Un hamburger, des frites et mon cœur avec (2)

Chapitre 2

Jeudi

Mathieu bâilla devant sa tasse de café dont il ne restait qu’une gorgée à avaler. Elle ne l’avait pas aidé à être plus réveillé que la douche qu’il avait prise en se levant vingt minutes plus tôt. Ce n’était guère étonnant. Arès tout, il était rentré à vingt-deux heures passées chez lui et avait dîné de restes avant de comater devant la télé. Il était habitué à ce genre de rythme, il l’acceptait parce que ce n’était pas toute l’année et qu’il avait aussi la paye qui allait avec. Un coup d’œil à l’horloge du micro-onde lui indiqua qu’il était temps de se mettre en route. Un détour par la salle de bains, un lavage de dents et il attrapa sa veste.

Ses clefs dans la poche, sa sacoche à la main, il sortit de son appartement et décida volontairement d’éviter l’ascenseur au profit de l’escalier. Il y poussa un long soupir. Une fois de plus, une sale odeur de soupe aux poireaux y régnait. C’était à croire que cette vieille peau de voisine en cuisinait à longueur de journée et qu’elle se levait exprès à cinq heures du matin pour être sûre de ne rater personne. Elle devait y prendre un malin plaisir. Mathieu l’imaginait se frotter les mains avec un sourire pervers tandis qu’elle ouvrait en grand sa porte pour que les odeurs se répandent partout. Et s’il n’y avait eu que cela…

Madame Rochas de son petit nom, cette foldingue ne laissait pas une semaine s’écouler sans venir le faire chier parce qu’il n’y avait pas d’autres termes. Visites, petits mots dans la boite aux lettres, dans le hall, elle persécutait l’ensemble des locataires. Elle était un cliché vivant à elle toute seule, et cela allait de ses blouses, issues des pages trois cent et quelques de la Redoute, au bruit de ses chaussures orthopédiques grinçant sur le carrelage, pour finir par ses vieilles mains fripées qui s’accrochaient à la rambarde quand elle descendait à deux à l’heure les escaliers. Il avait aperçu une ou deux fois une lueur meurtrière dans les yeux de ses voisins lorsqu’ils y croisaient la vieille peau. Lui-même avait plusieurs fois été tenté de la pousser quand elle lui lâchait des « Faut penser à poser vos chaussures quand vous rentrez, surtout à des heures pareilles » de sa voix aiguë et désagréable. La sale emmerdeuse, il vivait à l’étage du dessous, comme si elle pouvait l’entendre ! Les plus à plaindre étaient, bien sûr, le couple avec enfants qui habitaient au-dessus. D’un autre côté, depuis plusieurs mois, ils prenaient un malin plaisir à faire courir leurs bambins sur le parquet entièrement débarrassé des tapis qui auraient pu assourdir les bruits. Il va s’en dire que l’absence de tapis et moquette n’était qu’une préférence d’ordre esthétique, bien sûr. C’était la petite guerre que chacun lui menait. Lui se faisait une joie de la laisser galérer avec ses sacs de courses quand l’ascenseur était en panne. Il ne pouvait cacher son sourire à la voir peiner. Elle était à ce point insupportable qu’elle parvenait à réduire à zéro toute tentative de gentillesse. Si, il y avait bien sa voisine, Hélène, qui s’acharnait à rester aimable. Cette fille était une sainte ou complètement à la masse, il n’avait pas encore tranché. Lui n’avait aucune pitié. De toute façon, il n’était qu’un dégénéré qui préférait les hommes et après s’être pris quelques remarques particulièrement déplacées et homophobes quand elle l’avait croisé avec un de ses amants, il avait été définitivement vacciné.

Il faut dire que les homos, les PD, les tantouzes, Madame Rochas n’aimait pas ça et quand elle le prenait à partie pour lui parler du mariage gay, il avait parfois la terrible envie de l’encastrer dans sa boite aux lettres. Il se retenait et tentait de l’ignorer, quitte à être tout à fait impoli. Il n’était pas le pire. Yohan et David, qui vivaient au même étage qu’elle, n’y allaient pas mollo. Enfin, surtout David. Celui-ci l’envoyait paitre, exposait volontairement son homosexualité et s’il pouvait rouler une pelle à son homme, option « je te colle au mur » quand la vieille faisait son apparition, il ne s’en privait jamais. Mathieu s’en réjouissait toujours et ne cachait même pas son rire devant les expressions outrées qui s’affichaient alors sur le visage de leur chère voisine. Elle était d’autant plus horrifiée que le frère de David et sa femme, la fameuse Hélène, vivaient aussi dans l’immeuble et que, si cette dernière ne cautionnait pas le comportement de son beau-frère, son mari, lui, l’encourageait clairement en ce sens. Ils se tapaient parfois de bons fous-rire tous ensembles. Quoiqu’il en soit, ce matin-là, c’était elle qui l’emportait. Il soupira une fois de plus, espérant ne pas la croiser. Il n’était pas d’humeur.

Au bureau, un peu plus de quatre heures plus tard, son esprit n’était plus du tout à son horripilante voisine et tout aux chiffres qu’il traitait. Son client gérait tous les taux de TVA possibles et avec de l’import et de l’export, un vrai plaisir. Et pour couronner le tout, il était joyeusement bordélique, autant dire qu’avoir la totalité de ses factures tenait presque du miracle. Et ça gavait sérieusement Mathieu, ce n’était pas son taf à lui, mais ils étaient en sous-effectifs et il fallait bien que quelqu’un s’y colle et c’était pas l’autre tanche qui allait les sortir d’affaire.

Il soupira et ferma les yeux un instant. Ils fatiguaient à force d’être rivés sur l’écran. Des lignes, des colonnes encore et encore, à tel point que parfois, il ne parvenait plus à les distinguer. Il lui arrivait de les voir la nuit, option j’ai joué à Tetris toute la journée. Il s’étira légèrement et enregistra son fichier.

Un coup d’œil sur la droite pour constater que sa pile de boulot n’avait pas vraiment baissé. Il soupira. Un « toc » retentit à la porte de son bureau.

– Entrez, lança-t-il, s’accordant encore quelques secondes avant de relever le regard vers sa visiteuse, qui s’avéra à sa surprise être un visiteur.

Il lui fallut bien deux secondes pour atterrir avant qu’un sourire ne naisse sur ses lèvres. À la porte de son bureau se tenait le même livreur que la veille. Même livreur mais tenue plus sexy, ne put-il s’empêcher de remarquer. Le jeune homme avait troqué le pantacourt baggy pour un autre plus près du corps et le tee-shirt aussi s’était resserré, mettant en valeur un torse musclé, un ventre plat et de belles épaules, autant de choses qu’il avait notées la veille mais qui étaient ici bien plus visibles. Dans d’autres circonstances, il l’aurait sans doute dragué très ouvertement. Mais pas au boulot et s’il était franc, le côté bisexuel était un frein aussi. Pourtant et malgré ses résolutions, il ne put s’empêcher de lancer la conversation sur un ton badin.

–  Livré à même le bureau, vous avez le sens du service. Je suis impressionné !

– C’est pour compenser le retard d’hier, répondit le livreur.

– Vraiment ?

– Bien sûr !

L’expression sérieuse ne resta présente que le temps d’une respiration et rapidement les traits migrèrent vers un sourire amusé en réponse à la moue dubitative que Mathieu affichait.

– Non, en réalité, vos collègues m’ont informé que c’était vous qui signiez mon bordereau de livraison. Je n’avais pas d’autre choix que de venir vous débusquer.

Mathieu ne put s’empêcher de rire.

– Je me disais aussi !

Ludovic sourit. Il n’y avait pas à dire, il trouvait ce Mathieu tout aussi craquant que la veille. Un autre costume, une chemise bleu clair, une cravate mais négligemment relâchée, ce qu’il trouvait terriblement sexy et toujours ces deux boutons défaits et ce petit triangle de peau et de poils qui lui donnaient envie d’en découvrir plus, beaucoup plus. Là, maintenant, ce qu’il souhaitait, c’était lui faire le rentre-dedans du siècle.

– Je serais passé quand même, vous savez, répondit-il.

Ne serait-ce que pour me rincer l’œil, pensa-t-il très fort mais il se retint. Ce n’était pas moins direct que son « sexy » de la veille mais il préféra s’abstenir pour l’heure.

– Je ne voudrais pas que vous mouriez de faim sous le joug de votre boss, je suis pour le bien-être au boulot, choisit-il.

La remarque lui gagna un sourire.

– Vous faites partie d’une association ou un truc comme ça ?

– C’est ça le… Front de libération des employés opprimés !

– Le… FLEO… waouh. Vous êtes bien sûr du nom ?

Ludovic éclata de rire.

– Reconnaissez que ça a le mérite d’être clair !

– C’est certain.

– Donc votre acte militant à vous, ce n’est pas la lutte pour les trente-cinq heures et les avantages sociaux.

– Non, c’est surfait tout ça, confirma Ludovic. Le marché est déjà saturé !

Mathieu se recula dans son siège, secoué d’un léger rire que Ludovic trouva encore plus craquant. Il s’était approché du bureau, sur lequel il avait posé la nourriture et où ses mains s’appuyaient.

– Vous avez raison, la livraison en main propre, c’est nettement moins répandu. Un peu petit joueur si vous me le permettez !

– Hé comme vous y allez ! J’arrive à peine dans votre boite, laissez-moi un peu de temps pour mettre mon plan en action. Je ne peux pas tout révolutionner en un jour.

– Vous avez carrément un plan ?

– Un peu oui ! D’ici la fin de semaine, je vous force tous à manger dans votre coin détente, sans vos ordinateurs et sans vos dossiers.

Il appuya la déclaration d’un vif mouvement de tête.

– Ouh là, c’est ambitieux.

– Le début d’une révolution vous voulez dire !

Une fois de plus, ils échangèrent un regard complice et amusé.

– Notez, si mes collègues vous ont fait le même accueil qu’hier quand elles ont réalisé qu’elles avaient de la chair fraîche et jeune sous la main, je ne doute pas que vous parveniez à les scotcher dans la zone détente.

– Je ne sais pas si je dois vous remercier pour la comparaison avec de la garniture de saucisse.

– De la chair, on peut en mettre dans les tomates.

– Et les courgettes aussi si on joue à ça.

Et l’espace d’un instant, Ludovic jugea toutes ces analogies bien phalliques et se demanda s’il y avait un message inconscient là-dedans. De sa part en tout cas, il n’était que très, très moyennement inconscient en réalité.

– Quoi qu’il en soit, concernant vos collègues, il n’y a que des femmes ? remarqua-t-il au passage, j’avoue avoir réussi à en sortir plusieurs de leurs bureaux.

Et en effet, comme la veille, il avait été suivi par plusieurs d’entre elles et s’était amusé de les voir s’étonner que ce soit de nouveau lui qui vienne les livrer et d’à quel point c’était agréable. Et est-ce que ce serait toujours lui dorénavant ? avaient-elles ajouté. Parce que si elles avaient leur mot à dire, elles prenaient un abonnement. Une fois de plus, il s’était montré charmeur et  les avait fait glousser. Il aimait bien ça et sans doute était-ce facile parce qu’il n’y avait aucun enjeu. Aucune de ces femmes ne l’attirerait jamais. Il n’avait pas l’impression de devoir justifier de sa virilité auprès d’elles. Et elles jouaient le jeu elles aussi, c’était certain. La moitié devait être en couple mais c’était amusant. Et pendant qu’il paradait (et se récoltait un nouveau pourboire fort sympathique) il avait surveillé la porte. Il avait été déçu de ne pas voir son beau comptable pointer le bout de son nez. D’autant que la présence du même hamburger/frites que la veille lui avait fait espérer qu’il serait là. Ce qui était idiot vu qu’il y avait d’autres hamburgers dans la commande ce jour-là. Mais, il n’avait pas eu la possibilité de voir s’il était dans son bureau en passant devant, ce dernier n’était pas vitré et la porte était fermée. Ludovic avait donc été ravi quand une des jeunes femmes s’était proposée pour aller le prévenir. Il s’était empressé de l’interrompre en disant que c’était sur le chemin du retour et qu’il allait s’y arrêter. L’idée de pouvoir discuter, de nouveau, en tête à tête avec le charmant Mathieu  n’était pas faite pour lui déplaire, bien au contraire. C’était plus simple pour tâter le terrain, encore que là, la conversation avait sérieusement dévié.

– Il y a une majorité de femmes en effet, répondit Mathieu, et je ne doute pas une minute de votre réussite à les attirer hors de leurs bureaux, confirma-t-il en le détaillant de la tête aux pieds.

Ludovic sentit une agréable chaleur le parcourir sus ce regard.

– Merci, je prends ça pour un compliment. Ca rattrape la chair à saucisse.

– Mais je ne vous ai pas traité de chair à saucisse, vous déformez mes propos.

– Si vous le dites !

– J’insiste même !

Ils se sourirent et Ludovic pensa que ce type avait le sourire le plus craquant qui soit.

– En tout cas, reprit-il, je trouve flatteur de plaire à ses dames, pas vous ?

– C’est toujours bon pour l’égo en effet, acquiesça Mathieu.

Pas de « mais », un mais qui aurait pu ouvrir la voie à un « je suis déjà en couple », quand bien même Ludovic n’avait remarqué aucune photo de famille ou de femme dans le bureau, mais tout le monde n’affichait pas forcément sa vie privée au boulot. Ca aurait pu être aussi  un « je ne suis pas attiré par les femmes » qui lui aurait beaucoup plu et qui aurait bien collé avec les regards gourmands que Mathieu lui envoyait et qu’il avait du mal à analyser autrement que comme une attirance. Et puisqu’il avait bien envie d’avoir une réponse, il enchaina par un très subtil :

– Votre femme n’est pas jalouse de vous voir entourer de toute cette gente féminine ?

Ou l’art de pas y aller par quatre chemins.

– Je ne suis pas marié.

– Oui, enfin, femme, conjointe, copine,… ajouta-t-il l’air de rien.

Un petit sourire en coin éclaira le visage de Mathieu. Visiblement, sa pêche aux informations ne passait pas inaperçue. Il n’avait pas forcément prévu de s’en cacher.

– Je suis célibataire, donc pas de jalousie.

Une réponse sur deux, c’était pas mal. Et il avait la sensation que Mathieu n’irait pas au-delà. Et puisqu’il ne cherchait pas à le mettre mal à l’aise ou à le forcer à dire quelque chose qu’il cachait peut-être au bureau, il préféra s’arrêter là.

– Bon, je vais peut-être y aller. Je ne voudrais pas vous empêcher de manger.

– Je croyais que votre but était de nous forcer à faire une pause.

Le ton et le sourire de Mathieu était toujours avenant et Ludovic en fut rassuré au moins ne l’avait peut-être pas gêné avec ses questions.

– C’est déjà fait. Maintenant, je dois peaufiner mon plan de révolution.

– Et moi, finir ma tonne de boulot, répondit Mathieu en indiquant d’un mouvement de tête la pile de chemises à côté de lui.

– Vous en avez pour un moment.

– Oui ! Je vous signe votre reçu.

– Oh oui, j’allais oublier.

– Trop pris par vos plans de révolution ?

– Ca doit être ça, s’amusa Ludovic tout en pensant plans de séduction plutôt.

Il tendit le document à Mathieu qui le signa d’un geste habituel, rapide et sûr. Cela lui plut.

– En tout cas, bon peaufinage de plans, reprit Mathieu en le lui rendant. Je suis curieux de voir ce que vous allez mettre en œuvre pour demain.

– Vous verrez, vous verrez. J’ai…

Mais le téléphone sonna à cet instant.

– Ah, dit-il.

– Hum.

Mathieu décrocha.

– Mathieu Vasseur, dit-il alors qu’il posait le combiné contre son oreille. Oui, je vous écoute.

Il repoussa légèrement l’appareil.

–  Bonne fin de journée, chuchota-t-il.

– Vous aussi, répondit Ludovic.

– J’ai ça juste là, attendez.

Mathieu commença à fouiller dans une de ses piles de dossiers et Ludovic se résigna à le quitter. Il lui adressa un petit signe de main que Mathieu lui rendit, avant de prendre sa glacière. Il s’arracha à regret du bureau. Il le verrait le lendemain et au moins l’homme avait l’air curieux de le revoir lui aussi. C’était mieux que rien.

Laisser un commentaire