait, et ça m’a étonnée…

Elle grimaça alors qu’un son de pâtes écrasées lui parvenait. Alex devait être méchamment perturbé… Avait-elle fait une boulette ? Elle eut un regard compatissant devant son visage blême et sa façon de cligner des yeux comme s’il essayait de reprendre ses esprits. Il ouvrit lentement la bouche comme s’il tâchait de formuler une pensée cohérente.

— … Quoi ? »

Ce coup-ci, Mélissa laissa retomber son front sur la surface de la table.

— Mais qu’est-ce que tu as, Alex ? gémit-elle en se redressant. Ça t’embête tant que ça qu’il aille là-bas ? Tu nous caches des trucs ou quoi ?

Le petit rire qui l’avait prise à la fin de cette phrase fut rapidement interrompu par l’évidence : mais oui, bien sûr qu’il leur cachait des trucs ! Miiince…

— Mais rien du tout ! se défendit-il en déchirant d’un geste nerveux son sachet de pâtes, les répandant autant dans son bol que sur la table. Je m’en fous, moi, qu’il aille là-bas, s’il veut récupérer ton portable à la noix, là. Tu ne peux pas faire gaffe à tes affaires, aussi ?

Avec stupéfaction, elle l’observa plonger vivement ses baguettes dans le mélange d’eau tiède et de pâtes écrasées, au milieu duquel flottait le petit sachet de bouillon orange qu’il en était même arrivé à oublier d’ouvrir, et le remuer. Elle prit son bol de thé entre ses mains et but une gorgée de liquide en tâchant de faire semblant de n’avoir rien remarqué.

— Enfin bon. Il rentrera donc tout à l’heure. À moins que tu veuilles le rejoindre à ton atelier ? tenta-t-elle dans un élan de compassion. Tu sais, Gabriel y passera peut-être après ses cours au lieu d’avant, on ne sait jamais. Et puis tu devrais en profiter pour bosser sur tes planches, toi aussi. Tu crois qu’il va attendre encore longtemps ce fameux éditeur qui avait l’air tellement intéressé par ce que tu fais ?

Le sourire qu’elle avait tenté à la fin de cette tirade se fana devant l’expression grimaçante d’Alex. OK… À chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, c’était pour empirer la situation, en fait. En même temps, déjà que le pourcentage de chances que Gabriel remette à plus tard quelque chose qu’il pouvait faire tout de suite était quasi nul, elle devait le reconnaître, si elle se mettait à évoquer en plus les problèmes de boulot d’Alex, elle allait l’achever. D’autant plus qu’il se levait à peine, le pauvre.

Il finit par déclarer :

— Ouais, c’est bon, je vais y aller.

Il engloutit ensuite à toute vitesse le contenu de son bol.

— Mais pourquoi est-ce que tu lui as demandé ça ? reprit-il. J’aurais pu te le ramener, moi.

— J’attends un appel.

— Ah ?

— Tu sais, ce mec avec qui tu bosses… qui ressemble beaucoup à cet acteur, là, dont je t’ai parlé. Alors, oui, il fait un peu asocial sur les bords, je dirais même qu’il est totalement space, mais on a bien sympathisé hier et je trouve ce qu’il fait trop chouette. Il a un sacré talent ! Tu ne vas pas me dire, mais ses peintures, c’est quelque chose d’incroyable.

Parce qu’Alex ne releva qu’un regard bovin sur elle, elle tâcha de se rattraper aussi vite :

— Non mais, j’adore aussi ce que tu fais, Alex ! Là, c’est juste que j’ai complètement flashé et…

— Ouais ouais ouais.

— Parce que, bon, tu sais, ça me ferait du bien de sortir un peu avec quelqu’un, aussi. C’est super de vous avoir tout le temps tous les deux à côté de moi, je ne veux pas dire le contraire, mais c’est aussi une souffrance, franchement. Déjà que vous ne vous gênez jamais pour vous balader à moitié à poil dans l’appartement…

Il leva les yeux au ciel, comme si elle disait des absurdités. C’était pourtant loin d’être le cas !

— Et puis vous êtes totalement inaccessibles ! poursuivit-elle.

— La dure vie de la colocataire femelle entourée de deux homosexuels mâles.

— La vie est injuste.

— Tu l’as dit.

Avec un petit sourire, il débarrassa rapidement son bol.

— Et puis vous ne me ménagez pas non plus, renchérit-elle. Déjà que j’ai limite l’impression de tenir la chandelle, parfois, il ne manquerait plus que vous passiez à l’étape supérieure pour que…

Le bruit de baguettes de bois se cassant en ripant sur la table la fit glousser de surprise.

— Non mais, je plaisante, Alex ! Calme-toi ! Faut arrêter de bouffer tous les jours les mêmes choses, ça te grille des neurones du cerveau, tu sais. Et puis on en a déjà parlé. Je te le dis, moi : à mon avis, vous feriez mieux de vous sauter dessus un bon coup, que ce soit clair une fois pour toutes.

Même si elle s’y attendait, voir le visage d’Alex se décomposer avant qu’il sorte de la pièce en grognant l’amusa énormément. Ils se connaissaient depuis tellement longtemps tous les trois qu’elle ne se serait jamais privée de le taquiner sur ce sujet.

— Quand est-ce que vous vous décidez à vous avouer votre flamme, d’ailleurs ?

— N’importe quoi ! cria-t-il depuis la pièce adjacente.

Elle le regarda passer dans l’encadrement de la porte. Il avait enfilé un jean rapiécé aux genoux et s’arrêtait régulièrement pour chercher du regard un t-shirt mettable parmi les vêtements éparpillés dans leur petit salon. La notion de « rangement » avait toujours été un concept abstrait pour Alex. Alors qu’il ébouriffait les mèches sombres de ses cheveux en se frottant le crâne, elle sirota lentement son thé en se délectant de la vue plus que plaisante qu’il lui offrait.

— N’empêche que, s’il se passe quoi que ce soit entre vous, préviens-moi : je ne veux en aucun cas louper ça. Et puis j’inviterai les copines pour l’occasion, tant qu’à faire ! Mag, obligé, et puis Maëlle et…

— Mais bien sûr ! Il faut dire que tu as tellement peu souvent l’occasion de nous reluquer tous les deux, depuis le temps qu’on vit ensemble…

— Raison de plus ! C’est justement parce que je sais que ça me plairait d’y assister.

Le rire d’Alex fut un régal à entendre. En le voyant passer le t-shirt qu’il venait de dénicher, elle se garda de le charrier également sur la couleur jaune pétard de celui-ci. Quant à l’incroyable discrétion de la tête de barbare en armure dans un déluge de flammes qui en ornait le devant et qu’il avait créée lui-même selon l’une de ses illustrations, mieux valait ne pas en parler non plus. Elle ne put toutefois retenir un sourire. Alex lui adressa un regard de connivence, conscient de son amusement à ce sujet, puis sauta dans ses baskets.

— Et je ne suis pas ridicule ! scanda-t-il en courant vers la porte.

Mél lui lança un trousseau.

— Allez, file !

— Gogo gadget au turbo…

— Bon courage.

— Ouais.

— Et puis tu me diras ce que tu cachais !

— Rêve encore !

Elle riait encore quand lui parvint le claquement de la porte d’entrée.

Hop là ! Alex sauta du bus, courant à reculons en adressant de grands signes de remerciement à la conductrice. Par jeu, il donna une petite claque au panneau de signalisation devant lequel il passa. Les immeubles se succédaient autour de lui, longues barres grises se hissant vers le ciel sans en entacher le bleu qu’il contempla un instant, rêveur.

Depuis qu’il lui avait montré certaines de ses planches, la conductrice du bus avait tendance à omettre de lui demander son titre de transport. Elle parlait d’autre chose ou semblait s’intéresser aux passagers suivants au moment de le faire. Alex n’était pas dupe. La discussion qu’ils avaient eue sur sa situation financière n’y était pas pour rien. Les quelques petits boulots précaires comme la distribution de publicités ou de flyers qu’il faisait de temps en temps ne lui apportaient que trois fois rien, à peine de quoi assurer parfois sa part de loyer, faire des courses à pas cher… Il se débrouillait cependant toujours pour récupérer un lot de produits gratuits de la part de ses employeurs. Dernièrement, il avait ramené à l’appartement une bonne cinquantaine de paquets de barres chocolatées, un sac d’environ cinq cents petites cuillères en plastique, du papier toilette en gros rouleaux de supermarché en veux-tu en voilà, une borne de signalisation routière orange pour le fun et, surtout, d’innombrables cartons de ces pâtes déshydratées qui constituaient la majeure partie de son alimentation : rapide, nourrissant et d’un rapport satiété/prix à toute épreuve. Mélissa ne manquait jamais de le charrier à ce sujet et de lui faire remarquer qu’il choisissait souvent le même fabricant de pâtes avec qui travailler, ce qui le faisait rire à chaque fois.

Il sourit en pensant à la façon dont son amie s’était moquée de lui, peu avant. Elle ne l’avait pas loupé ! Enfin, ce n’était rien face à ce que lui ferait subir Gabriel s’il découvrait son secret. Que son collègue, avec qui il partagerait l’atelier, puisse tomber dessus n’était pas un problème. Mike était un asocial complet et il n’irait jamais fouiller dans son travail. Au pire, s’il devait en voir un morceau, il s’en désintéresserait totalement. Pour ce qui était de Gabriel, par contre…

Alex hâta le pas en grimaçant.

Gabriel représentait pour lui une relation improbable, de celles qu’il ne voudrait risquer de détruire pour rien au monde. La première fois qu’il l’avait rencontré, c’était l’année de leurs quatorze ans et il en gardait un souvenir d’une rare clarté : celui d’un garçon au regard dur qui l’avait fortement intimidé. Gabriel se traînait alors une sale réputation, ce qui ne poussait pas à se diriger vers lui. Il y avait les parents qui mettaient leurs gamins à l’internat parce qu’ils habitaient loin, mais il y avait aussi ceux qui les y laissaient pour s’en débarrasser, parce que leurs couples s’étaient reformés et que d’autres gamins étaient arrivés — c’était son cas à lui — ou parce que les mômes en question leur causaient trop de soucis et qu’ils étaient parvenus au stade où ils préféraient les laisser à d’autres. Gabriel avait été de ces derniers et l’avait porté quotidiennement sur lui dans son comportement, le rendant intrigant aux yeux d’Alex. Lui-même avait aussi eu tendance à faire des conneries, mais moins que Gabriel ou des conneries moins dangereuses, surtout. À l’époque, c’était pourtant cette singularité qui l’avait poussé à se rapprocher de lui.

À toute volée, il descendit une série de marches avant de sauter sur un trottoir. Des adolescents s’entraînaient au skate sur le bitume, se râpant plus les genoux que décollant, mais continuant à affronter l’inertie de la planche avec optimisme. Cette vision l’amusa. Son avancée rapide faisait battre vivement son cœur dans sa poitrine.

Alex n’avait jamais su exprimer ce qu’il ressentait pour Gabriel, même s’il connaissait le trouble qu’il éprouvait en sa présence, les fantaisies nocturnes qui parcouraient ses pensées et les rêveries qui pouvaient le prendre à tout moment de la journée. Les années passant, ils avaient tout vécu ensemble : les premières expériences comme les premiers émois adolescents, ils s’étaient construits à deux, parfois même réveillés encore un peu enivrés dans le même lit, même si aucun de leurs actes n’avait jamais dépassé le stade de l’amitié. Puis, lorsque Mél était arrivée, ils étaient passés à trois. Il ne s’était jamais posé la question de son orientation sexuelle. Dès le début, ça avait été une évidence. Il ne pouvait même pas se souvenir du moment où il avait prononcé pour la première fois le mot « homosexuel », « gay » ou tout autre terme qui aurait pu qualifier ce qu’il était.

Alors qu’il traversait la route en zigzaguant entre les voitures, des klaxons retentirent. Il atteignit le trottoir opposé et tourna dans une petite allée. Là, coincée entre deux immeubles, se trouvait la maisonnette qu’il avait retapée avec Mike pour y établir leur atelier. Il commença à ralentir. Son pouls ne se calma pas.

Bien sûr, il n’avait pas ressenti immédiatement de l’attirance pour Gabriel, du moins pas physique. C’était venu petit à petit et il avait appris à vivre avec leur ambiguïté permanente. Curieusement, il n’en ressentait pas vraiment de gêne : c’était comme ça et ce « comme ça » lui semblait déjà tellement merveilleux à vivre qu’il ne projetait pas spécialement de voir ces rêves diurnes et nocturnes se réaliser. Du moins, il évitait de trop y penser.

Les dérapages n’avaient pas été rares. Leur première expérience de masturbation vécue l’un auprès de l’autre, en particulier, l’avait marqué. Alex s’était souvent demandé s’il aurait pu atteindre un tel degré d’excitation sans voir le visage de Gabriel. Il se souvenait d’avoir aimé sa proximité plus que tout, d’entendre sa respiration s’accélérer, de voir son expression changer progressivement et ses paupières se fermer alors que lui ne pouvait s’empêcher de le contempler. Évidemment, cette séance d’onanisme n’avait rien eu d’un rapport sexuel ; pas à deux en tout cas. C’était le genre de bêtise qu’on fait parfois gamin pour se prouver qu’on en est capable, qu’on est un mec, un vrai, et qu’au niveau mécanique tout fonctionne bien, mais c’était aussi un acte qui avait revêtu chez eux une forme plus qu’équivoque. Les années passant, les gestes innocents de leur enfance ne pouvaient que de moins en moins être qualifiés ainsi. La tête posée sur le ventre de l’autre alors qu’ils étaient allongés dans l’herbe prenait un sens à chaque fois différent. Le contact du corps de Gabriel ne provoquait plus les mêmes réactions chez lui ; la vue de son torse était devenue source d’un trouble qui lui devenait difficile de dissimuler et il en était venu à éviter ces moments d’embarras qui lui semblaient trop aisément le mettre à nu.

Avec le temps, il lui était même devenu habituel de le voir dans ses fantasmes. L’image était à chaque fois la même : celle de Gabriel au-dessus de lui, lui susurrant quelques paroles tandis qu’il le prenait. Imaginer son sexe l’emplissant le faisait accélérer systématiquement ses mouvements de poignet sur son membre et atteindre l’orgasme. L’idée qu’il puisse vouloir être pénétré ne lui était pas dérangeante, même si ce n’était pas un acte qu’il avait déjà eu le loisir de découvrir. Il avait eu des relations, mais, mises à part des caresses plus ou moins poussées, aucune n’était allée si loin.

Et puis, il y avait eu la dernière soirée à laquelle ils avaient été invités. Le souvenir du moment où ils s’étaient retrouvés à s’appuyer l’un contre l’autre dans un couloir, ivres, avait laissé une empreinte vivace en lui. Il se rappelait tout avec précision : l’obscurité soudaine quand quelqu’un avait refermé la porte devant eux, l’odeur des cheveux de Gabriel, le contact de sa peau… Leurs visages avaient été si proches qu’il avait vraiment cru que les lèvres qu’il devinait plus qu’il ne les voyait se poseraient sur les siennes. Il s’en était même trouvé hypnotisé. Il aurait été difficile de dire combien de temps cette situation avait duré ; probablement très peu, en réalité. Au bout d’un moment, un bruit avait suivi, une présence derrière la porte du couloir, et il avait reculé par réflexe, se retrouvant bloqué contre le mur tandis que Gabriel se resserrait contre lui. Le souffle qui était passé dans son cou l’avait grisé plus qu’il ne l’était déjà. Puis, quelqu’un avait allumé la lumière et ce simple fait avait suffi à les séparer.

De cet épisode, il avait conservé un souvenir brûlant. La sensation de Gabriel se pressant, excité, contre son bassin le hantait encore régulièrement. Les jours suivants, il s’était caressé en repensant à cet événement et avait eu un orgasme d’une rare puissance en enfouissant pour la première fois deux de ses doigts en lui.

Bien évidemment, ils n’en avaient jamais parlé. Alex ne savait même pas si Gabriel se souvenait de ce qu’il s’était produit lors de cette soirée. Comment aurait-il pu aborder le sujet ?

L’attirance, l’envie, les moments de trouble qu’on accepte comme faisant partie de soi, les douces divagations de son esprit et tout ce qu’il y a de fabuleux dans le fait de se laisser porter par son imaginaire étaient tout simplement des compagnies dont il appréciait la présence… et, quel que soit le lien qui puisse être le leur, il ne s’agissait pas de quelque chose qu’il était prêt à prendre le risque de briser.

Alors qu’il parvenait devant l’entrée de son atelier, Alex fit une pause. Il prit appui de ses mains sur ses genoux pour essayer d’apaiser sa respiration.

La petite bâtisse qui abritait ses travaux semblait complètement perdue au milieu de la ville. C’était ce qui l’avait séduit, la première fois qu’il l’avait visitée : cet aspect désuet et hors du temps. Ça, et son prix.

Lorsqu’il posa l’épaule sur le bois vieilli de la lourde porte d’entrée, il la sentit s’ouvrir aussitôt, l’absence de verrouillage ne lui laissant aucun doute sur la présence qu’il avait crainte.

Un peu plus loin, au centre de la salle de travail traversée d’établis débordant de matériel, de longs bureaux usés, de grandes feuilles de dessin au sol et de taches de peinture, était assis l’objet de son inquiétude. La tête appuyée sur son coude, il semblait lire tranquillement et n’avoir plus qu’à se retourner pour se moquer de lui. Alex tâcha de se recomposer une expression digne en s’approchant.

— Tu n’es pas allé en cours ?

— Non, répondit Gabriel, visiblement absorbé par sa lecture.

La nervosité d’Alex en fut majorée.

— Si maintenant tu te mets à sécher les…

— C’est quoi ?

Alex le regarda, mal à l’aise. Il eut un temps d’hésitation avant de répondre.

— Un texte.

Sur un coin de table traînait une bouteille de jus de fruit. Il la saisit pour en boire quelques gorgées.

— Comme si je ne le voyais pas, lui fit remarquer Gabriel en l’observant s’essuyer les lèvres. C’est quoi ce texte ?

Sur le coup, Alex lâcha un rire nerveux. Bref, toutefois : un simple souffle. Il se frotta les yeux avant de répondre.

— C’est une histoire.

Il s’appuya des deux mains sur le dossier de la chaise de Gabriel, y serrant nerveusement les doigts.

— Depuis ce matin, tu as passé ton temps à lire ?

— Ouais.

Lorsque Gabriel se pencha en arrière, étirant les bras vers le haut, Alex suivit des yeux les roulements de ses muscles sous la peau. Les manches retroussées de sa chemise blanche laissaient apercevoir le bas de ses biceps et ses cheveux étaient légèrement ébouriffés. Croiser son regard en dessous du sien lui offrit une vision curieuse. Gabriel possédait une fine cicatrice qui barrait son sourcil, souvenir d’une ancienne bagarre, que les mèches longues qui retombaient sur son front cachaient la plupart du temps et qui était inhabituellement visible, ainsi. L’intimité de l’instant le troubla. Puis Gabriel ramena le visage vers l’avant.

— Il manque le début, reprit-il en feuilletant les premières pages, et puis… je ne sais pas, on ne dirait pas un scénario de bande dessinée. Tu veux écrire un roman ?

Après un temps d’hésitation, Alex tira une chaise pour s’asseoir à côté de lui. Il désigna l’amas de documents entassés sur un coin de la table avant d’avoir un rictus en découvrant le téléphone portable rose brillant de Mélissa.

— C’est… Tu sais, le roman de Ben est resté inachevé…

— Et tu t’es mis en tête de le terminer toi-même.

Alex haussa les épaules. Gabriel avait pivoté sur son siège et le fixait comme s’il cherchait à lire dans son esprit.

— Oui.

Ben avait été la dernière personne à partager sa chambre à l’internat avant qu’un accident de voiture l’emporte, comme cela arrive si souvent aux heures de fermeture des boîtes de nuit lorsque les veines sont saturées d’alcool. Une vie qui s’éteint en une seconde, avec des rêves restés à l’état d’ébauche : traits de crayon que la mine cassée avait fait se finir en une série de pointillés. Ça faisait deux ans, maintenant, que ce texte végétait, un texte que la sœur de Ben lui avait remis entre les mains, soi-disant parce que, étant donné qu’il l’avait aidé à l’écrire, il était celui à qui il revenait. À l’époque, ce geste l’avait laissé les bras ballants ; ce n’était que sur un coup de tête qu’il s’était décidé récemment à reprendre son roman.

— Il ne manque pas grand-chose, poursuivit-il.

— Tu n’as jamais écrit, avant, pourtant.

— Non.

Ils n’avaient parlé que de scénario, avec Ben.

— Je sais construire des histoires, avança-t-il.

— Ce n’est pas pareil.

La moue qui s’était affichée sur les lèvres de Gabriel témoignait clairement de son scepticisme. Ce dernier l’interrogea :

— Et tu comptes en faire quoi ?

— Le donner à sa sœur. Elle avait bien dit qu’elle le ferait publier, non ?

— Oui…

Avec un air pensif, Gabriel feuilleta le manuscrit qui se présentait devant lui avant de pivoter. Son regard avait pris une expression plus amusée, comme taquine.

Alex soupira.

— Vas-y, dis tout de suite à quel point c’est nul, qu’on en finisse…

Un sourire moqueur se peignit un instant sur les lèvres de Gabriel, mais n’y resta pas.

— Je ne dirais pas ça.

Alex fronça les sourcils, méfiant.

— Tu as de bons passages. Je ne comprenais pas ton début, mais maintenant que tu me dis que c’est une suite, c’est plus logique. Toute la partie combat, action, là, elle n’est pas mal. Le truc, c’est…

Il grimaça en tournant les pages suivantes.

— Tout ce passage, là, avec le mec et la bonne femme… Non mais, sérieusement, Alex, tu penses vraiment que c’est ce qu’il aurait voulu écrire ? Du…

Alex le vit prendre une petite inspiration avant de poursuivre.

— … porno ?

— Mais non ! s’offusqua-t-il.

— Du porno hétéro.

— Mais… Gab’, mais non, ce n’est pas du porno.

Alex était sidéré, mais Gabriel ne semblait pas du tout du même avis. Il leva même une feuille en reculant le visage comme s’il voulait s’en éloigner le plus possible.

— « Il approcha ses doigts agiles de sa délicate… fleur » ? Je constate déjà que tu te la joues poète…

— Allez ! geignit-il.

— « enfonçant ses phalanges dans sa profondeur humide. Une abondante cyprine s’écoula et il voulut boire goulument ce nectar ». Bon appétit…

— Mais…

— « Il s’abreuva alors du jus de la belle ». Tu sais que tu m’en apprends ? J’ignorais totalement que ça faisait du jus, les femmes. On fait comment pour l’obtenir ? On appuie dessus ?

— Allez, Gabriel… arrête.

Lorsqu’il se jeta sur la feuille pour l’attraper, celui-ci réagit aussitôt en l’éloignant du bras.

— Non mais, franchement, pourquoi essayer d’écrire des rapports hétéros, déjà ? Tu y connais quoi, pour commencer ?

— Oh, ben, autant que toi, va ! répliqua-t-il. J’ai déjà vu des films et… et puis, bon, après, homo, hétéro, tu ne vas pas me dire que c’est bien différent !

Gabriel eut une expression qui en disait long sur le doute que suscitait cette affirmation chez lui. Alex se maudit en sentant la honte lui chauffer les oreilles. Il ne lui avait jamais avoué son inexpérience en ce domaine et ce n’était certainement pas maintenant qu’il allait le faire.

— Euh… Une pénétration vaginale, quand même…

— Et puis j’ai lu d’autres bouquins !

— Mouais. Bah, encore si au moins ils pratiquent la…

— Non mais, arrête, Gabriel ! Arrête !

Choqué, Alex ouvrit son tiroir pour en sortir le reste du manuscrit de Benoît. Il le brandit en ignorant le sourire purement moqueur qui s’était affiché sur les lèvres de Gabriel.

— C’est une histoire d’amour entre un chevalier et une jeune bergère, enfin ! Tu ne comprends rien à rien, toi. Un truc à l’eau de rose complet. Ça fait un bouquin entier, quasi, qu’ils se courent après, et vas-y que je te conte fleurette, et vas-y que je te narre mes exploits et que je m’évanouis de « félicitude » devant tant de bravoure… Je ne vais quand même pas les faire commencer par ça !

— Ben, pourquoi pas ? Si c’est du porno, tu t’en fous de la vraisemblance.

— Ce n’est pas du porno !

Sur le coup, Alex avait limite sautillé sur place d’agacement, ce qui, il put s’en rendre compte, amusa particulièrement Gabriel. Il se renfrogna aussitôt, pas vraiment fâché toutefois. Gabriel n’était pas du genre à ne pas se laisser toucher par son geste envers Ben, il le savait, et il avait l’habitude de leurs moqueries réciproques.

Lorsque Gabriel attrapa d’un geste vif la feuille posée devant lui en reprenant une expression plus sérieuse, Alex essaya aussitôt de récupérer son bien, mais se fit repousser d’une main.

— « Oh, mademoiselle, que vous êtes très belle. Votre beauté n’a d’égale que les rivières ensoleillées qui flamboient au sud du pays ».

Un rictus apparut sur le visage de Gabriel.

— Ça flamboie une rivière, maintenant ?

— Allez…

Alex finit par lâcher un rire, désespéré par l’affolante niaiserie de ses mots. Il avait pourtant essayé de faire de son mieux. De lassitude, il laissa retomber son crâne sur l’épaule de Gabriel, faisant mine de ne pas se rendre compte qu’il s’y attardait plus qu’il ne l’aurait dû.

— Tu veux que je t’aide ? demanda celui-ci, en tournant quelques pages supplémentaires.

— Beuh…

Il bafouilla :

— Tu veux écrire cette scène avec moi, tu es sûr ?

— Franchement, on ne sera pas trop de deux. Quoiqu’on pourrait demander à Mél.

— Non non non, ça va. Ça me suffit amplement de t’avoir toi en train de te foutre de ma gueule. Vous n’allez pas vous y mettre à deux, non plus.

Gabriel sourit. Il s’empara ensuite de la bouteille pour en boire quelques gorgées.

Alex se laissa absorber par la courbure de sa gorge et le mouvement qu’elle faisait lorsqu’il déglutissait. Lorsqu’il abaissa la bouteille pour retourner au manuscrit, il la lui vola et la porta à sa bouche. Inconsciemment, il chercha à percevoir contre ses lèvres la trace de celles qui venaient de s’y poser.

Il jeta un regard à Gabriel.

Quand celui-ci se concentrait, il paraissait toujours moins sûr de lui que ce qu’il affichait le reste du temps. Juste attentif.

Les gens le voyaient aisément comme quelqu’un d’arrogant, mais c’était se tromper que de s’arrêter à cette impression. Alex le connaissait bien assez pour ça. Après leur départ du lycée, Gabriel avait encore essayé de maintenir des liens avec sa famille, bien qu’il ait alors été le seul à se battre à ce sujet. Depuis, il avait baissé les bras et avait fini par couper les ponts. Malgré l’indifférence qu’il affichait, Alex savait ce qu’il lui en avait coûté. Son comportement avec ses conquêtes régulières en était le témoignage le plus flagrant, offrant un contraste évident entre son efficacité en matière de séduction et son incapacité à garder une relation plus de quelques jours. Il finissait toujours par partir le premier, réduisant à néant les risques d’être celui qui se faisait rejeter. Du moins, était-ce ainsi qu’Alex l’interprétait.

Finalement, il n’y avait qu’avec lui et Mélissa que Gabriel se permettait de se montrer vulnérable.

Il prit une nouvelle gorgée de jus de fruit.

— Ça, là, remarqua Gabriel en lui faisant lever le nez de sa bouteille : « son marteau de chair ». C’est une figure de style ou… ?

Alex laissa un rire sortir de sa bouche.

— C’est le style de ses autres scènes, tu sais. Son histoire est pleine d’autres trucs de ce genre, comme la petite fleur ou le miel qui coule de…

Gabriel s’éclaircit la gorge, visiblement peu désireux d’entendre la suite.

— « Lentement, elle permit au marteau de chair bandé par ses bons soins d’entrer dans la cavité humide de son antre buccal »…

Comme s’il projetait de lire la suite en apnée, il prit une longue inspiration.

— « Oh oui, vas-y, remplis-moi de ton amour ! »… Non mais, Alex, tu te rends compte de ce que tu écris ?

Pour seule réponse, Alex laissa tomber son front contre le bois de son bureau, pris d’un rire nerveux.

— Et puis celle-ci, encore, reprit Gabriel : « Je vais t’enculer, mon ange ». Non mais, il faut faire un choix, à un moment donné. L’un de ces deux mots doit sortir de cette phrase !

Les épaules d’Alex furent prises de soubresauts alors que son hilarité redoublait. Lorsque la main de Gabriel lui ébouriffa le crâne, il releva la tête pour le fixer, se perdant dans la contemplation des détails de son visage.

— Ce n’est pas possible que tu laisses ce texte comme ça, remarqua enfin Gabriel. Enfin, je ne sais pas : je comprends que tu veuilles reproduire son style, mais tu ne peux pas écrire des trucs pareils.

— Et comment tu veux faire ce type de dialogues, franchement ?

Quand Gabriel lui adressa une œillade amusée alors qu’un petit sourire se posait au coin de ses lèvres, Alex sut que ce qui allait se passer ne serait pas bon pour lui. Il sentit son ventre se crisper d’anticipation et eut du mal à faire semblant de rester stoïque. Le souffle chaud de Gabriel se rapprocha.

— Comment est-ce que tu l’exprimerais, toi, le désir ?

Alex se passa la main dans les cheveux.

Parce que « désir » ne le ramenait qu’à Gabriel, qu’« envie » n’était que celle qu’il éprouvait pour lui, il ne sut que lui répondre.

La voix grave résonna dans ses oreilles.

— « J’ai envie de toi, j’ai envie de te prendre… »

Troublé, Alex releva les yeux sur lui.

— « Si je m’écoutais, poursuivit Gabriel, je te prendrais là, tout de suite, sur la table. Je t’embrasserais… J’emmènerais tes jambes dans mon dos et je te pénétrerais lentement. Je te veux. Je te désire. Je n’en peux plus, j’en crève… Je te ferais l’amour, je te baiserais : je te ferais ce que tu voudrais… Je ne sais même pas de quoi je serais capable tellement j’en ai envie… ».

Ces paroles le captivaient, hypnotisantes et attirantes à la fois.

— Mais on a un roman à rédiger avant, ponctua Gabriel : regarde, là, tes dialogues sont une dinguerie ! Quant au vocabulaire…

Alex eut la sensation brusque de chuter. Gabriel venait de dire quoi, là ?

— Ça, là, encore, poursuivit celui-ci en parcourant les pages volantes devant lui : « il approcha le visage de son petit coquillage orné de stries en éventail ». Tu sais que je ne veux même pas savoir de quoi tu as essayé de parler.

Un faible sourire passa sur les lèvres d’Alex. La citation aurait été risible s’il n’avait pas été aussi perdu. Durant quelques instants, il sonda le regard de Gabriel, cherchant à deviner ses pensées, mais celui-ci venait de se saisir d’un stylo et était de nouveau concentré sur son texte. Rien ne lui permit de savoir comment réagir.

Dans un soupir, il se pencha alors sur son épaule, frôlant sa peau comme par inadvertance tandis qu’il jetait un œil à la feuille sur laquelle il écrivait. Un temps, il ferma les paupières, laissant son esprit divaguer et les paroles de Gabriel tourner à l’intérieur de sa tête. Lorsqu’il sentit le contact de son épaule contre sa joue, il ouvrit les paupières en se redressant, gêné de s’être ainsi laissé aller.

Gabriel se tourna vers lui avec une expression de surprise. Il reporta ensuite son attention sur ses corrections, clairement absorbé par ces dernières.

— Tu en penses quoi ? demanda-t-il en désignant la feuille devant lui.

Alex tâcha de se concentrer sur le texte. Gabriel avait barré des phrases, des mots, transformant des figures de style trop aériennes en quelques termes qu’il trouvait plus réalistes, plus adaptés, même si leur apparente crudité le dérangeait.

— Pas mal, concéda-t-il sans pouvoir s’empêcher d’être nerveux.

Mal à l’aise, il se leva, se gratta brièvement le front dans un instant de silence, puis se résolut à aller se passer le visage à l’eau fraîche. Les mots de Gabriel le perturbaient encore.

Ainsi sombre la chair – 14 ans

14 ans

Retour en arrière.

Il y a des choses qu’il faut que je raconte pour permettre de comprendre ce que je faisais à ce moment-là dans cette rue et pourquoi je me trouvais ainsi aux prises avec ces désirs qui m’obsédaient autant que je craignais de les voir se réaliser. C’est comme la réalisation d’un puzzle : on ne le fait jamais en découvrant l’une à la suite de l’autre des pièces contiguës. Il faut d’abord les retourner, les examiner, puis construire de petits assemblages, dévoilant des détails, donnant une première idée du contenu… Et petit à petit combler les vides.

Voici un premier lot de pièces.

J’ai eu mon premier rapport sexuel à 14 ans, ce qui, je le sais, est jeune.

Trop, je trouve. C’est l’âge auquel on veut faire comme les adultes, en oubliant qu’on n’en encore qu’un enfant.

C’était bien avant cette rencontre dans la rue, bien avant Ayme. C’était précisément à la moitié de l’âge que j’avais quand j’ai vécu cet épisode décisif dans ma vie, et qui a entrainé tous les changements successifs qui sont l’objet de mon récit.

A l’époque, pourtant, je trouvais ça limite trop tard… Enfin, bien sûr, je savais que ce n’était pas dans la norme, je n’étais pas complètement à l’ouest non plus, mais ma virginité était alors un fardeau dont je languissais de me débarrasser, et puis il y avait aussi cet empressement caractéristique de l’enfance, qui est celui de vivre ses premières expériences plus tôt. Pas seulement plus vite, parce qu’il y a d’abord le besoin d’accéder à l’interdit, certes, soit ce qui appartient au monde des adultes, mais il y aussi le désir de le faire à un âge auquel les autres n’y ont pas touché. Parce que c’est ce qu’il y a dans ce « plus tôt », et ça ne se limite pas au sexe : on veut toujours grandir trop vite. Il y avait la fierté de pouvoir annoncer ce chiffre ; d’être dans l’exception, le rare, mais la rareté qui est celle de la précocité, pas celle du retard. C’est quelque chose qui se tasse, plus tard. Quoiqu’il en soit, on n’en passe pas moins tous par-là.

Je couchais donc avec le premier qui le voulait.

Le parallèle avec ce « premier homme » dont je viens de parler, m’apparaît désormais évident, mais ça ne s’arrête pas là : il y avait eu un autre évènement, un autre type avec qui j’aurais pu le faire avant, un vieux qui devrait avoir plus de 50 ans. Depuis, je sais qu’il s’agissait un pédophile, mais j’avoue que, longtemps, j’ai cru que ce terme ne convenait que pour les rapports avec des enfants non formés : ceux qui n’ont pas encore eu leur puberté ou que j’imaginais plus être des « enfants » que moi. On ne voit pas toujours que, ce dont on plaint les autres, ou ce que l’on condamne, on l’a soi-même vécu. Je peux m’estimer chanceuse d’avoir eu l’éclair de conscience, soudain, qui m’a permis de me tirer : de ne pas être restée figée sans ne plus savoir comment faire pour reculer.

J’avais donc 14 ans, assez avancés : les 15 n’étaient pas loin, la séquence du pédophile datait de plusieurs mois avant mais je ne savais de toute façon même pas vraiment dire ce que ça avait été, donc je n’en gardais qu’un souvenir embarrassant mais avec lequel je pouvais encore m’arranger, et je me préparais à coucher avec le premier mec qui avait voulu de moi.

Il faut situer qu’à l’époque, je me trouvais moche, insignifiante, sans intérêt, comme ça arrive souvent à l’adolescence. J’agissais donc comme on le fait lorsqu’on ne sent pas beau : je cachais mes boutons derrière des mèches de cheveux tombantes, je portais des sapes trop amples et totalement uniformisées avec celles des autres ados de mon âge, et je souriais peu. Pas une caricature non plus, bien sûr, mais juste l’attitude de base qui fait que, aussi jolie que tu puisses être, ça ne se verra jamais. Et Baptiste était à mon image, ou celle que je me faisais de moi, du moins. Il était très laid, très grand, très dégingandé, à des années-lumière de ma personnalité et de mes valeurs – je supportais même son racisme, c’est dire à quel point j’avais accepté le premier qui s’était présenté –, même si à mon contact il faisait des efforts pour se taire à ce sujet, et il avait les années suffisantes de plus que moi pour vouloir perdre sa virginité lui aussi. Je n’étais donc pas difficile.

Avec le recul, et quand je considère ce qu’a été ma vie depuis, je crois que je ne l’ai jamais été. Je n’ai jamais choisi, j’ai juste considéré ceux qui m’approchaient et réfléchi à la réponse que je leur donnerais… Sauf avec Ayme, bien sûr, mais Ayme a toujours été l’exception.

A cet âge de ma vie, en tout cas, je ne l’étais pas. Je voyais moins le jeune homme avec qui je sortais que l’occasion qui s’offrait à moi.

Je me retrouvai donc avec Baptiste, ce garçon, grand, maigre, maladroit, qui était totalement amoureux de moi – comment j’ai pu susciter un sentiment aussi fort chez lui est toujours resté une énigme –, ce à quoi je répondais que « moi aussi », parce que j’avais envie de coucher et que je n’allais donc pas lui dire que ce n’était pas réciproque. Donc « moi aussi ». Et on était tous deux embarqués dans cette curieuse épreuve qui est celle de perdre sa virginité lorsque l’on est mineur, c’est à dire qu’il avait fallu lui faire comprendre que j’étais partante mais sans le dire parce qu’il est trop difficile de poser des mots à ce sujet à cet âge-là, il avait fallu acheter des capotes – ça, quand tu as 14 ans, même juste dans un distributeur, c’est compliqué –, il avait fallu attendre la combinaison magique, alias on a une chambre, un créneau de temps pas trop minable devant nous, et l’absence de toute autre personne dans la maison à ce moment-là… Et affronter le stress ensuite. Et sa solitude face à l’acte.

A l’arrivée, perdre sa virginité ne peut qu’être angoissant. Ça l’est pour tout le monde, bien sûr, mais ça l’est certainement plus encore quand il faut l’organiser à ce point, et en secret. Et quand on est si jeune et qu’on ne sait pas vraiment vers quoi on se dirige.

On était chez lui. On sortait ensemble depuis quelques semaines – trop longues pour moi mais, quand on est pressé, tout est trop long de toute façon – et ses parents étaient absents pour quelques heures.

Et on s’embrassait.

C’était l’époque incroyable des premières fois où un simple baiser pouvait m’exciter physiquement à l’excès, où un effleurement même involontaire de mon sein me suscitait des tremblements de peur et d’envie, et où le contact inattendu de la peau nue de son ventre contre la mienne était si délicieuse que j’aurais pu m’en contenter.

Probablement aurais-je dû, d’ailleurs.

Le reste…

Je ne sais plus exactement ce que l’on a fait. On a dû se déshabiller, et chaque vêtement enlevé était un effort et une transgression. Je ne crois pas qu’il ait caressé mon sexe. Je ne crois pas que j’aie même touché le sien. Je sais qu’il y a eu une capote, parce qu’on était heureusement conscient qu’il en fallait une, et puis une pénétration parce que c’était ça qu’il fallait faire, et que ça faisait mal, et que c’est quelque chose à vivre, d’avoir tant envie que ça s’arrête tout en tâchant de ne pas le montrer. Et heureusement que ça n’a pas duré longtemps.

Je ne sais même pas si, du haut de mes 14 ans, j’ai pris la mesure de ce que je venais de faire. Je veux dire… J’avais perdu ma virginité, certes, mais tout comme l’expérience précédente que j’avais vécue avec ce pédophile, je n’étais pas plus capable de comprendre ce que j’avais fait, dans le sens vraiment. Avoir eu cette première fois ne m’avait pas changée pour autant, j’avais même été troublée de rentrer chez moi en constatant que je n’étais pas devenue quelqu’un d’autre, mais en même temps, et ça c’est quelque chose que je ne peux dire qu’avec la distance que j’ai désormais, ce n’était pas rien non plus. C’était une effraction de mon corps. C’était faire de ma chair d’enfant ce que l’on en fait en tant que femme, et essayer d’agir comme les adultes parce que là est la seule référence que l’on a. Et ce n’est pas rien. Je pense que c’est pour ça qu’il y a un âge légal pour les rapports sexuels, et qu’il faut se méfier de la représentation du sexe qui est donnée par les films ou les romans : ce n’est pas parce qu’on n’a pas la capacité, physiquement, de faire ce que l’on voit ; c’est qu’on n’a pas la maturité, encore, pour en prendre la pleine mesure.

Et puis… il y eut donc cette douleur, et le fait qu’il fallait la subir en attendant qu’elle passe. On en parle peu mais j’ai toujours trouvé qu’il s’agissait d’un premier apprentissage curieux de la sexualité. Je veux dire… Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire pour qu’on ne commence pas toutes ou presque, en tant que femmes – je sais qu’il y a des contre-exemples –, notre vécu du sexe comme une étape douloureuse qu’il faut traverser en mode sacrificiel. Bien sûr que, si vous avez 16-17 ans, toutes vos copines vous auront dit que la première fois, c’était génial… Si vous en avez 20-22, vous avez déjà dû commencer à rigoler en racontant à quel point c’était nul, ce qui est rassurant en soi parce que ça veut dire que vos rapports sexuels se sont améliorés. Si vous en avez 28, peut-être en êtes-vous à vous demander pourquoi votre corps est construit de manière faisant que vous avez dû passer par ça. Sentir quelque chose qui transgresse ainsi votre intégrité physique, et devoir attendre que ça se finisse sans rien dire tandis que  la personne qui vous l’inflige en prend, elle, du plaisir… C’est quelque chose d’assez violent, finalement, même si c’est un acte que l’on décide soi-même, bien sûr. C’est « normal », mais ça reste une façon curieuse et troublante de devoir débuter sa sexualité.

Je me souviens avoir regardé le sang sur ma culotte, le soir. Il n’y avait presque rien, j’étais surprise. De si petites gouttes pour une si grande douleur.

Après ça, on a encore couché plusieurs fois ensemble, avec Baptiste, mais j’ai à chaque fois plus apprécié nos baisers et les sensations de son ventre sur le mien que la pénétration en elle-même, dans laquelle je feignais le plaisir – pas envie d’avoir des discussions parce que mes réactions ne ressemblaient pas à celles décrites dans les magazines – mais dont j’ai gardé bien plus le souvenir des taches d’humidité qui constellaient le plafond que de ce qu’on faisait vraiment. Même aujourd’hui, je pourrais encore dire où les plus grosses se situaient. C’est dire à quel point j’ai dû les regarder.

Puis j’ai eu d’autres petits amis, qui pour moi étaient d’autres amants mais qui tombaient tous amoureux de moi, je n’ai jamais compris pourquoi tant j’ai, aujourd’hui encore, une image négative de la fille que j’étais. Mais ça aussi, je pense que c’est un élément déterminant de mon parcours : je ne me suis jamais considérée comme quelqu’un de vraiment bien, alors je n’ai jamais attendu que les mecs avec qui j’ai été le soient. Et je n’ai jamais eu avec eux le moindre plaisir dans la pénétration.

Sauf avec Ayme.

Ayme. Et cette putain de révélation qu’il s’est avéré être pour moi.

Ainsi sombre la chair – Le premier homme

Le premier homme

Je ne me souviens pas du film que j’ai vu, ce jour-là. Je ne me souviens de presque rien, en fait. C’est comme si mon esprit avait fait le tri, effaçant tout ce qui lui était trop douloureux pour ne garder que les éléments les plus factuels : ceux qui, petit à petit, ont marqué le changement. Je ne sais même plus pourquoi j’étais partie de l’appartement, du moins pas précisément, l’évènement exact qui m’avait fait fuir ainsi. Je sais juste que ce n’était qu’un autre parmi une série qui me tuait peu à peu, à l’époque.

Par contre, je me souviens parfaitement de l’homme qui vint me parler à la sortie de la séance.

J’étais seule, sur le trottoir, face aux voitures de la rue, et je devais afficher une attitude singulière. Je ne savais pas où aller mais il n’y avait pas que ça. Je me sentais comme happée hors du monde… tirée de mon quotidien à la manière d’un traveling arrière comme on peut l’éprouver, parfois, pour se retrouver en observateur externe, analyste distant de son existence et, bien souvent, de sa vacuité. C’est un sentiment rare et troublant.

Je devais donc me présenter ainsi, avec cette façon d’être qui, inhabituellement attentive à ce qui m’entourait, me rendait accessible, ou du moins en donnait le sentiment. Je l’avais déjà vécu : ce dépouillement qui fait dire aux hommes que l’on est devenu abordable, que quelque chose peut être tenté. J’en connaissais le mécanisme même si je n’en maîtrisais pas les effets.

Il était bien plus âgé que moi : dans les 40 ans alors que je n’en avais que 28 et, au fond de moi, je me demandais s’il était le seul type d’homme que je pouvais encore attirer, ce qui peut paraître idiot quand on a moins de 30 ans. Je savais déjà ne plus avoir de quoi susciter l’attention des personnes de cette jeunesse insouciante à laquelle j’avais moi-aussi appartenu, mais dont je me sentais m’éloigner, ces derniers temps. Alors peut-être ne pouvais-je plus intéresser que ces hommes d’au moins dix ans mes aînés. Peut-être étais-je leur « jeunesse » à eux, leur fraicheur désirée. Ce fut ce que je pensai, en tout cas.

Je ne me souviens pas de ce qu’il me dit, sinon que j’entendis tous les langages muets, latents. Il parla de banalités, peut-être de la météo, du film, du fait que j’étais seule dans cette rue ; j’entendis qu’il voulait me baiser. Je n’entendis que ça. C’était comme un hurlement dans le vide de notre conversation.

Et, pour la première fois de ma vie, alors que jusque-là, j’aurais décliné sans ambages une telle proposition, habituée même à me montrer froide pour tuer d’emblée l’idée de me faire ce genre de suggestion, j’acceptai celle d’aller boire un verre.

La terrasse ne m’était pas inconnue, même si je ne m’y étais jamais assise. Ça se passait à Lyon, dans l’un de ses quartiers les plus touristiques. J’étais passée des centaines de fois devant ce café. Je m’étais assise au bar d’en face, et à la Brioche dorée un peu plus loin. J’avais tant été abordée sur les pavés de la rue piétonne attenante pour signer des pétitions, ce que j’avais accepté gentiment les premières années, puis décliné par lassitude les suivantes. J’avais donné mon sandwich, encore non entamé, à un SDF qui m’avait regardée comme si je me moquais de lui – c’était de l’argent, qu’il voulait, pas du pain décongelé avec de la salade cuite par le froid et du jambon reconstitué. Avec le recul, je me rends compte à quel point c’était inadapté de ma part. Je m’étais même fait embarquer, une fois, à l’époque où je ne savais pas encore dire non aux personnes demandant cinq minutes pour me poser des questions, et retrouvée à l’étage d’un immeuble dans un institut de sondages, devant un papier me demandant si je préférais le nouveau parfum iris et ylang ylang ou fleurs de sureau et miel des montagnes pour le gel douche Petit Marseillais – j’avais eu suffisamment la sensation de m’être fait avoir pour mettre des notes catastrophiques à chacune de ces questions et bâcler les réponses.

Là, pourtant, avec cet inconnu dont j’avais accepté l’offre d’un verre, j’aurais voulu qu’il agisse ainsi : qu’il m’embarque, qu’il m’emmène à son appartement juste au-dessus, et qu’il me baise sur son lit.

Mais il ne le comprit pas.

Ça ne marche jamais ainsi, hein ? Seulement dans les histoires, ou presque : je sais bien que la vie, parfois, surpasse les histoires les plus improbables, mais dans la vie normale, commune, ça ne marche pas comme ça.

Je ne pensais qu’à ça.

Il me demanda quel travail je faisais, je lui répondis à demi-mot, il m’en félicita, il me reparla de banalités, et de toutes ces autres niaiseries que l’on déblatère quand on ne connaît pas quelqu’un, et me dit même son nom que j’oubliai dans la foulée. Je n’avais pas envie qu’il me drague et j’étais trop perdue, de toute façon. Je ne m’étais pas attendue à ce qu’il m’aborde. Je n’étais surtout pas préparée à ce qu’il ouvre une porte qui, jusqu’ici, n’existait que dans mon imagination, et que je n’étais même pas sure de vouloir franchir un jour. Que j’observais encore comme l’« ennemie ». Qui m’attirait, pourtant, aussi…

La vérité, c’était que je me foutais de sa vie et que je me moquais qu’il sache la mienne. Je voyais juste en lui des mains anonymes qui, soudain, pourraient m’étreindre, un corps lourd qui me clouerait sous son poids, un sexe qui me pénètrerait, et moins il aurait parlé, avant, pendant, après, mieux ça aurait été. Plus ça m’aurait permis de rester dans mes rêves, moins ça m’aurait forcée à voir la réalité.

Il finit par me proposer de manger ensemble. Il était 15h et je n’avais rien dans le ventre, mais je doutais de pouvoir avaler quoi que ce soit, de toute façon. Et qu’importe : je n’avais pas envie d’aller au restaurant. Et puisqu’il voulait visiblement mettre en place tout un rituel de séduction à la con qui ne m’intéressait pas, je déclinai sa proposition.

– Non. Je vais rentrer.

Je souris poliment. C’est curieux, tous ces codes que l’on peut appliquer : ces figures que l’on fait pour être sociables, parce que les autres n’ont pas à se prendre dans la gueule nos déboires personnels, ces surfaces que l’on montre pour contrôler les réactions que l’on suscite. Sourire pour abréger une conversation. Être polie pour éviter une agressivité. Dire « Ah bon ? Tu crois ? » pour ne pas avoir à dire « mais qu’est-ce que tu racontes comme conneries ? ». Paraître, étaler des couches de vernis sur sa face. Je ne pouvais pas être en contradiction plus vive entre ce que j’éprouvais et ce que je manifestais.

Enfin, il me proposa de marcher avec lui. J’acceptai. On déambula dans la rue de la République. Ceux qui sont déjà allés à Lyon connaissent forcément. C’est la plus grande rue commerçante, au départ de la place Belcourt et montant jusqu’aux Terreaux, sur la presqu’île. Il me parla, mais je ne l’écoutai pas. J’imaginai. Je gérai mon trouble ou, du moins, j’essayai. A chaque recoin entraperçu dans le défilé de grands magasins et d’enseignes prestigieuses que nous croisions, j’imaginai qu’il puisse m’y emmener, ou comment je pourrais l’aborder, ce que je pourrais lui dire… Je le suçais en pensée entre deux bennes à ordure, je lui tendais mes fesses dans la cage d’escalier d’un immeuble de luxe, je me faisais prendre dos contre un mur, par terre dans un hall désert, dans la poussière et sur le froid du carrelage. Je ne pouvais pas me le représenter autrement que comme quelque chose de crade, puisque, pour moi, le simple fait de passer à l’acte le serait forcément. Par rapport à ma vie. Par rapport à la situation dans laquelle j’étais alors.

Le sexe gai, joyeux, partagé… Je n’étais pas là-dedans, à ce moment-là. Je l’avais été, à d’autres moments de ma vie, mais je refusais désormais pouvoir l’être avec quelqu’un d’autre qu’Ayme. Ou je le refusais tout court, ça revenait au même.

On atteignit les Cordeliers, on continua plus loin…

Il finit par me proposer les quais de Saône. Je lui demandai s’il habitait par là.

– Non, me dit-il.

J’entrebâillai un peu plus la porte qu’il m’avait ouverte. Je lui proposais, le cœur battant :

– Plus loin, alors ?

– Euh non…

Trop de subtilité tue la subtilité. « Plus loin », ça voulait dire « saute-moi ». Ça voulait dire « je suis une désespérée, pourquoi n’en profites-tu pas ? ». Aucun de ces mots ne contenait ce que j’aurais voulu lui dire, ou pas vraiment : ce que j’aurais voulu qu’il comprenne de lui-même.

– Vous êtes garé loin ? lui demandai-je enfin.

Il m’y emmena.

Je ne sais même plus quelle connerie hors de circonstances il me proposa encore pour m’y faire entrer. Pourtant, il devait bien se rendre compte, là, qu’on n’était plus dans un processus de drague conventionnel. Je le laissai faire. Après tout, je crois que les hommes ont été tellement accoutumés à cette idée stupide qu’ils doivent « séduire » pour avoir une femme, qu’ils en finissent incapables de faire sans ce schéma. Ça ne se voyait pas assez, peut-être, que je me moquais de toutes ces apparences ? Que j’attendais juste de me faire sauter ? Il me semblait que c’était flagrant mais peut-être n’envoyais-je pas des messages assez clairs. Peut-être étais-je trop perturbée, moi-même, trop perdue, trop renfermée, pour montrer autre chose que de l’ambiguïté.

Une fois assise, il se rapprocha timidement. Il me tint les mains, me les frotta comme si elles étaient froides – connerie –, ce qui me dérangea et me força à regarder en face ce que je faisais. A me demander si j’étais prête à franchir le seuil de cette porte qui m’attirait autant qu’elle me répugnait. Je n’eus aucune réponse mais je pus constater, déjà, que ses mains sur les miennes m’embarrassaient. Et m’embarrassaient avec force. Mon cœur battait si vite, dans ma poitrine… L’homme finit par comprendre que mon manque de réactions signifiait une attente d’autre chose, ou peut-être décida-t-il de passer outre… de poursuivre son schéma chronologique de séduction en allant à l’étape suivante, tant pis si j’étais peu réceptive aux premières. Je ne le sus pas. J’imaginai ce qu’il devait se dire : que c’était trop improbable, trop beau, qu’une petite « jeunette » – pour lui, je devais l’être – comme moi se donne avec tant de facilités. Je le méprisais, dans le fond, je m’en rendais compte, mais qu’importe. Il était ces mains anonymes que je voulais sur moi, et ce corps anonyme dont je voulais le contact et la force. Il était mon oubli et la lame qui scarifierait les cicatrices de mon âme, à défaut de les enlever.

Le baiser qu’il me donna était à l’antipode de ce que j’attendais : doux, précautionneux… Trop. J’en éprouvai du dégoût, et ce fut un choc que je dus affronter. C’était des lèvres inconnues sur les miennes et une façon d’embrasser inconnue, et une main inconnue sur ma nuque… puis une langue inconnue contre la mienne. Un truc intrusif, dégueulasse. Du moins, fut-ce ce que j’éprouvais. De façon inattendue, j’en fus véritablement écœurée. Je ne voulais vraiment pas qu’il m’embrasse. Je reculai le visage et détournai la tête.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Je devrais peut-être partir.

– Tu es sûre ?

Le vouvoiement s’était noyé dans un tutoiement de baise, mais je ne voulais plus ni de l’un ni de l’autre. Je ne voulais pas de cette putain de proximité qu’il cherchait à m’imposer. Je crois que je voulais juste sa queue, en fait, ou… Je ne sais pas. Pas l’homme qu’il était, en tout cas. Pas l’être. Juste l’objet.

Je mis quelques secondes à lui répondre, alors il insista :

– Tu veux aller au restaurant ?

Mauvais choix. S’il m’avait proposé l’hôtel, peut-être aurais-je accepté. Il m’aurait projetée sur le lit, aurait baissé mon jean, et m’aurait pénétrée dans la foulée, ç’aurait été suffisant.

Ç’aurait été parfait, même.

– Non.

J’ouvris la porte et je me cassai.

Je marchais dans la rue, vite, empressée.

Je ne voulais pas rentrer. Je voulais me laver, effacer les traces de ce que j’avais fait, inquiète d’avoir, comme on se l’imagine parfois, l’évidence de mes actes peinte sur le visage.

J’entrai dans un bar pour filer aux toilettes, mal à l’aise – sans consommer, on a toujours peur de se faire arrêter avec un sermon par un serveur du lieu, mais on était rue de la République, le bar était immense, les serveurs loin de pouvoir identifier tous les visages des clients, surtout avec une terrasse bondée à l’extérieur. Et je m’y enfermai. Je restai longtemps assise sur la cuvette, dans un temps de latence qui m’excluait du monde pour ne me laisser qu’avec moi-même, incapable même de penser encore. Puis je me lavai, les mains, le cou, la bouche… J’avais l’impression d’avoir encore la sensation de sa langue sur la mienne. Alors je me lavai la langue au savon.

Ceci est un élément marquant.

J’ai gardé de ce geste le souvenir de quelque chose de vraiment grave et d’un peu fou, aussi : qui montrait où j’en étais arrivée, alors. A quel point j’avais perdu prise avec ma vie.

Et j’essayais de démêler les fils de mon esprit, de calmer mon émoi. Essayais de prendre la mesure de ce que j’avais fait, de cette transgression dans ce qui était mon existence, jusque-là, et le franchissement de cette étape imaginée auparavant, déjà, mais jamais réalisée.

Enfin, je sortais.

Je ne voulais pas rentrer.

Je rentrais quand même. Où serais-je allée, sinon ?

Mon cœur battait tellement vite, tandis que je montais l’escalier de mon immeuble. C’était comme si j’allais m’évanouir. Je savais que je serais seule à l’appartement, mais je ne pouvais m’empêcher de craindre que ce ne soit pas le cas. Et ce fut un tel déchirement de constater à quel point je fus soulagée de voir que personne ne m’y attendait, et la peur que j’avais éprouvée, et le fait que je n’avais même pas mangé…

Je me roulais un joint, trop gros pour que je puisse le fumer en une seule fois – la peur de manquer, la peur de ne pas me mettre une claque assez forte, la peur de devoir encore penser –, je le consumais à moitié avant d’avoir trop ramassé pour pouvoir continuer. Puis je trainais devant la télé, grignotais du chocolat, du fromage, des tartines de confiture, et tout ce qui ne représentait pas un vrai repas, avant de finir mon joint et d’aller me coucher.

Enfin, je repensais à cet homme que j’avais laissé derrière moi, cet anonyme dont j’oubliais déjà les conversations pour ne garder que les points les plus significatifs de cette expérience. Le moment de la rencontre devant le cinéma, celui où il m’avait proposé de manger ensemble et où j’avais cru que ça s’arrêterait là, l’intérieur de la voiture avec sa langue dans ma bouche, le dégoût et cette fuite finale. Le savon… Le reste partirait au néant. J’oublierai jusqu’à son nom et il serait le visage inconnu de cette première fois.